Comment déterminer si une insulte est sexiste, homophobe ou raciste ?
Dans le mécanisme de l’insulte, quelqu’un d’autre, et pas nous, choisit un trait de notre identité, que ce soit ethnique, sexuel, professionnel, etc. et nous réduit à ce trait identitaire. L’insulte relève d’une assignation identitaire parce que, la plupart du temps, les insultes relèvent des types suivants. D’abord, les ethnotypes (« bougnoule », « macaroni », « wallon », « flamouche »…). Puis, les sexotypes qui relèvent du sexisme, au sens large, (pas seulement au sens féministe du terme, si je dis à un homme « petite couille », c’est aussi une insulte sexiste même si le sexisme est historiquement attaché à la discrimination et à la stigmatisation des femmes). C’est donc tout ce qui relève des insultes à orientation sexuelle (« salope », « gouine », « pédé »…). Ensuite, les sociotypes, tout ce qui relève de l’ancrage socioprofessionnel et des stéréotypes, par exemple, avec « espèce de fonctionnaire » ou « paysan ». Et enfin, les ontotypes, où une caractéristique ontologise la personne. Par exemple, appeler une personne forte « le gros » ou bien le gardien au foot qui laisse passer des buts qui va devenir « la passoire ».
Je vois l’insulte comme dans un petit théâtre avec l’insulteur·se et l’insulté·e, l’insulte elle-même, le contexte où elle est proférée et la mémoire. Et c’est une combinatoire de tous ces éléments qui fait qu’on peut dire si on est face à une insulte sexiste, homophobe, raciste ou non. Car l’insulte se situe toujours dans un contexte. Suivant le contexte, elle peut être plus ou moins grave, elle peut même être acceptée dans un certain contexte négocié. Ainsi, dans l’intimité, on peut par exemple avoir des appellatifs type « ma salope » qui peuvent être acceptés parce qu’ils ont été négociés, de façon implicite ou explicite. Mais, quand on est dans l’espace public, et pour moi, c’est là que ça se joue, il y a une responsabilité, notamment des personnages publics aujourd’hui, qui ont le devoir de policer leur langage, de ne pas s’autoriser les insultes et le mépris. Dans les espaces publics régulés entre les citoyens et les citoyennes, il doit y avoir un respect et une éthique langagière.
Ne serait-ce que parce que les réseaux sociaux permettent que se déverse sur le net une série de choses qu’il serait impossible de dire dans les rapports interindividuels. On a d’ailleurs connu une sorte d’inversion totale puisqu’avant on disait des choses à l’oral, mais on ne les écrivait pas…
Est-ce que, comme Judith Butler l’affirme, ce qui est socialement violent dans l’insulte, ce n’est pas tant le terme haineux en lui-même que leur répétition ?
Tout à fait, il y a des minorités aujourd’hui qui sont harcelées, car les insultes sont répétitives. Car quand on parle de harcèlement dans la sphère publique pour les femmes, ce n’est pas la répétition d’une seule personne, c’est une répétition sociale : une femme ou quelqu’un de la communauté LGBTQ va ainsi être insulté très régulièrement et par de nombreuses personnes.
L’insulte vient d’ailleurs aussi répéter ou redoubler d’autres discriminations. Typiquement, quelqu’un de racisé, qui se voit par exemple refuser un travail ou un logement à cause de sa couleur de peau et qui en plus subit une insulte raciste dans la rue…
En effet, dans le domaine, on réfléchit en termes d’intersectionnalité, je mêle toujours le classisme, le racisme, le sexisme, puisqu’il y a des cumulards face à l’insulte. Dans l’expo « Salopes ! », c’est le genre de questions que je voulais poser : est-ce que Marie-Antoinette se fait insulter parce qu’elle est une femme ? Parce qu’elle est Autrichienne ? Jeune ? En fait, ça se superpose.
« Con » est-il une insulte sexiste ?
Si étymologiquement, « con » désigne le sexe féminin, aujourd’hui, il est appliqué à tout une série de comportements sociaux très différents, on peut dire que chacun a son « con » ou sa « conne ». La connotation sexuelle n’est plus là dans ce terme sans doute parce qu’il est très polysémique et très utilisé. L’évolution du langage fait que certaines insultes restent très situées comme « salope » qui est très connotée sexuellement et moralement (le coté manipulatrice) alors que « con » ne porte pas nécessairement avec lui le poids de son passé. La mémoire de l’insulte est extrêmement importante pour son sens.
Alors, parfois, ça peut être problématique. Dans le Petit traité, je cite cet extrait du film Le goût des autres, où l’un des personnages dit « pédé » en l’utilisant dans le sens de « con » dans une discussion avec deux personnes homosexuelles qui vont lui rétorquer « des pédés comme nous tu veux dire ? » comme pour l’inviter à réfléchir à son propos.
Des termes comme « fillette », « tapette » ou « femmelette » renvoient-ils à une seule masculinité possible ?
Je suis en train de travailler sur les insultes dans le sport, où même un terme comme « fragile » est très mal vécu. On a quand même dans le milieu sportif un principe de la virilité qui rend très compliquée l’expression éventuelle d’une homosexualité. Là, oui c’est clair, ces termes font partie d’un système qui reproduit le modèle hétéronormé.
Un terme comme « enculé » conserve-t-il une charge homophobe ?
On traite rarement une femme d’enculée… Je pense que la charge homophobe reste, c’est une insulte qui reste sexuelle. Et on sait, le sexe continue quand même d’être un tabou social. Même si des supporters de foot qui scandent « arbitre enculé » dans un stade ne pensent pas à la charge homophobe. Mais, on peut la véhiculer malgré soi. C’est d’ailleurs le propre des stéréotypes, on continue à les colporter sur la place publique en les énonçant. C’est pourquoi je pense qu’il faut continuer à s’interroger sur cette charge qu’on transporte malgré soi, de stéréotypes négatifs et d’assignation qui sont véhiculés par ces mots-là.
Et s’interroger sur ce que ça veut dire doit-il aller jusqu’à purger son vocabulaire de certains mots, chercher des substituts ?
On le fait déjà lorsque les enfants disent « putain » et qu’on leur demande de dire « purée », parce qu’on se dit que socialement, il faudrait qu’ils ne disent pas ce mot-là… Même si par ailleurs, on sait que « putain » est une espèce d’interjection qui n’a plus du tout une signification en tant que telle et qu’il s’agit surtout là de prendre un registre un peu grossier pour ponctuer son langage.
Mais, oui, l’idée c’est bien de réfléchir à ce qu’on dit. Pourquoi ne pas faire attention ? C’est respecter l’autre. C’est à chacun de s’autoréguler, suivant les contextes. Il s’agirait donc, non pas, de dresser une liste des mots qu’on ne peut plus dire comme avec le politiquement correct, mais de développer une sorte d’éthique du langage qui invite chacun à réfléchir à ce qu’il dit, de se rendre compte que les mots peuvent conserver une charge sémantique ou une mémoire, même si certains peuvent occulter leur sens de base à force d’être utilisés, comme avec « enculé » au foot. Ainsi, ce serait arriver à se dire qu’en utilisant ce terme comme insulte, on critique quelque chose, qui peut être une pratique sexuelle, qui a historiquement été punie et reste tabou, que les hétérosexuels pratiquent d’ailleurs aussi, etc.
Quelle riposte possible à l’insulte sexiste, raciste ou homophobe ?
Il y a d’abord la riposte directe, insulter en retour. Mais le problème, c’est qu’à partir du moment où on commence à être dans un vocabulaire insultant, on entre dans une montée en tension qui va développer de toute façon de la violence verbale voire physique : l’insulte est souvent la prémisse aux coups (et non un exutoire à ceux-ci).
On a également le retournement du stigmate qui consiste à prendre comme un mot-slogan le mot-insulte dont on a été affublé. On peut penser aux « slutwalks » [« marche des salopes »] féministes ou aux militants homosexuels qui se revendiquent « pédés et fiers de l’être ». Ce qui ne date pas d’hier : des termes comme « trotskystes » en politique ou « impressionnistes » en art sont par exemple au départ des insultes qui ont été retournées et revendiquées par les insultés.
Ce que je défends plutôt, comme riposte à l’insulte, c’est l’éloquence à la manière d’une Christiane Taubira qui répond aux insultes racistes par un poème. C’est peut-être une position aristocratique mais je pense qu’on peut éduquer à l’éloquence à l’école, que c’est envisageable d’apprendre à répondre des beaux mots à des gros mots.
Vous avez dit que l’insulte était un bon baromètre de ce qu’on accepte dans une société. Quelle est la tendance actuellement ?
On est dans un grand écart. D’un côté, on est devenu hyper susceptible, les réseaux sociaux nous le montrent en jouant le rôle d’une espèce de police : on ne supporte plus rien. Et je me mets dans le « on ». Mais en fait, si on est comme ça, c’est peut-être parce qu’on s’est mis à regarder le monde de façon un peu plus politique, à se poser des questions sur telles ou telles publicités ou discours, on est plus attentif à ça. C’est plutôt une bonne chose. Et d’un autre côté, il y a cette question de la liberté d’expression, qui s’exprime aussi sur les réseaux sociaux où on veut conserver la possibilité de dire ce qu’on et où on ne supporte pas d’être censuré. On est donc dans une tension extrême entre un « on ne peut pas dire n’importe quoi » et un « laissez-moi dire ce que je veux ». Et on doit trouver des curseurs.
En la matière, les réseaux sociaux jouent comme un véritable laboratoire. Pendant longtemps, on a plutôt été dans l’examen des intentions de l’insulteur qui peut dire « mais je n’avais pas l’intention de te blesser » en écoutant moins l’insulté qui lui pouvait dire « oui, mais moi, j’ai été blessé ». Aujourd’hui, ce qui a changé, c’est qu’on écoute un peu plus l’insulté. Ce qui permet tout un jeu de négociation sémantique entre celui/celle qui dit et celui/celle qui reçoit. C’est vraiment au cas par cas, et progressivement, en s’intéressant à ce qui se dit et à sa portée, dans une négociation permanente, qu’on pourra construire cette éthique sociolangagière.
Dernier ouvrage paru : De l’insulte… aux femmes (Éditions 180°, 2017)