Sur votre blog, vous pointez le fait que le terme « harcèlement sexuel » est une création relativement récente, d’abord conceptualisé dans les milieux féministes puis devenu une catégorie pénale. La création de mots par des militantes peut donc avoir des conséquences très concrètes ?
« Harcèlement sexuel » est une catégorie proposée par des féministes travaillant sur le droit qui se sont rendu compte que pour pouvoir légiférer sur ces questions-là, il fallait tout simplement un mot pour désigner un phénomène qu’on ne savait pas qualifier auparavant, même si tout le monde savait évidemment qu’il existait. On a en effet besoin de mots, de catégories de pensée pour pouvoir faire sens de nos expériences. Ça a d’ailleurs été une grande partie du travail féministe des dernières décennies que de créer et diffuser des mots. Pensons seulement à l’émergence du mot « sexisme », qui n’existait pas jusqu’aux années 60. Il a été formé sur le modèle du mot « racisme » pour exprimer la discrimination en fonction du sexe. Mais aussi à la catégorie du « viol conjugal », une catégorie de pensée récente que jusqu’à peu on nommait « devoir conjugal ». On a besoin de ces catégories de pensée pour pouvoir penser le monde et pour pouvoir agir sur lui en retour.
Dans mes recherches sur les discours féministes en ligne, j’ai pu travailler sur le parcours du mot mansplaining [Contraction entre le terme « man » (homme) et « explaining » (explication) qui désigne la situation où un homme va expliquer quelque chose à une femme de manière condescendante et paternaliste NDLR] qui a émergé ces dernières années et est à présent très courant en anglais. Il est parfois traduit par « mecsplication » en français. C’est typiquement un mot qui émerge dans les milieux féministes et qui se diffuse au-delà des cercles militants lorsque le discours médiatique, le discours de presse s’en empare.
Le militantisme féministe passe autant par la création de mots nouveaux que par le fait de se débarrasser de mots qui posent problème pour mettre en place les changements nécessaires. Il s’agit donc également d’identifier des mots qui ne devraient plus exister comme « mademoiselle » dans les formulaires administratifs ou « crime passionnel » dans les discours médiatiques. Même si je ne dirais jamais qu’il ne s’agit que d’une question de mots, il s’agit aussi d’une question de mots.
Est-ce que la vague #MeToo qui a vu se multiplier les témoignages en ligne d’agressions sexuelles subies par des femmes aurait pu avoir lieu sans le dispositif technique lui-même ? Que ce soit le mot-dièse #MeToo lui-même, le format ou la diffusion des témoignages sur les réseaux sociaux numériques ?
Il n’y aurait certainement pas eu des mobilisations de cette ampleur sans les moyens permis par le web 2.0. Il faut vraiment saisir la nouveauté que constituent ces mobilisations collectives en ligne (même si elles ne se déroulent jamais seulement en ligne). La mobilisation des hashtags comme moyen d’organisation, c’est quelque chose qui a été observé à de multiples reprises et sur différents sujets, des révolutions arabes aux #BlackLivesMatters des militants afro-américains luttant contre les violences policières aux États-Unis. Il faut absolument mesurer la part que jouent les technologies aujourd’hui dans les luttes. On peut à cet égard noter que les hashtags, en tant qu’instruments politiques et militants, sont utilisés à la fois comme un outil d’organisation pour les mobilisations collectives et comme slogans. Il y a donc d’une part la dimension organisationnelle : on va se rallier autour d’une bannière pour discuter de ce qu’on fait et de comment on le fait. Et puis, il y a d’autre part la dimension sloganesque qui préexiste évidemment à internet, dans une certaine réinvention. Ainsi, quand les gens citent #MeToo ou #BalanceTonPorc, ils énoncent en fait des slogans avec des hashtags.
Après, il ne faut pas non plus tomber dans l’excès inverse qui consisterait à dire que c’est entièrement nouveau. Car #MeToo se fonde sur des décennies de pratique militante du groupe de parole. Une pratique du témoignage qui débute dans les années 60 et 70 et qui conduit du partage d’expériences à la prise de conscience, puis à mobilisation collective. Aujourd’hui, même si le web a profondément métamorphosé ces pratiques, on peut clairement discerner une continuité. Le fond est en effet toujours là : réaliser que ces expériences qui nous interpellent dans notre individualité, notre corps, notre intimité et notre sécurité corporelle personnelle sont en fait partagées et que ces problèmes-là sont donc profondément collectifs et fondamentalement politiques. La seule solution possible étant donc une solution politique et non une réponse personnelle. C’est le moi, l’individu, et puis c’est le aussi, le collectif. Ce sont les deux en même temps.
Et si ce hashtag, et tout ce qui est venu avec, a connu autant d’ampleur, c’est également parce qu’il y a eu tout un travail effectué en amont : tous les outils étaient là pour comprendre ce qui se passait. Ainsi, dire « les frotteurs du métro = une agression sexuelle » n’est pas une équation qui est apparue au moment de #MeToo. Mais elle s’est faite pour beaucoup de gens à ce moment-là parce qu’auparavant, un énorme travail avait été réalisé sur la question. Ce sont des décennies d’information, de militantisme, de changements qui peuvent paraitre vraiment minuscules et laborieux, avec des moments où on a parfois l’impression qu’on revient en arrière… mais à la faveur d’un moment comme celui de #MeToo, on se rend compte qu’en fait, tout ça a bel et bien eu des effets profonds.
Comment le discours anti-genre s’attaque-t-il à tous ces nouveaux termes issus du champ féministe ?
Les batailles sémantiques portent à la fois sur les mots qu’on utilise respectivement, et, lorsqu’on partage les mêmes mots, sur la définition qu’on va leur donner.
Ainsi, un terme comme « théorie du genre » appartient au discours anti-genre tandis que celui de « cissexisme » [une forme de sexisme pratiqué par des personnes cisgenres – personnes qui s’identifient au genre qui leur a été assigné à la naissance — à l’encontre de personnes transgenres NDLR] appartient au discours militant féministe et LGBT. Il y a donc une séparation relativement claire entre ces deux sphères et chacun rejette et critique les mots de l’autre.
Et puis, il y a des mots que tout le monde utilise, quel que soit son camp, comme « mariage » ou « égalité ». À partir de ce moment-là, la question ne va pas être de savoir si on accepte ce mot ou pas, mais bien quelle définition on lui donne. Le mot égalité était au cœur des argumentations pro-Mariage pour tous : c’est une question d’égalité c’est-à-dire d’égalité des droits. Du côté des anti, on va trouver des termes comme « égalitarisme » ou « égalité à outrance », qui impliquent bizarrement que l’égalité a des degrés. Beaucoup insistent également sur le fait que différence (entre les sexes, mais aussi entre les statuts juridiques des individus) ne signifie pas inégalité – l’idée étant que les pro-Mariage pour tous, les militant·e·s LGBT et féministes rejetteraient toute différence au nom du principe d’égalité. Enfin, les « anti-genre » avancent souvent que des termes comme « égalité hommes/femmes », « égalité filles/garçons », apparemment consensuels, sont en fait utilisés par le gouvernement (socialiste à l’époque) pour masquer leur objectif véritable, à savoir : imposer la « théorie du genre ».
Ces nouveaux termes sont puissants quand on les connait, quand on sait les utiliser. En même temps, est-ce que leur aspect parfois technique ou relevant d’un certain jargon ne freine pas leur usage par le grand public ?
Tous les domaines ont leur jargon. Le militantisme féministe a le sien et il y a des mots qui ne quitteront jamais le giron féministe ou LGBT. Ce sont des mots qui peuvent être utiles à un moment donné comme catégorie militante même s’ils sont complexes. Après, il ne faut pas non plus sous-estimer la capacité de la langue à évoluer et à intégrer de nouveaux termes et catégories. Qu’on pense seulement au terme de genre, mot plutôt complexe et qui a tout de même connu un certain succès, bien loin des seules sphères militantes. C’est possible que « cissexisme » reste trop jargonnant, par contre « grossophobie » commence à trouver un certain écho dans la presse. Or, plus les articles de presse vont utiliser un mot, plus les gens vont les reconnaitre. On a besoin de jargon et on doit en tout cas expérimenter avec les mots.
Le mot « grossophobie » a une efficacité politique importante. Ça peut être une stratégie discursive militante de diffuser des mots très impactants ?
En anglais, un terme comme « grossophobie », traduit par fatphobia, on appelle ça des mots « in your face », des mots « coup de poing ». Il y a cette revendication de la part d’une partie des militants de se dire et de s’affirmer comme fat, comme grosse plutôt que d’utiliser des euphémismes comme « personnes fortes » ou « en surpoids ». On va alors brandir ces mots-là comme des armes. Ça s’inscrit évidemment dans une tradition de resignification : se saisir d’un mot qui était une insulte ou qui était devenu une insulte, et, en l’utilisant soi-même à propos de soi, lui donner un autre sens et une signification politique très forte.
Dans les luttes féministes, est-ce qu’il y a quelque chose qui se joue du côté des mots pour qu’on puisse définir, rendre possible, favoriser l’émergence d’autres masculinités possibles ou d’autres manières d’être en rapport entre les sexes ?
Lutter contre la masculinité toxique et donner la place à d’autres formes de masculinité est un enjeu extrêmement important. Le terme de « masculinité toxique » lui-même a dépassé les seuls cercles militants et il est utilisé de manière relativement fréquente dans les médias anglophones. Il permet de rendre visible ce que la sociologue Raewyn Connell nommait la masculinité hégémonique, celle qui domine d’autres masculinités possibles. Ça passe aussi par une déconstruction de l’idéologie de la virilité, le virilisme.
On peut également penser au mot « privilège » qui est devenu ces dernières années un mot très important dans les discours militants (« White privilege », « Male privilege »…). Un terme souvent mal compris, compliqué à expliquer et surtout compliqué à admettre… Il est en effet très difficile de demander à un dominant d’admettre l’existence de son privilège. Sachant que l’idée n’est pas de culpabiliser mais bien, pour celui qui en bénéficie, de reconnaitre qu’il est privilégié, puis d’essayer d’y renoncer, et d’arriver à se dire qu’il va même lutter pour que ce privilège n’existe plus. C’est notamment ce travail qu’on demande aux hommes.
Le féminisme, en sept slogans et citations
Ouvrage d’information graphique réalisé avec Thomas Mathieu aux pinceaux (auteur ente autres BD de la série Les Crocodiles), ce livre paru aux Editions du Lombard présente une vue d’ensemble du féminisme - ou plutôt des féminismes - à partir de sept citations ou slogans, de manière concise mais précise, argumentée mais plaisante à lire. Il en déroule ses protagonistes, ses figures, ses théories, ses pratiques et ses moments forts, combats et résistances, au Nord comme au Sud. Il donne aussi des clefs pour appréhender les thématiques et mots du genre, de la pensée LGBTQI, du féminisme antiraciste, ainsi que de leurs auteurs et autrices. Une très bonne entrée en matière ou rappel sur le mouvement féministe. (Aurélien Berthier)