Le marketing émotionnel ou le piège de l’appel à la raison
Dans La Stratégie de l’émotion, Anne-Sophie Robert dénonce « l’invasion de l’espace social par l’émotion », cet « état de surgissement lacrymal »1qui représenterait une menace majeure et négligée pour notre système démocratique. Le registre émotionnel s’est imposé partout dans les discours médiatiques, politiques et jusque dans le traitement des affaires judiciaires mettant en avant la figure de la victime. De nombreux enjeux, migratoires, climatiques ou touchant aux guerres sont traités uniquement de manière à attirer la pitié, la compassion, dans la logique d’une société du spectacle et empêchant une gestion efficace et pertinente des situations. Pleurer n’est pas débattre, et l’un prend souvent la place de l’autre. En bref, une multitude de mécanismes insidieux utiliseraient les émotions à des fins stratégiques de manipulation et d’abrutissement des masses rendues larmoyantes. Les émotions seraient une barrière à la pensée, un facteur de passivité. Mais ces émotions qui nous envahissent, instrumentalisées et désincorporées, sont-elles encore des émotions ?
Tout en affirmant l’importance de la pensée scientifique, la sociologue Aurélie Jeantet démontre que la prise en compte des émotions, longtemps exclues du champ de la recherche permet de penser l’individu de manière plus juste, plus ancrée dans son lien avec le social. C’est justement parce qu’elles incarnent une forme de désordre qu’elles sont subversives puisque jamais complètement prévisibles, et donc jamais complètement manipulées2. Ce n’est pas tant les émotions en elles-mêmes qu’il convient de condamner mais plutôt faut-il chercher à déconstruire les stratégies discursives qui visent à les vider de leur contenu. Lorsqu’une entreprise engage un chief hapiness pour organiser des afterworks afin de vous faire oublier les heures supplémentaires, ou qu’un·e journaliste demande abusivement à une personnalité politique son « sentiment » sur tel ou tel évènement, ce n’est pas vraiment de bonheur ou de sentiment qu’il s’agit.
Anne-Sophie Robert évoque très brièvement à la fin de son ouvrage la nécessité d’« une reconquête des mots » mais elle insiste surtout sur un nécessaire retour à la raison, qui aurait été déclassée. Or, cette vision qui oppose, mais également hiérarchise, raison et émotion3 participe d’une autre stratégie discursive néfaste. En effet, combien de fois n’a‑t-on entendu assener les mots-couperets de passions ou d’irrationalité pour décrédibiliser des mobilisations sociales qui sortaient un peu du cadre ? Insister sur cette opposition entre raison et émotion, au lieu de véritablement déconstruire le cynisme hypocrite des discours, renforce les vieilles catégories qui sont aux fondements mêmes de notre société capitaliste, néolibérale et patriarcale.
Le retour à la raison, ou comment museler les alternatives
Lorsque le mouvement des Gilets jaunes éclate en France, les milieux politiques et médiatiques sont soudain tous tombés d’accord, comme on peut le voir dans par exemple dans cet article emblématique, pour rappeler les manifestants « à la raison » et les faire passer uniformément pour une armée de crétins avides de destruction, occultant massivement les voix qui tentaient d’analyser ce mouvement spontané4
On a notamment reproché aux Gilets jaunes de ne pas réussir à formuler des revendications claires et synthétiques, de refuser de se faire représenter par des porte-paroles officiels, de ne pas se laisser impressionner — ou presque — par l’arsenal quasi-militaire déployé contre les cortèges de manifestant·es. L’illisibilité du mouvement, due à l’agrégation d’individus aux aspirations et idéologies quelques fois contradictoires, a pu être donnée à lire comme une simple tentative de déstabilisation. Mais la déstabilisation ne peut-elle devenir une fin en soi lorsque l’ensemble du système est vicié ? Ainsi, c’est la sortie du cadre habituel qui est assimilée à une absence de raison et « l’irrationalité » de la mobilisation a justifié les tentatives de faire s’évanouir le malaise social et démocratique sous une violence disproportionnée et des nuages de gaz lacrymogènes.
Derrière l’argument de la rationalité ne se cache souvent rien de moins que l’imposition d’une pensée unique. Dans un article publié dans la revue Terrestres, Igor Babou et Joëlle Lemarec démontrent comment la raison scientifique qui aujourd’hui nous permet d’entrevoir l’effondrement d’un système reposant sur une surexploitation des ressources naturelles est également celle qui a contribué à le provoquer. Les auteur·es notent que toute tentative de production d’une autre rationalité, de modalités différentes d’exercice de la pensée critique sont écrasées et noyées sous un déluge de gaz lacrymogènes ou l’envoi de blindés comme ce fut le cas avec la destruction des habitations de la ZAD de Notre-Dame des Landes en France, afin de « rendre [ces alternatives] impensables, inimaginables, inexistantes. »
Dépasser l’opposition raison/émotion
Il ne s’agit pas pour nous de savoir si raison et émotion s’opposent ou se complètent5 ni de prendre parti mais bien plutôt de déconstruire les stratégies discursives antidémocratiques qui se servent de l’une ou de l’autre. Déplacer le débat en soulignant comment ce paradigme de pensée binaire porte avec lui des fondements du modèle dominant, structuré par une série de termes dichotomiques se répondant entre eux (raison-émotion, masculin-féminin, culture-nature, individu-société…). Les femmes sont encore souvent aujourd’hui renvoyées du côté de l’émotion et de la sensibilité, du corps aussi, donc de la nature dans sa dimension sauvage. Les hommes, eux, ont l’apanage de la raison et de la pensée, du contrôle de soi. La pensée et les propositions de l’écoféminisme reposent notamment sur cette idée que les femmes et la nature sont sous le joug d’une même force de domination qui les considère comme des ressources passives à exploiter.
Se remettre à réfléchir oui, mais aussi reconnaitre notre capacité à sentir et à nous réapproprier les émotions et surtout, les moyens d’expression. Une émotion, tout comme la raison, n’a rien d’universel, de « naturel » ou de parfaitement spontané, mais est bien rendue possible, dans notre capacité à la sentir et à la formuler, par un fait de culture6. Laisser la place à d’autres rationalités c’est aussi retravailler la possibilité de sentir mais aussi d’exprimer, de formuler. Comme le souligne Bruno Latour, « la situation n’est pas meilleure, hélas, chez ceux qui se vantent d’être restés des “esprits rationnels”, qui s’indignent de l’indifférence au fait du roi Ubu, ou qui flétrissent la stupidité des masses ignares. Ceux-là continuent de croire que les faits tiennent tout seuls, sans monde partagé, sans institution, sans vie publique, et qu’il suffirait de ramener tout ce bon peuple dans une bonne salle de classe à l’ancienne, avec tableau noir et devoir sur table pour que triomphe enfin la raison. […] La question n’est pas de savoir comment réparer les défauts de la pensée, mais comment partager la même culture, faire face aux mêmes enjeux, devant un paysage que l’on peut explorer de concert. »7
D’où sa proposition d’abandonner les antagonismes qui continuent d’opposer le local et le global, la droite et la gauche, et nous ajoutons, la raison et l’émotion. Il conceptualise le Hors-sol et le Terrestre pour repolariser autrement le champ de la politique et faciliter ainsi une mobilisation plus efficace. À partir de là, Latour suggère de repenser notre vocabulaire soulignant le fait que certains termes sont des barrières à cause en effet de la trop grande charge émotionnelle qu’ils comportent (extrême droite, ultra-gauche, gauchisme, populisme…). Ainsi écrit-il « les émotions seront redistribuées par la réorientation de la boussole politique ».
Et alors, peut-être pourront faire l’expérience de la continuité qui existe entre le sentir, le penser et le faire et, pour reprendre les mots de Marielle Macé, transformer la sidération, qui « enclos dans l’émotion », en de la considération ; lui préférer l’observation, l’attention, la prévenance, l’estime « pour rouvrir un rapport, une proximité, une possibilité »8
- La stratégie de l’émotion, Anne-Sophie Robert, Lux, 2018. Voir notre chronique de ce livre ici.
- Aurélie Jeantet, Les émotions au travail, CNRS Editions, 2018.
- Anne-Sophie Robert reconnait dans un premier temps qu’on ne peut séparer complètement la raison des émotions, notamment lorsqu’il s’agit de susciter des mobilisations politiques et elle cite pour cela Frédéric Lordon et la pensée qu’il développe sur les nécessaires affects préalables à l’action politiques. Mais, in fine, elle les renvoie dos à dos.
- Voir l’analyse de Noiriel pour une remise en perspective historique du mouvement et une analyse des enjeux de langage et de définition de soi : https://noiriel.wordpress.com/2018/11/21/les-gilets-jaunes-et-les-lecons-de-lhistoire.
- Voir à ce sujet l’article « Ne pas se tromper colère » de Jean Cornil dans le n° 50 d’Agir par la culture.
- Vinciane Despret, Ces émotions qui nous fabriquent, ethnopsychologie des émotions, Les empêcheurs de penser en rond, 1999.
- Bruno Latour, Où atterrir ? Comment s’orienter en politique, La Découverte, 2017.
- Marielle Macé, Sidérer, considérer – Migrants en France, Verdier, 2017.