Le Concours Eurovision de la chanson organise depuis 1956 une compétition entre États à travers des artistes sélectionnés par ceux-ci. De cette logique fondée sur une représentation nationale découlent inévitablement des enjeux politiques. Politiques dans le concours lui-même, comme nous l’avons analysé dans notre précédent article. Mais aussi dans la manière dont les États gèrent leur participation ainsi que son impact sur leurs relations.
UNE SCÈNE POUR LES TENSIONS GÉOPOLITIQUES
Le premier de ces aspects géopolitiques, reconnu même par les réactionnaires se plaignant à chaque édition du caractère « trop politique » de l’Eurovision, apparait dans ce que le géographe Jean-François Gleyze appelle les « sur-votes ». Soit l’attribution d’un nombre élevé de points entre pays proches géographiquement et culturellement. Si l’on ne peut parler d’alliances objectives, il existe bien des blocs de pays qui se soutiennent à chaque édition.
Mais ce sont évidemment tous les désaccords, tensions et conflits géopolitiques entre États qui s’invitent souvent aux différentes éditions comme le montrent nombre d’incidents.
Ainsi, en 1978, les pays arabes ont censuré la diffusion télévisée de la victoire d’Israël. Par la suite, plusieurs pays ont boycotté l’organisation de l’Eurovision en Israël après ses victoires, allant jusqu’au retrait du concours pour le Maroc ou le Liban. D’autres pays ont fait pression sur Israël pour que l’évènement prenne place à Tel-Aviv et pas à Jérusalem.
Autre espace géopolitique régulièrement secoué de tensions durant l’Eurovision, les pays issus de l’URSS y expriment régulièrement leur contestation de l’influence russe. On peut citer le retrait de la Géorgie en 2009 qui refusait de changer les paroles de sa chanson sélectionnée, « We Don’t Wanna Put In », allusion transparente à l’invasion de ses territoires séparatistes menée par la Russie l’année précédente. Ou encore la chanson choisie par l’Ukraine en 2016, deux années après l’annexion de la Crimée par la Russie, évoquant la déportation des Tatars par le régime de Staline. Russie dont la représentante fut interdite de séjour en Ukraine pour l’édition 2017 car elle s’était produite en Crimée. Avant d’être exclue de l’Eurovision en 2022 après l’invasion de son voisin.
On le voit, plusieurs pays de taille ou d’influence modestes utilisent l’Eurovision pour critiquer les ingérences poutiniennes. Bien consciente de l’influence du concours de chanson, la Russie a relancé au milieu des années 2010 « Intervision », évènement concurrent durant pendant la Guerre froide, pour y déployer un espace de soft power sans critiques ni contestations.
FAÇONNER SON « NATION BRANDING »
Car l’Eurovision est bien un espace de soft power, un évènement d’affirmation à l’international, particulièrement utilisé par les plus petits États d’Europe, ceux qui ne font pas partie du Big Five. L’Azerbaïdjan y affiche par exemple un visage bien différent de celui d’une des dictatures les plus dures de l’ex-URSS.
Plus généralement, et dit en termes de marketing, l’Eurovision permet aux pays de construire leur « nation branding », c’est-à-dire l’image qu’ils souhaitent renvoyer d’eux-mêmes à l’international. Comme la RFA qui a choisi en 1956 un survivant des camps de concentration nazis comme représentant afin de se différencier de ce passé récent.
Dans cette optique, Israël a, depuis la victoire de Dana International en 1998, beaucoup misé sur la participation d’artistes LGBTQ+ qui participe à une stratégie de « pinkwashing » plus large. Celle-ci contraste avec la présence de ministres homophobes dans différents de son gouvernement actuel.
L’Europe Centrale quant à elle s’est particulièrement investie dans ce nation branding au sein de l’Eurovision. Une volonté d’affirmer à la fois son identité et son ancrage européens tout en contestant l’influence passée et présente du voisin russe, comme nous l’avons évoqué ci-dessus.
On notera qu’ici le soft power exercé qui pousse ces pays, et d’autres hors de l’espace géographique européen (Australie, Israël, Géorgie, Azerbaïdjan…), à s’affirmer via l’Eurovision ne relève pas de nations mais de l’Union européenne à laquelle le concours de chansons est relié. Cette affirmation passe notamment par le souci de construire une image de modernité et d’intégration à la mondialisation qui s’incarne dans l’usage majoritaire de l’anglais et la domination de l’électropop comme genre musical. Ce n’est d’ailleurs pas le moindre des paradoxes pour l’Eurovision d’affirmer cette mondialisation et de célébrer le folklore régional des pays participants dans un mélange déroutant et parfois incohérent.
UN MOYEN DE PRESSION CITOYEN
Les États ne sont d’ailleurs pas les seuls à s’impliquer dans les enjeux géopolitiques du concours de chansons, les citoyen·nes aussi agissent durant l’évènement pour faire avancer leurs idées ou aboutir leurs revendications. En 1964, la participation de l’Espagne et du Portugal dictatoriaux fut vivement critiquée, de nombreuses voix appelant à leur exclusion de la cérémonie. Un militant arriva même à se faufiler sur scène entre deux chansons pour y déployer sa banderole « Boycott Franco and Salazar ».
De la même manière, la présence d’Israël au concours fut régulièrement contestée par des pressions citoyennes auprès des différentes instances nationales de diffusion. Jusqu’à l’édition de 2024, se déroulant pendant l’invasion de la bande de Gaza, qui vit le défilé de plusieurs manifestations en Europe demandant l’annulation de la venue de la délégation israélienne, l’envoi de centaines d’emails auprès de la télévision irlandaise pour exiger son retrait de la compétition et la présence massive de manifestants dans la ville accueillant l’Eurovision.
Preuve s’il en est que derrière les paillettes, se déploie non seulement le Grand Jeu des États mais retentit aussi le cri des citoyen·nes.
Retrouvez les autres épisodes de cette série consacré à l'Eurovision :
Ep. 1 - "L’Eurovision a toujours été politique"
Ep. 2 - "Géopolitique des paillettes"