Face à la montée de l’extrême droite, proposer un imaginaire combatif

Illustration : Théodora Jacobs

Com­ment peut-on ali­men­ter un contre-dis­cours face à celui que l’extrême droite pro­page aujourd’hui ? Quelles repré­sen­ta­tions mobi­li­ser aujourd’hui pour ancrer le front anti­fas­ciste et faire réson­ner son mes­sage dans les esprits ? Cela passe par dif­fu­ser des hori­zons anti­ca­pi­ta­listes et de soli­da­ri­té pleine et pro­fi­table pour tous·tes. Mais aus­si des moyens de les construire ensemble.

Face à l’extrême droi­ti­sa­tion de la droite belge fran­co­phone impul­sée par George-Louis Bou­chez, il nous faut direc­te­ment pré­ci­ser un pre­mier aspect d’un ima­gi­naire posi­tif anti­fas­ciste. Au risque d’énoncer une évi­dence : on ne com­bat pas l’extrême droite en repre­nant ses thé­ma­tiques et en appli­quant son pro­gramme. On ne peut mener une lutte anti­fas­ciste en repre­nant la vision de la socié­té de l’extrême droite car le pro­jet anti­fas­ciste est son exact oppo­sé. Il est donc indis­pen­sable, et c’est le tra­vail fait par les col­lec­tifs s’assumant plei­ne­ment anti­fas­cistes jusque dans leur déno­mi­na­tion, de tenir fer­me­ment les posi­tions face à l’adversaire et d’être intran­si­geants tant sur la forme que sur le fonds. Dénon­cer par­tout et sys­té­ma­ti­que­ment, encore plus quand c’est dans le camp pro­gres­siste, les pro­pos, idées et atti­tudes d’extrême droite. Empê­cher, y com­pris phy­si­que­ment, l’extrême droite de se réunir, d’occuper l’espace public, d’y appo­ser ses slo­gans et sym­boles… C’est une base. Mais mal­heu­reu­se­ment trop sou­vent négligée.

Battre la droite et changer la gauche pour changer nos vies

Por­ter un ima­gi­naire posi­tif anti­fas­ciste néces­site donc avant tout de ces­ser d’accepter les com­pro­mis­sions avec l’analyse biai­sée de la situa­tion que dif­fuse l’extrême droite depuis plus d’un demi-siècle dans sa volon­té de (re)conquête idéo­lo­gique. Mais il s’agit au contraire de déve­lop­per un tout autre ima­gi­naire basé sur une vision d’égalité construite socia­le­ment par la soli­da­ri­té et la coopé­ra­tion et non pas sur une inéga­li­té natu­relle hié­rar­chi­sée et immuable. Cette vision ne peut être qu’anticapitaliste au sens où elle s’attaque à la pro­prié­té pri­vée des moyens de pro­duc­tion, à la cap­ta­tion des richesses par une mino­ri­té de plus en plus réduite et à l’exploitation jusqu’à épui­se­ment des res­sources de notre pla­nète. Elle ne peut qu’être inter­na­tio­na­liste, soit une soli­da­ri­té entre les peuples sou­ve­rains sur leur lieu de vie res­pec­tif. Elle est un uni­ver­sa­lisme qui n’est pas colo­nia­liste mais accep­ta­tion et valo­ri­sa­tion de la richesse des dif­fé­rences. En ce sens elle est for­cé­ment anti­ra­ciste car elle n’essentialise pas les com­por­te­ments et modes de vie, elle accueille les per­sonnes en exil sans juge­ment sur les rai­sons de ce dernier.

Ce modèle de socié­té néces­site aus­si un chan­ge­ment de pra­tique et de para­digme pour des for­ma­tions poli­tiques se qua­li­fiant de gauche et/ou de pro­gres­siste. C’est acter que l’acceptation, depuis un demi-siècle par la social-démo­cra­tie, du fait qu’il n’y aurait pas d’alternatives en dehors du sys­tème éco­no­mique capi­ta­liste nous mène, au-delà d’une impasse, à une catas­trophe. Cette accep­ta­tion a pour effet prin­ci­pal de ne plus don­ner une alter­na­tive à toutes les per­sonnes, de plus en plus nom­breuses, qui se retrouvent exclues ou qui ont peur de l’être. Elle a par ailleurs comme effet dévas­ta­teur que la gauche appa­rait comme ne réa­li­sant pas ses pro­messes, à l’inverse de la droite et l’extrême droite qui font, ou donnent clai­re­ment l’impression de faire, ce qu’elles disent. Les paroles c’est bien, les actes c’est mieux. Et les gens ont besoin de voir des chan­ge­ments concrets sur leur quotidien.

L’abandon des classes popu­laires est la pire des fautes dont se sont ren­dus cou­pables les par­tis qui en étaient les repré­sen­tants et les relais. D’autant plus quand, élec­to­ra­le­ment, ils sont prêts à nombre de conces­sions pour gou­ver­ner avec la droite plu­tôt que de ten­ter de construire des fronts popu­laires. Ce type de com­por­te­ment ren­force l’idée de l’électeur et élec­trice que les jeux sont faits d’avance, que tous les poli­tiques « tra­di­tion­nels » se valent… Le résul­tat n’est pas le dépla­ce­ment mas­sif vers la droite et l’extrême droite de l’électorat popu­laire mais sa déser­tion du champ politique.

Un ima­gi­naire anti­fas­ciste passe donc par la réaf­fir­ma­tion de la conflic­tua­li­té sociale et par la poli­ti­sa­tion des faits sociaux. Il passe par un dis­cours clair sur le fait qu’une lutte des classes est bien tou­jours d’actualité et que ceux qui font séces­sion, ce sont les plus riches car ils ne veulent plus par­ti­ci­per à un effort col­lec­tif et à la redis­tri­bu­tion des richesses. Il passe par incar­ner et nom­mer les riches et ne pas lais­ser ce concept éthé­ré. Il faut dési­gner clai­re­ment qui ils sont, ce qui est d’autant plus facile que loin d’être invi­si­bi­li­sé comme les tra­vailleuses et tra­vailleurs qui pro­duisent les richesses et per­mettent leur train de vie, les riches étalent leur mode de vie dans les maga­zines, les jour­naux, les repor­tages TV

Répondre d’abord aux besoins maté­riels comme socle d’un déve­lop­pe­ment intel­lec­tuel qui n’est pas négli­gé était bien ce que fai­sait le mou­ve­ment ouvrier du der­nier quart du 19e à la pre­mière moi­tié du 20e. C’est en répon­dant à ce besoin pre­mier qu’a été créée la sécu­ri­té sociale, base de la phase de pros­pé­ri­té qui a per­mis une éman­ci­pa­tion intel­lec­tuelle et l’arrivée de nom­breuses ques­tions éthiques. Il n’est pas ici ques­tion d’abandonner ces der­nières, mais de recon­naitre que leurs déve­lop­pe­ment ne peut se faire alors que la pré­ca­ri­té explose et que nombre de per­sonnes sont dans des pro­ces­sus de sur­vie. Se loger, se vêtir, se nour­rir, avoir des loi­sirs, bou­ger… sont des besoins « pri­maires » qui pour beau­coup trop de per­sonnes deviennent un hori­zon inatteignable.

Assu­rer cette sécu­ri­té pre­mière, faire des actions concrètes d’occupation d’immeubles, de régu­la­tion des prix des loyers, de dis­tri­bu­tion de nour­ri­ture, d’organisation de voyages même à courte dis­tance… c’est rendre une pers­pec­tive aux gens. Une pers­pec­tive qui ne doit pas être ren­due de manière phi­lan­thro­pique mais construite via des actions et des luttes de ter­rain impli­quant, et donc poli­ti­sant, les per­sonnes concer­nées sur des enjeux au cœur de leur quo­ti­dien et pré­oc­cu­pa­tions et qui peuvent aller jusqu’à des mobi­li­sa­tions contre les vio­lences poli­cières, le racisme sys­té­mique, la sécu­ri­sa­tion des lieux de fêtes, la créa­tion et la ges­tion de lieux col­lec­tifs (dit « tiers lieux »)… Bref il s’agit pour para­phra­ser Marx que l’é­man­ci­pa­tion des per­sonnes domi­nées soit l’œuvre des per­sonnes dominé·es elles-mêmes. Et il y a de la joie, de la vie dans le fait de se mobi­li­ser ensemble pour des pro­jets que l’on porte. C’est aus­si une manière de réen­chan­ter nos luttes.

Outre la sécu­ri­té sociale, le ser­vice public, la pre­mière richesse de celles et ceux qui n’en n’ont pas, est à déve­lop­per. Un ser­vice public pen­sé pour l’ensemble des per­sonnes, et prio­ri­tai­re­ment pour les plus dému­nis et non dans une logique de tra­vaux de pres­tige d’infrastructures des­ti­nées à ceux qui sont déjà aisés. Des points d’arrêt et des gares par­tout pour un maillage de trans­port public plu­tôt que des gares pha­rao­niques pour TGV. Des lignes de bus des­ser­vant les quar­tiers effi­ca­ce­ment plu­tôt qu’une ligne de tram pour un centre-ville gen­tri­fié, des biblio­thèques et lieux cultu­rels de quar­tier plu­tôt que des centres d’arts contem­po­rains éli­tistes… La culture popu­laire n’est pas la culture abru­tis­sante mais la culture faite avec les gens, expli­quée aux gens, par­tant de ou fai­sant échos à leur réa­li­té et non le nom­bril ou le miroir d’une classe bour­geoise égo­cen­trée. En ce sens il faut en reve­nir à une édu­ca­tion popu­laire, par­tant du vécu, des sujets, pré­oc­cu­pa­tions et savoirs des gens et non une édu­ca­tion per­ma­nente visant à leur expli­quer ce qu’ils devraient pen­ser. À nou­veau il s’agit de faire « avec » et non « pour ».

À chacun selon ses besoins, de chacun selon ses capacités !

Cette injonc­tion du début du mou­ve­ment éman­ci­pa­teur (qu’il soit socia­liste, com­mu­niste, anar­chiste…) reste clai­re­ment la base d’un hori­zon dési­rable. Elle est sou­vent détour­née avec deux « à » ou deux « de ». Or elle est claire. On reçoit selon les besoins que l’on a et qui sont dif­fé­rents d’un indi­vi­du à l’autre, d’une période de vie… et l’on par­ti­cipe selon des capa­ci­tés phy­siques, intel­lec­tuelles, finan­cières qui sont aus­si dif­fé­rentes et peuvent évo­luer. Cette pers­pec­tive est une pers­pec­tive d’action col­lec­tive sur la ges­tion des com­muns, de ce qui fait socié­té via la coopé­ra­tion et non la com­pé­ti­tion. Elle ne dis­sout cepen­dant pas l’individu dans un moule homo­gène mais au contraire recon­nait l’hétérogénéité des situa­tions et leurs apports com­plé­men­taires. Dans cette vision, toutes les acti­vi­tés utiles à la socié­té sont valo­ri­sées de manière égale ou via des dif­fé­rences limi­tées accep­tables et com­prises par toutes et tous.

Une telle pers­pec­tive oblige par ailleurs l’exercice plein de la citoyen­ne­té, non pas comme un concept abs­trait mais comme la par­ti­ci­pa­tion de toutes et tous aux déci­sions les concer­nant. La démo­cra­tie n’est alors plus un concept dés­in­car­né et loin­tain auquel on est plus ou moins convié à par­ti­ci­per tous les x temps via le don de sa voix, mais une réa­li­té concrète appli­quée (qua­si) quo­ti­dien­ne­ment. Une impli­ca­tion qui néces­site de déga­ger du temps pour soi et pour la col­lec­ti­vi­té et non plus de se le voir alié­né. Et une démo­cra­ti­sa­tion qui doit aus­si s’étendre sur le lieu de tra­vail ! En cela le déve­lop­pe­ment de coopé­ra­tives, d’entreprises en auto­ges­tion… sont des pistes à développer.

Et fai­sons un pari sur l’avenir et sur l’imaginaire : quand les gens par­ti­ci­pe­ront réel­le­ment aux déci­sions qui les concernent pen­sons-nous sérieu­se­ment qu’ils limi­te­raient les allo­ca­tions de chô­mage dans le temps ? Qu’ils lais­se­raient flam­ber les prix de l’immobilier ? Qu’ils aug­men­te­raient l’âge de la pen­sion ? Qu’ils flexi­bi­li­se­raient les condi­tions de tra­vail ? Qu’ils pol­lue­raient les sols ? Qu’ils main­tien­draient la culture du viol ? Qu’ils lais­se­raient des gens mou­rir dans la rue ? Ou au contraire qu’ils ren­draient les études réel­le­ment gra­tuites, déve­lop­pe­raient l’accessibilité aux soins de san­té, construi­raient des infra­struc­tures pen­sées avec et pour eux dans leurs quar­tiers, déve­lop­pe­raient des trans­ports en com­mun aux horaires et par­cours adap­tés à leurs besoins…

Construire un ima­gi­naire anti­fas­ciste n’est pas écrire un roman uto­pique, c’est poli­ti­ser les gens et construire avec eux les solu­tions concrètes à leurs besoins maté­riels et intel­lec­tuels. Ce n’est pas s’en remettre à une figure pro­vi­den­tielle, mais acter que nous sommes toutes et tous une par­tie de la solu­tion si nous coopé­rons pour la faire adve­nir. Ce texte ne pré­tend donc pas décrire tous les deve­nirs dési­rables possibles.

« L’appel des 250 », ini­tié en mai 1990, après l’ignoble pro­fa­na­tion anti­sé­mite du cime­tière juif de Car­pen­tras pour lut­ter contre le Front Natio­nal disait de l’extrême droite que « ses avan­cées sont faites de nos reculs ». Clai­re­ment fai­sons en sorte que nos conquêtes les fassent reculer.

L'auteur : Julien Dohet, Coordination Antifasciste de Belgique

 

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