Plus que les images et les énoncés de l’information, ce qui est de nature à poser question d’abord, selon nous, ce sont les cadrages éditoriaux de l’actualité qui s’imposent et qui déterminent la teneur du débat public. Concrètement, ces cadrages en plans serrés, fragmentés et simples s’attachent, avant tout, aux faits et gestes visibles et aux déclarations des protagonistes de l’actualité, bien plus qu’aux intérêts, aux motifs, aux déterminants et aux enjeux qui les sous-tendent.
La vision du monde qui en découle en devient largement théâtralisée (avec des acteurs évoluant en apesanteur sociale), lissée (sans aspérité), naturalisée (la force d’évidence du discours officiel s’impose), individualisée (certains super-héros en jaune mis en exergue dans leur lutte contre « Jupiter Macron »), médicalisée (il est question du « malaise » démocratique), psychologisée et intériorisée (on parle de préférence de « sentiment d’injustice » plutôt que d’injustice effective) et moralisatrice (la condamnation médiatique de « la violence » perpétrée lors des manifestations est unanime).
Ainsi configurée, la vision médiatique mainstream passe pour largement dépolitisée, proche de l’agenda des pouvoirs, et déconnectée ou socialement extérieure à la « vraie vie ». Ce qui peut alors être assimilé aux pratiques d’isolement ou d’exil social des milieux les plus privilégiés…
Distance de classe et marginalisation éditoriale
Ce qui conduit à notre deuxième hypothèse : l’ignorance manifeste des modes d’existence et de l’habitus des milieux populaires et des franges des classes moyennes en voie de déclassement dont sont issus les Gilets jaunes. La méconnaissance, dans le chef de nombre de journalistes, s’explique, sociologiquement, par leur rapport « éloigné » aux réalités de vie, aux pratiques sociales et culturelles, ainsi qu’aux modes langagiers habituels de ces groupes de population. La distance de classe et ses effets sont renforcés par la pratique professionnelle : quand, avant de les découvrir revêtus de jaune sur les ronds-points et sur des barrages, les envoyés spéciaux sur le terrain des opérations avaient-ils tendu leur micro à ces « drôles de gens » ordinaires ? Se le sont-ils demandés seulement ?
En renonçant à porter la plume dans les plaies des territoires économiquement déshérités et de leurs publics socioculturellement déconsidérés (voire méprisés dans un certain entre-soi), ce sont les médias et les journalistes eux-mêmes qui créent ceux qu’ils appellent ensuite les « invisibles » ou les « oubliés », de la même manière qu’ils créent la notoriété de personnalités marquantes et de people.
Le constat d’altérité sociale entre journalistes et Gilets jaunes se traduit d’ailleurs, de façon souvent éclatante, dans la difficulté papable des professionnels de la parole non seulement de s’adresser à leurs nouveaux interlocuteurs sur le ton juste ou avec les bons « codes », mais aussi de formuler des questions qui soient jugées pertinentes ou recevables par les intéressés, c’est-à-dire des questions dépourvues des tics et des simplismes trop souvent d’usage.
Représentations et expériences des représentés
Les réponses « cash » que l’on a pu entendre jusqu’ici, à cet égard, dans la bouche des Gilets jaunes présents sur les plateaux de télévision ont eu entre autre effet, de dévoiler un peu plus, par contraste, le caractère formaté du parler médiatique. Ce qui s’est révélé aussi dans les réponses des femmes et des hommes vêtu⸱es de la chasuble jaune, c’est un certain discours « vérité », tout sauf dépolitisé et anecdotique. Ceci nous dit au moins deux choses.
Premièrement, on est en présence de l’expression, à ne pas mésestimer, d’une double intelligence : celle, individuelle, d’expériences de vie rocailleuses, chaotiques, coupantes qui lestent de leur poids mais aussi de leur richesse le bagage humain de tant d’individus « ordinaires » ; l’intelligence, aussi, plus collective celle-ci, qui s’est construite très rapidement autour des ronds-points, dans l’action commune, dans la découverte et dans le partage de mêmes conditions de vie et de problèmes vécus identiques.
Deuxièmement, leur expression sans fard démontre, a contrario, combien, habituellement, le « peuple » est parlé plus qu’il ne parle et n’existe comme sujet. Les catégories populaires, d’ordinaire, sont évoquées, invoquées ou convoquées par des représentants parlementaires élus, mais aussi par des « porte-parole » plus ou moins autodésignés, qui « n’ont que rarement des conditions matérielles en commun avec ceux et celles qu’ils sont censés représenter ».1 Ce qui est exactement ce que signifient les Gilets jaunes aux mandataires politiques et aux médias.
Ceux-ci, à l’instar d’autres producteurs spécifiques de représentations discursives du monde social (écoles, universités, annonceurs publicitaires, multinationales de l’économie du numérique, préposés à la communication des différents services de l’appareil d’État…) se trouvent investis du pouvoir considérable et de la responsabilité sociale de représenter la société, et le public populaire en particulier, au double sens du verbe « représenter » : d’une part, via la manière de donner à voir une réalité, de la dire, de l’expliciter, de lui donner (un) sens, bref, de la traduire par le biais du traitement journalistique ; d’autre part, par le fait de se voir confier la responsabilité de reproduire la parole des représentés, de se faire leur porte-voix… sans adhérer forcément à tous les propos de cette voix, mais sans les trahir non plus. Là réside la marge d’indépendance ou d’autonomie du journalisme dans sa fonction de représentation du monde tel qu’il le perçoit. Or, il existe toujours un écart, plus ou moins sensible, plus ou moins légitime, entre la représentation médiatique et l’expérience concrète des représentés qui sont susceptibles d’y voir un « détournement » de nature à alimenter la défiance.
Nous en arrivons ainsi à notre troisième et dernière hypothèse…
L’enjeu de pouvoir du déni et du soupçon
Aujourd’hui, une défiance généralisée frappe les discours politiques et médiatiques. C’est un des marqueurs forts du « mouvement » ou, plus exactement, de l’«antimouvement » des Gilets jaunes, selon la distinction opérée par le sociologue Michel Wievirorka.2 Les antimouvements expriment une réaction avant tout symbolique : « Ils s’affirment moins par des visions politiques, des revendications explicites ou des programmes, estime l’écrivain Christian Salmon, que par une puissance de dénégation, un refus de toute médiation, de tout compromis avec le pouvoir ».
En ce sens, poursuit l’auteur de Storytelling3, ils procèdent de quelque chose qui n’est pas immédiatement ni aisément reconnaissable sur le plan idéologique. Quelque chose qui refuse de « jouer le jeu » selon les règles en vigueur. C’est ce côté inexplicable, indéchiffrable, résistant aux « conseils » apparemment de bon sens de se structurer, qui serait précisément la force et le propos de la constellation jaune. Sa capacité de dérégler les discours politiques et médiatiques dominants, de contester radicalement leur monopole et d’affaiblir leur puissance narrative constituerait sa véritable efficacité.
L’hégémonie de l’ordre narratif libéral, explique Christian Salmon, s’est fondée sur l’instrumentalisation et les usages abusifs du storytelling au fil du temps. Ils l’ont transformé en une capacité « magique » de faire surgir une vision politique en racontant des histoires, sans programme ni arguments, et d’en faire la nouvelle « clé de la conquête du pouvoir et de son exercice » dans des sociétés hypermédiatisées.
A la puissance d’« intoxication » de cet ordre, qui a connu son apogée avec la victoire de Barack Obama en 2008, répond désormais une contre-puissance « obscure » : la vague des événements de rupture, de chaos et de chocs, de clash entre vrai et faux (Brexit, Trump, dynamique des fake news…), qui refusent de s’inscrire à l’intérieur des cadres d’énonciation et de récit habituels. Donald Trump est la traduction la plus significative de l’avènement de la nouvelle ère du « tout-soupçon », exactement comme Ronald Reagan, dans les années 1980, avait inauguré l’ère du « tout-communication » grâce à ses talents d’acteur hollywoodien.
La charge contre le discrédit du « système » se coule, en quelque sorte, dans une dénonciation du récit dominant, dans le dévoilement de sa distance toujours plus grande par rapport à l’expérience concrète des hommes et des femmes. Elle signe de la sorte le discrédit des narrateurs officiels et de leurs « alliés » médiatiques. De ce point de vue, estime Christian Salmon, la révolte des Gilets jaunes est à la fois un révélateur et un agent, « sauvage mais déterminé », de l’incrédulité qui frappe désormais tous les récits officiels et toute parole publique.
La question qui se pose, alors, est de savoir si on peut changer de modèle de société, comme y invite urgemment, le péril du réchauffement climatique, sans restaurer la confiance. Et si restaurer la confiance est envisageable sans transformation substantielle préalable de l’ordre du monde existant et foncièrement injuste.
- Vincent Goulet, « Expressions médiatiques du “peuple” et relations populaires aux médias », in Michel Wieviorka (dir.), Le peuple existe-t-il ?, Éditions Sciences humaines, 2012.
- Cité par Jean Blairon, «“Mouvement des gilets jaunes” : quelles questions ? », Intermag.be, RTA asbl, janvier 2019.
- Chritian Salmon, Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits, La Découverte, 2007.