La séquence se passe en France. L’émission, diffusée chaque jour à 9 heures, est une des plus populaires de la chaine d’information en continu CNews, ex I‑Télé. Ce matin-là, le 6 mai 2019, « L’Heure des pros » de Pascal Praud (un ancien commentateur de matchs de football sur TF1) traitait de la question du changement climatique. Ou, plutôt, du « “refroidissement” climatique » comme l’annonce un bandeau en bas de l’image avec des guillemets et sur le mode ironiquement interrogatif. Le ton d’emblée moqueur de l’animateur ne trompe pas : « Il est lààà… le réchauffement climatique. Moins trois degrés ce matin dans les Yvelines (…), moins un degré hier à Troyes. Attention, sujet sensible, on ne rigole pas avec le réchauffement climatique. »
La militante écologiste et elle-même ancienne journaliste Claire Nouvian, candidate aux élections européennes sur la liste PS-Place publique, est l’invitée principale du jour. « On a un peu de second degré… Vous connaissez notre émission ? », s’enquiert le présentateur. « Non… En fait c’est une émission réac’ ou c’est quoi ? » Le sourire de l’invitée est crispé. Provocateur, Pascal Praud l’interroge : « Est-ce que vous diriez qu’il y a depuis trente ans dans le monde un dérèglement climatique ? Oui ou non ? » Claire Nouvian, les yeux écarquillés, s’étrangle : « Attendez, mais vous en êtes encore là ? Ce n’est pas une émission de climatosceptiques quand même ? »
Comme le raconte Le Monde, s’ensuit, entre l’animateur, la polémiste du magazine conservateur Causeur Elisabeth Lévy, fer de lance de l’émission, et Claire Nouvian, un échange de mises en cause personnelles, d’invectives (« vous êtes rétrogrades », « je vous trouve très ridicule ») et de prises de bec (« mais vous êtes folle ! », « dingue », « c’est vous qui êtes folle là ! », « vous avez un melon qui ne passe plus les portes du studio »…).
Le marketing de l’égo
La séquence télé présentée ici est symptomatique du discrédit, de la remise en cause systématique de toute parole publique, de ses énoncés et de ceux qui les produisent : politiques, journalistes, scientifiques académiques, intellectuels… L’aliénation du discours d’autorité témoigne d’abord de la défiance, du rejet, du désaveu qui caractérise le rapport à la politique et aux institutions d’un nombre conséquent de citoyens depuis la fin du « court vingtième siècle »1, en 1991.
Le discrédit s’est exprimé par le truchement de la libération numérique de la parole privée. Mais les technologies 2.0 et les réseaux sociaux sont moins des acteurs déclencheurs qu’ils ne jouent un rôle d’accélérateur et d’amplificateur de la défiance. Pour le dire autrement, ce n’est pas l’émergence des réseaux sociaux qui ont subitement rendu les gens maladivement narcissiques et hostiles à quasiment toutes les formes de représentation ou de médiation collectives… Si les plateformes de « conversation individuelle de masse »2 ont suscité un tel engouement, estime le romancier et essayiste Paul Vacca, c’est au contraire parce que « l’autopromotion du moi est devenue une composante nécessaire non seulement pour émerger mais même pour exister » dans la société contemporaine fragmentée : le marketing de l’ego (le personal branding) apparait souvent à l’individu « calculé » par les algorithmes et livré à lui-même, comme le seul moyen disponible de « se constituer un capital stable dans un monde totalement instable ».
L’éruption d’agressivité immédiate sur le plateau de CNews, avec l’animateur de l’émission en acteur principal, n’est rien d’autre, à cet égard, qu’un moment de l’exploitation médiatique plus générale de la consécration du moi, je. L’extrême polarisation qui caractérise le traitement des sujets d’actualité n’interroge plus les choix fondamentaux, le débat n’offre plus de clivage structurant. Il n’y a plus qu’apposition d’oppositions de l’instant : « Répondez par oui ou par non, s’il vous plait ». On fait réagir les uns et les autres à ce qui « se dit » sur le moment, à la phrase du jour, à la polémique déjà montée en épingle par un confrère : « Vous êtes d’accord avec ça, vous ? ». Sans plus jamais prendre le soin, le cas échéant, de trancher entre deux « vérités » incompatibles, ni même d’apporter, journalistiquement, des éléments de vérification ou d’invalidation de l’un ou de l’autre propos : le public n’a qu’à se faire sa propre idée. Là n’est plus l’essentiel.
Le nouveau régime d’accréditation
On le voit, le discrédit de la parole publique conduit à une dégradation supplémentaire du débat public. La mise en récit de la vie politique et publique elle-même, qui a tant occupé les commentateurs, les communicants et autres storytellers depuis « l’explosion de la communication »3, est affectée. La linéarité narrative, avec une histoire, ou des histoires opposées, avec un début et une fin, des personnages et du suspense, semble voler en éclats avec le nouveau régime d’énonciation ou de véridiction. Celui-ci, explique Christian Salmon dans son dernier ouvrage4, participe de techniques de guerre fondées sur la provocation, sur la transgression, sur l’accélération, l’irruption, la déflagration, ainsi que sur l’alerte, l’effroi, la panique, la contagion…
Régis Debray l’anticipait déjà en 2007, en évoquant les nouveaux « procédés rhétoriques d’accréditation »5. Dans son style très signifiant, il décrit les effets de la grande « fatigue culturelle » de l’époque, vouée à la dé-ritualisation des actes de la vie individuelle et collective par la recherche du lisse, du prêt-à- consommer et du prêt-à-penser. En résulte le dévoiement de la longue œuvre de civilisation qui a permis la mise à distance des pulsions au travers des processus d’idéalisation, de projection de soi hors du « pour soi », et de construction symbolique. Soient les processus mêmes au travers desquels l’homme se fait plus grand que ce qu’il est, et s’institue dans son humanité.
Le propre de la société du spectacle contemporaine, mise en lumière par Guy Debord dès 1967, est justement d’annuler cette distance, d’« écraser le signe sur la chose », de faire croire que l’homme « n’est que ce qui s’exhibe sur les écrans ou s’épingle dans les journaux ».
Debray, ici, prend soin de la distinguer du spectacle proprement dit. Qu’il apparente à « la dignité de la personne de pouvoir figurer sur le théâtre du monde ». Et de rappeler que par personne on désignait initialement, au théâtre, le rôle attribué à un masque qui symbolise et permet de s’élever hors de l’ici et maintenant. Le spectacle, dans ce sens, est une vision à distance, la capacité de regarder plus haut, plus loin, et, pour le public, de se faire le récepteur d’une transmission.
« Partout où le haut s’en va, le bas se décompose »
Encore faut-il qu’il y ait transmission. Or, aux codes et aux lois de celle-ci se substituent, on l’a vu, les infralangues de l’immédiat, du brut, de l’émotion pure, non coupée, des « coups de tête et les coups de pub déguisés en coup de cœur », du visible, du proche, du semblable. Gérald-Brice Viret, directeur des antennes du groupe Canal+, ne s’y trompe d’ailleurs pas quand il évoque Pascal Praud : « Il est en fusion avec les préoccupations des téléspectateurs, en phase avec leurs attentes. Pour moi c’est l’un des journalistes les plus impressionnants du moment ».
C’est ça l’obscénité démocratique, telle que la définit Régis Debray : « Ob-scenus : ce qui reste d’un homme quand il ne se met plus en scène (ob : à la place, en échange de). Quand s’exhibe ce que l’on doit cacher ou éviter. Appelons donc obscène, sans esprit politique et au sens étymologique, une société, qui, parce qu’elle ne supporte plus la coupure scénique, confond le surmoi et le moi, le nous et le je, l’ambition collective et l’ambitieux tout court ».
Toute la question, en somme, est celle du sort fait à la représentation, c’est-à-dire à la distance et au temps qu’elle exige. On constate en ce domaine qu’à des mandataires capables de s’élever (ou d’élever le débat) on tend à préférer, pour se gouverner, des comiques, des enfants de la télé et de la téléréalité.
Ces ersatz ne sont en fin de compte que les micro-signes de l’entreprise de désacralisation de l’État, du politique, des notions de bien public et d’intérêt général, qu’ont laissé passer et laisser faire ceux qui, hier encore, faisaient autorité dans les formations politiques comme dans les rédactions. Par démagogie et calcul. Au lieu de tenter de rendre plus difficiles la suprématie et la légitimité présumée de l’opération.
Réputés modernes et likés par « l’opinion », les travaux de démolition des étages supérieurs de la civilisation se poursuivent. La disparition en fumée du toit de Notre-Dame de Paris en est l’archétype accidentel. Mais pas inéluctable.

Illustration : Vanya Michel & Emmanuel Troestler
- Selon la formule de l’historien Eric Hobsbawm dans son ouvrage éponyme : L’Âge des extrêmes. Le court vingtième siècle : 1914 – 1991, Complexe, 2003.
- Dominique Cardon, La démocratie Internet. Promesses et limites, Seuil, 2010.
- Philippe Breton & Serge Proulx, L’explosion de la communication, La Découverte, 2002.
- L’ère du clash, Fayard, 2019. Présenté par l’auteur comme la suite de Storytelling (2007).
- L’obscénité démocratique, Flammarion, 2007.