Le site d’information français Mediapart, d’abord, le Consortium international des journalistes d’investigation, ensuite, ont apporté les preuves de pratiques d’évasion fiscale massives, à large échelle et au plus haut niveau. Les journalistes de Mediapart et de ce que l’on a appelé l’Offshore Leaks ont fait, en la matière, un travail d’orfèvres qui redonne à leur métier ses lettres de noblesse.
S’ils ont pu le faire, c’est en pratiquant l’enquête au long cours, l’analyse et le recoupement rigoureux de données originales, et la mise en œuvre de coopérations horizontales au sein de collectifs formels ou informels de travail. Soit l’inverse d’un journalisme contemporain globalement pressé, contraint à la course de l’immédiateté, occupé à la reprise et à la reproduction incessante du même (dès lors sans valeur), et enfermé dans des postures de plus en plus solitaires face aux machines à « faire du bruit ».
L’exception journalistique, ici, pourrait-on dire, est parvenue à ses fins non pas grâce, mais en dépit des normes de production de l’information qui prévalent dans les médias centraux.
La contre-réforme fiscale
Preuve en a été faite, en quelque sorte, par la couverture médiatique, elle-même, de l’affaire Cahuzac et de l’Offshore Leaks. En France, la logique événementielle de l’appareil médiatique s’est concentrée sur la dramaturgie du mensonge et de la purification morale, dressée comme un écran de fumée par le pouvoir. Dans l’autre cas, l’intérêt des médias a été stimulé, principalement, par l’ampleur des données que le Consortium a rendues publiques, et l’onde de choc créée plus que sur la substance même du choc…
Il a certes été question du manque à gagner pour le budget des Etats que représente la soustraction à l’imposition de quelque 25.000 milliards d’euros par an, soit un tiers des richesses annuelles produites dans le monde. Ceci au moment où les politiques en vigueur en Europe imposent de sévères cures d’austérité ou de rigueur…
Mais relativement peu, en fin de compte, a été dit ou écrit sur le fond du problème, c’est-à-dire l’origine des flots (ou torrents) de liquidités qui baignent les paradis fiscaux : la contre-réforme fiscale menée depuis les années 1980 par la plupart des gouvernements, officiellement dans le but de stimuler la croissance et créer de l’emploi. Elle s’est traduite par des réductions d’impôts continues sur les bénéfices des (grandes) sociétés, sur le capital et sur les revenus divers de la classe sociale qui détient celui-ci. En Belgique, rappelle opportunément Arnaud Zacharie du CNCD, un actionnaire qui touche 40.000 € de plus-value en vendant des actions ne paiera pas le moindre impôt, tandis qu’un salarié au revenu annuel imposable équivalent devra s’acquitter de 14.000 € auprès du fisc.
Entre 1995 et 2009, selon des chiffres de la Commission européenne, le taux marginal de l’impôt sur le revenu des personnes physiques (c’est-à-dire le taux frappant la tranche de revenus la plus élevée) a baissé de 10,2 points dans l’Union à 27 et de 8,2 points dans la zone euro.
Dans un contexte intra-européen et mondial de (mise en) concurrence fiscale des territoires, de leurs salariés et de leurs dirigeants, les politiques d’imposition des (grandes) entreprises sont conçues comme un levier d’attraction. Le taux d’impôt moyen effectivement payé, en Belgique, par l’ensemble des sociétés avoisine les 10 % au lieu du taux nominal légalement prescrit de 33,9 %. Et les plus performantes et puissantes d’entre elles ont un taux encore plus bas, sous les 3 %, voire nul.
L’effet jackpot
Ces politiques de défiscalisation massive n’ont pas profité à l’emploi, comme annoncé, ni aux investissements productifs. Elles ont, au contraire, permis de privatiser, littéralement, des sommes colossales soustraites aux Etats et aussitôt injectées dans les circuits spéculatifs financiers et immobiliers grâce à une autre contre-réforme : la libéralisation de la circulation des capitaux qu’avaient justement voulu réguler les politiques keynésiennes du président Roosevelt confronté aux dégâts du krach boursier de 1929. A nouveau Wall Street, les places et les institutions financières, globalisées désormais, se sont retrouvées aux commandes.
Ces mêmes sommes, dont les collectivités publiques ont été dépouillées, ont été valorisées grâce à des opérations ou placements financiers généreusement rémunérés par les banques et autres fonds. Bénéfices exonérés d’impôt ou peu s’en faut.
Privés d’une partie de leurs recettes fiscales, dont la baisse a aggravé les déficits publics mesurés au PIB, les Etats ont alors bien dû emprunter davantage aux banques (ou aux marchés financiers, ce qui revient au même). Celles-ci ont prêté aux trésoreries publiques l’argent… que les hauts revenus et détenteurs des capitaux avaient pu économiser sur leurs impôts, et grâce auquel ils ont pu se porter acquéreurs de titres de la dette publique…
C’est la deuxième marche de la spoliation : les taux d’intérêt demandés aux Etats servent à rémunérer les banques, mais aussi les riches déposants de celles-ci.
La facture du remboursement de la dette publique, quant à elle, est payée par un maintien ou un accroissement de la fiscalité sur le travail et sur la consommation, d’une part, par une réduction structurelle des ressources de l’Etat et des services publics, au détriment des usagers, d’autre part. C’est la phase trois.
Ce triple « effet jackpot » à base fiscale, bien mis en lumière par le collectif des Economistes atterrés, alimente une dynamique de redistribution à rebours des revenus du travail vers les revenus du capital, et des ressources du public (peu à peu asséché et obligé de brader ses biens) vers le secteur privé. Soit la négation ou le renversement des fondements mêmes de la loi fiscale, tels que les proclamait la Révolution française en stipulant que « nul citoyen n’est dispensé de l’honorable obligation de contribuer aux charges publiques » et que « l’impôt doit être réparti en fonction des facultés contributives ».
Le rejet culturel de l’impôt
La dynamique à l’œuvre, aux yeux du sociologue Immanuel Wallerstein, est, cependant, aussi ce qui a conduit l’économie-monde capitaliste à s’éloigner trop de son point d’équilibre et à faire entrer celle-ci dans une crise structurelle. Laquelle est génératrice de « fluctuations chaotiques et violentes » dans tous les domaines, ainsi que d’une « incertitude chronique », y compris à court terme, qui tend à bloquer la prise de décision, à affaiblir les Etats et à susciter une défiance croissante à l’égard des autorités et des institutions publiques… Au moment même où l’action de celles-ci apparaît plus importante que jamais, les populations réclamant auprès d’elles à la fois protection et redressement de la situation.
Faute de pouvoir y répondre, les pouvoirs politiques en place se trouvent discrédités et, avec eux, les structures et moyens publics. L’incurie ou le sentiment d’incurie des gouvernements étouffe un peu plus l’esprit collectif. Selon une double enquête, menée au printemps 2013, auprès des populations européennes, 77 % des Français et 81 % des Italiens, par exemple, pensent que leur gouvernement ne réduit pas assez ses dépenses. Pour s’en sortir, les sondés disent préférer s’en remettre à la sphère privée ; une majorité d’entre eux seraient prêts à déléguer aux entreprises la gestion des services publics : 62 % des Français et 61 % des Italiens pensent que ce serait souhaitable ou/et nécessaire.
Signe que, si des formes de résistance populaire et collective, nouvelles ou traditionnelles, manifestent une volonté de riposte, la rébellion se traduit majoritairement, pour l’heure, dans des expressions éphémères d’aigreur sociale ou dans des stratégies de repli individuel.
Le refus de l’impôt, jugé toujours excessif et démonisé comme une forme de vol public ou d’atteinte à la liberté personnelle par la doxa de la « rage taxatoire », est au cœur de l’une et l’autre de ces formes de vulnérabilité : « On ne veut pas se laisser déposséder d’un des seuls moyens de s’en sortir », traduit un interlocuteur de l’enquête.
Le mantra néolibéral de feu Madame Thatcher, « La société, ça n’existe pas », on le voit, reste plus que jamais incrusté dans l’esprit majoritaire du temps. Dans un contexte de déstabilisation polymorphe, de paralysie politique, de fatalisme idéologiquement instillé dans les cerveaux depuis des décennies (« Il n’y a pas d’alternative »), et de conditionnement culturel par le consumérisme et le divertissement médiatique, l’imaginaire social adhère, au moins par défaut, à « ce qui est ».
Parmi d’autres facteurs, l’information dominante actuelle y contribue.
Elle en reste, trop souvent, à la diffusion des opinions, des témoignages ou du vécu des gens, y compris d’experts, de spécialistes ou de dirigeants. A ceux-ci, par exemple, on demande non pas de penser mais de « réagir » à l’événement, en répondant à des questions sommaires, technocratiques, non problématisées, du type « Que peuvent faire la Belgique ou l’Europe face à la fraude fiscale ? » Et jamais ou, exceptionnellement, à une question, sans doute jugée partiale ou « militante », comme « La fraude fiscale est-elle, selon vous, une composante centrale du fonctionnement réel de l’économie, ou un dysfonctionnement marginal ? »