La f·r·acture sociale de la flexibilité

Illustration : Ivonne Gargano

Quelques lignes dans un pro­jet d’accord de gou­ver­ne­ment peuvent dété­rio­rer votre san­té et la qua­li­té de vos rela­tions fami­liales et sociales. D’autres lignes peuvent signi­fier un manque à gagner de plu­sieurs cen­taines d’euros par an dans vos finances. De quels pas­sages s’agit-il ? D’une part, celui rela­tif à la sup­pres­sion de l’interdiction du tra­vail du dimanche, de nuit et les jours fériés. D’autre part, celui rela­tif au tra­vail de nuit débu­tant à minuit au lieu de 20 h. Êtes-vous d’accord qu’on vous impose de tra­vailler le dimanche, la nuit ou le jour de l’an ? Êtes-vous d’accord de voir votre reve­nu pro­fes­sion­nel dimi­nuer ? Les femmes et les hommes poli­tiques pressenti·es à diri­ger notre pays sont-ils conscients de l’impact de leurs inten­tions sur la san­té et la qua­li­té de vie des travailleur·euses ? Qui paie­ra la fac­ture et la frac­ture sociales induites par l’accroissement de la flexibilité ?

Dans le cadre de sa mis­sion de for­ma­teur du pro­chain gou­ver­ne­ment fédé­ral, Bart De Wever a dif­fu­sé plu­sieurs notes aux par­tis pres­sen­tis pour une coa­li­tion. À tra­vers les ver­sions, dif­fé­rents thèmes res­tent constants. Par­mi ceux-ci, le tra­vail du dimanche, de nuit et des jours fériés. Concrè­te­ment, nous pou­vons lire : « L’inter­dic­tion du tra­vail du dimanche, du tra­vail de nuit et du tra­vail les jours fériés sera sup­pri­mée ». Cette flexi­bi­li­té est sou­hai­tée par plu­sieurs fédé­ra­tions patro­nales et par­tis poli­tiques, les­quels prennent en exemple les Pays-Bas. Il est vrai que, de l’autre côté de la fron­tière, le recours aux horaires aty­piques de tra­vail est plus impor­tant qu’en Bel­gique.

Ain­si, le tra­vail en soi­rée concerne près d’un travailleur·euses sur 3 aux Pays-Bas (contre moins d’un sur 10 en Bel­gique). Concer­nant le tra­vail en équipe et de nuit, nos voi­sins enre­gistrent des pour­cen­tages lar­ge­ment supé­rieurs aux nôtres : 8,2% aux Pays-Bas contre 3,6% en Bel­gique. Pour ce qui est du tra­vail du same­di, plus d’un tra­vailleur sur 4 est concer­né aux Pays-Bas tan­dis qu’il concerne moins d’un tra­vailleur sur 5 en Bel­gique. Enfin, le tra­vail du dimanche est une réa­li­té pour près d’un tra­vailleur sur 5 de l’autre côté de la fron­tière contre 1 sur 10 en Bel­gique. À ce pro­pos, nous consta­tons que les tra­vailleuses hol­lan­daises sont plus concer­nées que leurs homo­logues mas­cu­lins par des acti­vi­tés pro­fes­sion­nelles le sep­tième jour de la semaine (22,3 % contre 17,4 % pour les hommes).

Pour­quoi de telles dif­fé­rences entre nos deux pays ? Aux Pays-Bas, la légis­la­tion en matière de flexi­bi­li­té et d’horaires aty­piques est plus souple, ce qui faci­lite leur implé­men­ta­tion par les employeurs. En Bel­gique, le cadre légal actuel pré­voit le recours à la concer­ta­tion sociale ou, à défaut de repré­sen­ta­tion des travailleur·euses, des pro­cé­dures admi­nis­tra­tives au sein des organes sec­to­riels de concer­ta­tion. Mais la flexi­bi­li­té hol­lan­daise consti­tue-t-elle un idéal à copier ? Concrè­te­ment, seriez-vous d’accord de tra­vailler le jour de Noël ou le 1er mai ? Seriez-vous aus­si d’accord de tra­vailler la nuit ou le dimanche ? Si cette inten­tion poli­tique se concré­tise, ces ques­tions ne vous seront pas posées : ces formes de flexi­bi­li­té vous seront impo­sées indé­pen­dam­ment de leurs impacts sur votre vie. Le for­ma­teur du pro­chain gou­ver­ne­ment fédé­ral semble vou­loir faci­li­ter toute ini­tia­tive patro­nale d’implémentation de la flexi­bi­li­té en contour­nant la concer­ta­tion préa­lable des travailleur·euses.

MOINS CHER LE TRAVAIL DE NUIT ET MOINS D’ARGENT POUR LE TRAVAILLEUR

Par ailleurs, la « super nota », c’est-à-dire la note qui sert de base aux négo­cia­tions du pro­gramme du gou­ver­ne­ment fédé­ral à venir, com­prend le pas­sage sui­vant : « Le tra­vail de nuit com­men­ce­ra désor­mais à par­tir de minuit au lieu de la limite actuelle de 20 heures, sans perte de pou­voir d’achat pour le tra­vailleur qui tra­vaille déjà aujourd’hui entre 20 h et 24 h ». Dans la pra­tique, cela signi­fie que la prime de nuit des tra­vailleurs concer­nés sera désor­mais attri­buée à par­tir de minuit au lieu de 20 h comme c’est le cas actuellement.

Afin de mesu­rer l’impact finan­cier de ces « quelques lignes », nous nous sommes pen­chés sur la situa­tion typique de quelques travailleur·euses concerné·es par le tra­vail de nuit. Par exemple, Ali, employé du sec­teur de la chi­mie, enga­gé en temps plein en équipe de nuit rece­vra 78 € bruts en moins par mois.1 Mariam, infir­mière dans un hôpi­tal pri­vé, qui preste 6 nuits par mois tou­che­ra 120 € bruts en moins par mois.2 Quant à David, ouvrier dans un dépôt de la grande dis­tri­bu­tion, tra­vaillant éga­le­ment de nuit, il per­dra 198 € par mois.3

Les pertes de reve­nus cal­cu­lés ci-des­sus se basent sur des don­nées actuelles et figées : les futures aug­men­ta­tions et indexa­tions des salaires et primes de nuit aug­men­te­ront encore cette différence.

Aus­si, le manque à gagner sur une car­rière est consi­dé­rable. Ain­si, sans tenir compte des aug­men­ta­tions et indexa­tions annuelles et par­tant qu’Ali doive encore tra­vailler 25 ans avant sa pen­sion, il per­dra plus de 23 500 € !

Un autre pas­sage doit atti­rer notre atten­tion : « sans perte de pou­voir d’a­chat pour le tra­vailleur qui tra­vaille déjà aujourd’­hui entre 20 h et 24 h ». Les nou­veaux tra­vailleurs en équipes et de nuit sont-ils les seuls impac­tés ? Ou s’agit-il uni­que­ment des tra­vailleurs d’entreprises qui ins­tau­re­ront le tra­vail en équipes et de nuit à l’avenir ? Au-delà des réponses à ces ques­tions, est-il éthique de créer de telles dif­fé­rences de trai­te­ment entre tra­vailleurs concer­nés par des condi­tions équi­va­lentes de tra­vail ? De même, est-il judi­cieux d’accroitre l’attractivité finan­cière de ces régimes de tra­vail en faveur des employeurs et au détri­ment de la san­té et de la qua­li­té de vie des travailleurs ?

Au pro­gramme donc : réduc­tion de la prime de nuit et sup­pres­sion de l’interdiction du tra­vail du dimanche, de nuit et les jours fériés. Prises ensemble, ces mesures indiquent clai­re­ment l’intention du for­ma­teur : les horaires aty­piques doivent se déve­lop­per en Bel­gique. Par consé­quent, un tra­vailleur actuel­le­ment employé en jour­née pour­ra être sou­mis à une adap­ta­tion arbi­traire et consé­quente de son horaire de tra­vail. De même, une future tra­vailleuse sera plus sou­vent confron­tée à des pro­po­si­tions d’emplois pour les­quels le tra­vail du dimanche est une règle non négo­ciable. Mais tra­vailler en déca­lage avec les rythmes habi­tuels de la socié­té laisse des traces sur les prin­ci­paux concernés.

L’IMPACT SUR LA SANTÉ DES TRAVAILLEURS EN ÉQUIPES ET DE NUIT

Les indi­vi­dus sont des êtres diurnes. S’ils sont actifs de nuit, ils entrent en conflit avec leur hor­loge interne. Résul­tat ? Dif­fé­rentes fonc­tions de leur corps comme le som­meil, la tem­pé­ra­ture, la diges­tion et la sécré­tion hor­mo­nale se dérèglent. Cela a bien sûr des consé­quences sur leur san­té : troubles du som­meil, sys­tème diges­tif per­tur­bé, pro­blèmes car­dio­vas­cu­laires, risque de can­cer de la pros­tate, du pan­créas, du rec­tum, de la ves­sie et des pou­mons. Une récente étude pointe aus­si le risque accru de dia­bète pour les per­sonnes sou­mises à un éclai­rage durant la nuit.

De même, une enquête de la KUL-HIVA met en avant la mau­vaise qua­li­té du som­meil des tra­vailleurs en équipes et de nuit. Ain­si 67 % des travailleur·euses concerné·es estiment que leurs habi­tudes de som­meil ne sont pas bonnes, 52 % déclarent que leur som­meil a un impact néga­tif sur leur tra­vail, 65 % estiment que leurs habi­tudes de som­meil ont un impact néga­tif sur leur vie sociale et fami­liale. Et enfin, 69 % déclarent que leur tra­vail a un impact néga­tif sur leurs habi­tudes de sommeil.

Au même titre que des exer­cices phy­siques et une ali­men­ta­tion saine, une bonne nuit de som­meil est pour­tant l’une des meilleures choses que vous puis­siez faire pour votre san­té. A contra­rio, le manque de som­meil peut avoir des effets impor­tants sur notre corps et sur notre men­tal.Sur le plan phy­sique, le manque de som­meil peut entrai­ner un risque accru de mala­dies car­dio­vas­cu­laires, de dia­bète et d’o­bé­si­té, ain­si qu’une alté­ra­tion du sys­tème immu­ni­taire et un retard dans le pro­ces­sus de récu­pé­ra­tion après une mala­die ou une bles­sure physique.

Les effets psy­cho­lo­giques du manque de som­meil peuvent inclure l’ir­ri­ta­bi­li­té, l’an­xié­té et la dépres­sion, ain­si qu’une mémoire et une capa­ci­té de concen­tra­tion plus faibles. En outre, le risque de déve­lop­per la mala­die d’Alz­hei­mer est plus éle­vé. En rai­son des troubles de la concen­tra­tion, vous ris­quez éga­le­ment de com­mettre des erreurs, par exemple au tra­vail ou en condui­sant votre véhi­cule. Cela vous met en dan­ger ain­si que votre entourage.

QUEN EST-IL DE LA QUALITÉ DES RELATIONS FAMILIALES ET SOCIALES DES TRAVAILLEUR·EUSES ?

Outre la san­té, les horaires aty­piques de tra­vail placent le tra­vailleur ou la tra­vailleuse en marge de la socié­té car se retrou­vant régu­liè­re­ment indis­po­nibles pour des acti­vi­tés en socié­té ou en famille. Par exemple, on pour­ra consta­ter un dépha­sage par rap­port aux rythmes sco­laires, aux acti­vi­tés et aux éven­tuels temps de garde des enfants. De même, une indis­po­ni­bi­li­té fré­quente pour une mul­ti­tude d’activités spor­tives, cultu­relles ou ludiques qui se déroulent les week-ends que le tra­vailleur en soit le pro­ta­go­niste, le spec­ta­teur ou le simple accom­pa­gnant. Ces absences nuisent à la qua­li­té de son impli­ca­tion dans la vie fami­liale et sociale.

Côté pro­fes­sion­nel, l’isolement du tra­vailleur du week-end, de nuit ou en équipes existe aus­si. Son accès aux ser­vices de l’entreprise est plus com­pli­qué (ser­vice du per­son­nel, méde­cin du tra­vail, acti­vi­tés sociales, repré­sen­ta­tion du per­son­nel). Son horaire aty­pique de tra­vail freine aus­si son évo­lu­tion pro­fes­sion­nelle en rai­son d’un accès moins aisé aux for­ma­tions. Dans le même ordre d’idée, alors qu’ils consti­tuent un ascen­seur pro­fes­sion­nel et un atout majeur de réorien­ta­tion, les cours du soir ne lui sont pas accessibles.

Alors que le nombre de travailleur·euses malades atteint le demi-mil­lion, que son évo­lu­tion est crois­sante et que le nombre de bur­nouts et de dépres­sions a aug­men­té de 46 % en 5 ans, il appa­rait urgent de prendre des mesures qui amé­liorent les condi­tions de tra­vail. Mal­heu­reu­se­ment, force est de consta­ter que les actuelles inten­tions des par­tis poli­tiques réunis pour un accord de gou­ver­ne­ment fédé­ral vont dans l’autre direc­tion. Com­bien de nou­veaux malades, de bur­nouts et de dépres­sions devrons-nous rele­ver à la suite de cette course à la flexi­bi­li­té ? Quel en sera le coût pour la Sécu­ri­té sociale ? Mais aus­si quelles seront les dif­fi­cul­tés quo­ti­diennes des employeurs confron­tés à un accrois­se­ment des absences pour maladie ?

LA COURSE À LA FLEXIBILITÉ AU DÉTRIMENT DES TRAVAILLEURS

Alors, êtes-vous prêts à tra­vailler le dimanche, la nuit et les jours fériés ? Êtes-vous d’accord de mettre votre san­té en dan­ger et vos rela­tions sociales entre paren­thèses ? Trou­vez-vous aus­si cor­rect de voir vos reve­nus dimi­nuer ? Avant tout accord de gou­ver­ne­ment, les par­tis poli­tiques de la future coa­li­tion fédé­rale devront prendre en consi­dé­ra­tion les consé­quences concrètes induites par des horaires aty­piques de tra­vail. La course à la flexi­bi­li­té dété­rio­re­ra le quo­ti­dien et le reve­nu des travailleur·euses, les éloi­gne­ra de leur emploi, ne répon­dra pas aux attentes des entre­prises sur la durée et aug­men­te­ra les coûts de la sécu­ri­té sociale.

Sur base du conte­nu actuel de la « super nota », les travailleur·euses sortent perdant·es sur toute la ligne : plus de flexi­bi­li­té et moins de reve­nus, plus de risques pour leur san­té et moins de temps pour leurs rela­tions fami­liales et sociales. Indé­pen­dam­ment des visions poli­tiques, les travailleur·euses méritent plus de consi­dé­ra­tion et de res­pect, en par­ti­cu­lier ceux qui sont les plus expo­sés aux pro­blèmes de san­té et qui ren­contrent des dif­fi­cul­tés à com­bi­ner vie pri­vée et vie professionnelle.

  1. Salaires et primes de nuit mini­ma appli­qués pour les employés du sec­teur de la chi­mie : Salaires en CP 207 et CCT 49.
  2. Voir Le baro­mètre de la vie chère — FGTB Wal­lonne.
  3. Idem.

Andrea Della Vecchia est secrétaire fédéral de la FGTB

Cet article fait partie d'uns série de trois contributions liées aux enjeux que posent les projets gouvernementaux en matière de flexibilisation du temps de travail.

La f·r·acture sociale de la flexibilité - Andrea Della Vecchia

Les impacts genrés de la flexibilisation du travail - July Robert

Sans papiers, laboratoire de la flexibilisation du travail - Aurélie Ghalim

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *