Le « travail migrant » : laboratoire néolibéral de la flexibilité

Illustration : Ivonne Gargano

Le nou­veau gou­ver­ne­ment fédé­ral belge dit « Ari­zo­na » entend por­ter atteinte aux droits des travailleur·euses, notam­ment, à tra­vers la sup­pres­sion de l’interdiction du tra­vail du dimanche, de nuit et les jours fériés. Il compte éga­le­ment s’attaquer vio­lem­ment aux per­sonnes exilé·es en menant une poli­tique d’extrême droite en matière d’asile et de migra­tion. Face à cette volon­té du gou­ver­ne­ment d’accentuer à la fois la flexi­bi­li­sa­tion du tra­vail et la répres­sion des per­sonnes en situa­tion d’exil et des travailleur·euses sans papiers, nous sou­hai­tons mettre en valeur les liens qui existent entre déré­gu­la­tion du mar­ché de l’emploi, flexi­bi­li­té et « tra­vail migrant ». De quelles manières les poli­tiques migra­toires contem­po­raines servent-elles à pro­duire une main d’œuvre sur­ex­ploi­tée et ultra-flexi­bi­li­sée au sein du sys­tème capi­ta­liste néo­li­bé­ral ? Com­ment « les sans-papiers sont-ils deve­nus – comme le dit le phi­lo­sophe et poli­tiste Ange Berg­son Lend­ja Ngnem­zu – la « figure moderne de la pré­ca­ri­sa­tion du tra­vail » et le « mar­queur socio­lo­gique de la fin du sala­riat » ?

Nous assis­tons ces der­nières années à diverses « Lois Tra­vail » en Europe menant à une régres­sion du droit afin de flexi­bi­li­ser le monde du tra­vail, c’est-à-dire à la pos­si­bi­li­té d’adapter l’emploi en fonc­tion des fluc­tua­tions de la demande, qua­si­ment à flux ten­dus. Les horaires aty­piques et le tra­vail de nuit concernent ain­si de plus en plus de branches pro­fes­sion­nelles, par­ti­cu­liè­re­ment celles qui ont été « ubé­ri­sées ».

À rai­son, le tra­vail de nuit est jusqu’à pré­sent enca­dré car il crée de nom­breux pro­blèmes de san­té et impacte néga­ti­ve­ment la vie sociale des travailleur·euses. Or, les travailleur·euses migrant·es, sans papiers et au titre de séjour pré­caire sont struc­tu­rel­le­ment exposé·es à de longues heures de tra­vail sous-payées, à des horaires aty­piques, fré­quem­ment sans repos. Elles et ils sont très sou­vent vic­times de vio­lences psy­cho­lo­giques et phy­siques. Leurs condi­tions de tra­vail, telles que déve­lop­pées ci-des­sous, relèvent majo­ri­tai­re­ment de la surexploitation.

RÉALITÉS ET CONDITIONS DE TRAVAIL DES PERSONNES MIGRANTES

Les réa­li­tés et les condi­tions de tra­vail dégra­dées trai­tées ici concernent des travailleur·euses pris·es dans les mul­tiples caté­go­ries du régime migra­toire1, caté­go­ries qui sont elles-mêmes très mou­vantes2.

Aujourd’hui, le nombre de per­sonnes sans papiers en Bel­gique est éva­lué à plus de 110 000 selon une étude de la VUB . Le pro­ces­sus de « sans­pa­pié­ri­sa­tion », qui est la néga­tion d’une situa­tion admi­nis­tra­tive, empiète sur de nom­breux autres droits tels que l’accès au loge­ment, à un tra­vail décent, à la san­té, à une édu­ca­tion. Il plonge des mil­liers de per­sonnes en Bel­gique dans l’incapacité à mener une vie digne. Les travailleur·euses sans papiers sont exclu·es des allo­ca­tions de chô­mage et de la sécu­ri­té sociale.

À par­tir des années 1970, dans un contexte d’augmentation du chô­mage suite au choc pétro­lier, la Bel­gique et les autres pays d’Europe occi­den­tale mettent fin à l’immigration de tra­vail. Cette fer­me­ture des fron­tières euro­péennes va, dès lors, entrai­ner une immi­gra­tion irré­gu­lière. C’est-à-dire dire, comme le qua­li­fie le socio­logue Daniel Veron, qu’elle conduit à la mise en place d’une « illé­ga­li­sa­tion struc­tu­relle des per­sonnes migrantes »3. On voit ici le rôle de la fron­tière qui déter­mine le sta­tut – régu­lier ou irré­gu­lier — de la per­sonne en situa­tion de migration.

Ce tour­nant marque aus­si une orien­ta­tion de l’économie vers la flexi­bi­li­sa­tion et l’externalisation4. À par­tir de ce moment-là, les nou­velles arri­vées de main‑d’œuvre étran­gère subissent une exclu­sion du monde sala­rial dans lequel elles avaient été incluses depuis l’après-guerre pour ensuite être illégalisée/irrégularisée. Ce double pro­ces­sus va per­mettre de ren­for­cer la seg­men­ta­tion et les muta­tions du mar­ché du tra­vail5. En consé­quence de cette nou­velle confi­gu­ra­tion des poli­tiques migra­toires, les étran­gers sont davan­tage mar­qués par la précarité.

L’usage de cette main‑d’œuvre va alors pro­gres­si­ve­ment pas­ser du sec­teur indus­triel au ter­tiaire, en ciblant plus par­ti­cu­liè­re­ment cer­taines acti­vi­tés. Ain­si, la figure de l’ouvrier spé­cia­li­sé immi­gré tend à dis­pa­raitre pour être rem­pla­cée par celle du tra­vailleur étran­ger sans titre de séjour6. La déré­gu­la­tion du mar­ché du tra­vail dans un contexte de dés­in­dus­tria­li­sa­tion en Europe occi­den­tale va accroitre et diver­si­fier le tra­vail migrant. 

LE TRAVAIL MIGRANT

Daniel Veron défi­nit le « tra­vail migrant » comme une manière de s’approprier une force de tra­vail humaine qui repose sur sa cir­cu­la­tion. Ce tra­vail migrant est deve­nu indis­pen­sable pour de nom­breux sec­teurs du capi­ta­lisme avan­cé. Cette main‑d’œuvre spé­ci­fique peut se décli­ner sous dif­fé­rents sta­tuts et formes – légaux ou illé­gaux, accords trans­na­tio­naux ou bila­té­raux, tra­vail tem­po­raire, sai­son­nier ou déta­ché – qui résulte d’une varié­té de « dis­po­si­tifs ins­ti­tu­tion­nels » per­met­tant « la mise au tra­vail des per­sonnes migrantes dans des condi­tions d’exploitation »7.

La cap­ta­tion de la force de tra­vail étran­gère se déploie prin­ci­pa­le­ment de deux manières. D’une part, il y a la face « illé­gale », celle de l’insertion « illé­gale » des travailleur·euses sans-papiers sur le mar­ché natio­nal du tra­vail. D’autre part, la face « légale » qui consiste à impor­ter une main‑d’œuvre étran­gère via le tra­vail déta­ché. Les condi­tions de tra­vail aux­quelles sont soumis·es les travailleur·euses migrant·es et sans-papiers sont extrê­me­ment pénibles et carac­té­ri­sées par une grande flexi­bi­li­té. Iels sont sou­vent payé·es à la tâche, ce qui annule la notion d’horaires et per­met une dis­po­ni­bi­li­té accrue de la main‑d’œuvre.

Par ailleurs, les travailleur·euses migrant·es et sans-papiers sont mas­si­ve­ment présent·es dans ce qu’on nomme les « 3D jobs », à savoir les métiers consi­dé­rés comme sales, dan­ge­reux et exi­geants (Les trois « D » pour dir­ty, dan­ge­rous et deman­ding en anglais). Les 3D jobs peuvent cou­vrir des sec­teurs très variés, mais leur point com­mun est qu’il concerne des métiers jugés socia­le­ment non dési­rables, ceux dont les condi­tions sont très dif­fi­ciles, pré­sentent un risque éle­vé d’ac­ci­dents et sont sou­mis à des horaires aty­piques. Les travailleur·euses migrant·es et sans papiers sont ain­si par­ti­cu­liè­re­ment présent·es dans les sec­teurs sui­vants : hôtel­le­rie, res­tau­ra­tion, bâti­ment, net­toyage, sécu­ri­té, aide à la per­sonne, logis­tique, ramas­sage et tri des déchets, agri­cul­ture, l’hor­ti­cul­ture et confection.

DÉLOCALISATION SUR PLACE

Ces sec­teurs du tra­vail migrant cor­res­pondent à des métiers qui ne pour­raient pas être délo­ca­li­sés dans d’autres pays aux salaires plus bas. Et pour­tant, en employant prin­ci­pa­le­ment une main‑d’œuvre com­po­sée de travailleur·euses migrant·es et sans-papiers, les employeurs se garan­tissent les avan­tages de la délo­ca­li­sa­tion sur le ter­ri­toire natio­nal. Une pra­tique d’exploitation sans entrave que le socio­logue Emma­nuel Ter­ray a qua­li­fiée de « délo­ca­li­sa­tion sur place »8

Elle per­met ain­si de cumu­ler les avan­tages de la délo­ca­li­sa­tion nor­male – bas salaires, condi­tions de tra­vail peu strictes, temps de tra­vail plus long, coti­sa­tions sociales réduites ou nulles, qua­si-absence de pou­voir syn­di­cal et de contrôle – sans tous les frais qu’occasionne le dépla­ce­ment des acti­vi­tés d’une entre­prise à l’étranger comme les salaires des cadres et les trans­ports9. Comme le sou­ligne Ter­ray, « la flexi­bi­li­té du tra­vail des étran­gers sans titre est totale »10 : ces travailleur·euses sont très sou­vent vic­times de dis­cri­mi­na­tions sur leurs lieux de tra­vail et affecté·es aux tâches les plus pénibles et dan­ge­reuses du fait de leurs ori­gines et de la pré­ca­ri­té de leur situa­tion administrative.

Cette sur­ex­ploi­ta­tion de la main‑d’œuvre migrante ne peut s’opérer que par un double pro­ces­sus : à la fois l’exclusion du droit com­mun et l’inclusion dans le mar­ché du tra­vail, autre­ment dit l’« inclu­sion dif­fé­ren­tielle » telle que pro­po­sée par les phi­lo­sophes San­dro Mez­za­da et Brett Neil­son11. Il s’agit d’un « fil­trage sélec­tif des mobi­li­tés de la main‑d’œuvre ». Les migrant·es sont ain­si perçu·es comme un stock de main‑d’œuvre à sur­ex­ploi­ter. Les nou­velles flexi­bi­li­tés du mar­ché du tra­vail néces­sitent une fron­tière sans cesse mou­vante par laquelle des travailleur·euses illégalisé·es peuvent être inclu·es et ensuite exclu·es de ce mar­ché : « les per­sonnes migrantes sont pro­duites comme force de tra­vail spé­ci­fique du fait de l’infra-droit que la fron­tière ins­ti­tue »12. La « dépor­ta­bi­li­té » carac­té­rise cette force de tra­vail. Les citoyen·nes sans-papiers vivent en effet constam­ment sous la menace car iels risquent à tout moment de se faire contrô­ler lors de leurs dépla­ce­ments, notam­ment vers leur lieu de travail.

« INDÉSIRABLE MAIS INDISPENSABLE

Cette répres­sion vio­lente et le risque de dépor­ta­tion qu’ils subissent font d’ailleurs par­tie de la ges­tion de la main‑d’œuvre migrante comme l’indique l’anthropologue Nico­las de Geno­va : « c’est la dépor­ta­bi­li­té, et non la dépor­ta­tion en soi, qui a his­to­ri­que­ment fait des tra­vailleurs migrants en situa­tion irré­gu­lière une mar­chan­dise jetable (…) Ce qui rend l’expulsion si déci­sive dans la pro­duc­tion légale de l’« illé­ga­li­té » des migrants et la poli­tique de mili­ta­ri­sa­tion des fron­tières des États-nations est que cer­tains sont dépor­tés afin que la plu­part puissent demeu­rer (non-dépor­tés) – en tant que tra­vailleurs, ren­dus « illé­gaux » par leur sta­tut par­ti­cu­lier de migrants »13.

Les travailleur·euses sans-papiers incarnent cette figure à la fois « indé­si­rable mais indis­pen­sable »14. On pour­rait pen­ser à une contra­dic­tion, mais c’est pré­ci­sé­ment la construc­tion de leur indé­si­ra­bi­li­té qui per­met et ren­force leur dési­ra­bi­li­té éco­no­mique en tant que main‑d’œuvre cor­véable et peu chère15.

Les travailleur·euses sans-papiers sont en pre­mière ligne des trans­for­ma­tions du mar­ché du tra­vail et de sa flexi­bi­li­sa­tion. Leur inser­tion illé­ga­li­sée sur le mar­ché du tra­vail natio­nal fait office de labo­ra­toire – et non de variable d’ajustement – pour les trans­for­ma­tions struc­tu­relles qui pèse­ront par la suite sur l’ensemble des travailleur·euses16. Le tra­vailleur sans-papier est un « super-tra­vailleur déré­gu­lé [et] dési­rable en tant qu’objet de pro­duc­tion et de domi­na­tion »17 pour lequel l’employeur ne doit pas se pré­oc­cu­per de la recons­ti­tu­tion de la force de travail.

Contrai­re­ment à l’ancienne figure du tra­vailleur immi­gré sala­rié, la main‑d’œuvre migrante est adap­table en temps réel au besoin du mar­ché, sou­mise aux pro­ces­sus de « cap­ta­tion » et d’ « exclu­sion ». Le socio­logue Abdel­ma­lek Sayad, spé­cia­liste des études sur l’immigration, défi­nis­sait l’immigré comme étant « essen­tiel­le­ment une force de tra­vail, et une force de tra­vail pro­vi­soire, tem­po­raire, en tran­sit »18.

Les poli­tiques migra­toires et le régime de fron­tière offrent le cadre à la sur­ex­ploi­ta­tion des per­sonnes migrantes au sein de l’économie capi­ta­liste néo­li­bé­rale. C’est ce que sou­ligne Har­sha Walia lorsqu’elle écrit que « la libre cir­cu­la­tion des capi­taux exige une main‑d’œuvre pré­caire, façon­née par l’immobilité qu’imposent les fron­tières »19. Les contrôles aux fron­tières per­mettent de redi­ri­ger les per­sonnes migrantes vers la migra­tion tem­po­raire de tra­vail : « leur force de tra­vail est d’abord cap­tu­rée par la fron­tière puis contrô­lée et exploi­tée par l’employeur ». Cette « inclu­sion-mar­chan­di­sa­tion » des exilé·es n’est pas oppo­sée aux poli­tiques de l’exclusion et en fait plei­ne­ment par­tie20.

GENRE, RACE ET COLONIALITÉ

L’insertion sur le mar­ché du tra­vail des per­sonnes migrantes et sans-papiers se déroule selon une dis­tri­bu­tion eth­ni­ci­sée, gen­rée et empreinte de colo­nia­li­té. Comme le sou­ligne Daniel Veron : « Le déve­lop­pe­ment de la migra­tion inter­na­tio­nale (après l’esclavage et à côté du fait colo­nial) jette ain­si les bases maté­rielles nou­velles d’un redé­ploie­ment des rap­ports de domi­na­tion fon­dé sur la race et le sexe. Le tra­vail migrant devient un lieu cen­tral de la co-construc­tion des rap­ports de classe, de race et de genre »21.

La mon­dia­li­sa­tion néo­li­bé­rale ou capi­ta­lisme mon­dia­li­sé induit une divi­sion inter­na­tio­nale du tra­vail et une exploi­ta­tion spé­ci­fique des femmes des Suds qui sont assi­gnées à un tra­vail repro­duc­tif, notam­ment, dans un contexte de recul des ser­vices publics en Occi­dent. En effet, une main-d’œuvre fémi­nine non-blanche et pré­caire est uti­li­sée pour pal­lier le manque de res­sources col­lec­tives néces­saires à la repro­duc­tion de la force de tra­vail. Les ser­vices publics qui occupent cette fonc­tion de repro­duc­tion sont indis­pen­sables au tra­vail de pro­duc­tion et à l’accumulation du capi­tal. En consé­quence de la baisse de finan­ce­ment des ser­vices publics, les tra­vailleuses sans-papiers se retrouvent, prin­ci­pa­le­ment, à occu­per les métiers du care (aide à domi­cile, auxi­liaire de vie, aide-soi­gnante…) et ain­si répondre à ces besoins de manière indi­vi­duelle. En paral­lèle des sec­teurs de la repro­duc­tion, elles se retrouvent aus­si très nom­breuses dans ceux de la pros­ti­tu­tion.

De manière géné­rale, les per­sonnes migrantes sont pré­sen­tées comme des sujettes non-auto­nomes et inaptes à la citoyen­ne­té. Elles peuvent ensuite être sur­ex­ploi­tées au tra­vail sans que cela ne sus­cite une indi­gna­tion géné­rale. Par les dis­cours poli­tiques et média­tiques et les repré­sen­ta­tions confé­rant une image de sous-citoyen·ne, leur exploi­ta­bi­li­té est ain­si natu­ra­li­sée22. Cette vision, à la fois essen­tia­liste et dif­fé­ren­tia­liste, vient jus­ti­fier leur sur­ex­ploi­ta­tion sur le mar­ché du tra­vail. Le sans-papiers « incarne le modèle pur et par­fait de la méto­ny­mie essen­tia­liste et raciste de l’un pour le tout qui en fait un pro­duit inter­chan­geable, pas même comp­té lorsqu’il dis­pa­rait, mais pré­sent à volon­té pour cer­tains employeurs »23.

Les carac­tères racial et raciste ren­forcent très sou­vent cette vision déshu­ma­ni­sante et s’inscrivent dans une matrice colo­niale (ou colo­nia­li­té). Autre­ment dit, un sys­tème struc­tu­rant, héri­té de la colo­ni­sa­tion, qui conti­nue de façon­ner les struc­tures sociales, poli­tiques, éco­no­miques, cultu­relles et men­tales des socié­tés contem­po­raines, ain­si que les rap­ports entre les métro­poles et leurs anciennes colo­nies. Les poli­tiques migra­toires sont consti­tuées dans un cadre qui est celui de la colo­nia­li­té du pou­voir. Cette notion for­gée par le socio­logue péru­vien, Ani­bal Qui­ja­no, per­met d’exposer la per­pé­tua­tion, et donc l’actualisation, du rap­port colo­nial24. En matière de migra­tion, cette colo­nia­li­té du pou­voir pro­duit des poli­tiques racia­li­santes. Ce cadre d’analyse révèle les dif­fé­rents modes d’exploitation et d’exclusion que vivent les per­sonnes exi­lées issues des Suds. C’est ce rap­port qui per­met de pla­cer les per­sonnes migrantes dans une posi­tion de subal­terne et de les exclure du régime de droits et de citoyen­ne­té. Nous l’avons dit, ce pro­ces­sus d’exclusion favo­rise en retour l’exploitation de ces per­sonnes au travail.

Par ailleurs, les causes des migra­tions contraintes relèvent d’un sys­tème capi­ta­liste et néo­co­lo­nial qui engendre un pro­ces­sus de dépos­ses­sion dans les pays du Sud. Bien que les rai­sons qui poussent au départ soient com­plexes et mul­tiples, il existe néan­moins une logique sys­té­mique de l’expulsion sévis­sant dans les pays du Sud25.. Autre­ment dit, des pro­ces­sus de pré­da­tions, carac­té­ris­tiques du capi­ta­lisme glo­ba­li­sé, qui ont pour consé­quence « la des­truc­tion des pos­si­bi­li­tés d’une autoch­to­nie » et « l’impossibilité à res­ter chez soi ». Ce sont ensuite les éco­no­mies du Nord glo­bal qui pro­fitent et béné­fi­cient de l’expulsion des popu­la­tions issues des Suds26. C’est ce que l’anthropologue Claude Mel­las­soux désigne comme « la contri­bu­tion des immi­grés issus des pays sous-déve­lop­pés au sur­dé­ve­lop­pe­ment des pays riches »27.

À ce pro­pos, la figure post­co­lo­niale des travailleur·euses migrant·es et sans titre entre­tient des simi­li­tudes avec les travailleur·euses coloniaux·ales qu’on ache­mi­nait vers les métro­poles pour pal­lier la pénu­rie de main‑d’œuvre avant d’être ensuite renvoyé·es28. Comme durant l’époque colo­niale, le·la travailleur·euse migrant·e et sans papier — indé­si­rable mais indis­pen­sable — pose un défi pour les poli­tiques racistes et xéno­phobes natio­nales et euro­péennes qui ne peuvent se pas­ser de cette main‑d’œuvre étran­gère mais redoute que l’ordre racial blanc ne soit per­tur­bé par leur présence.

À LA FOIS COBAYES ET AMORTISSEURS

Bien que la main‑d’œuvre migrante et sans-papiers repré­sente une part minime de la popu­la­tion active, elle est au cœur du dis­po­si­tif éco­no­mique. Le ou la travailleur·euse migrante et sans-papier incarne cette sur­flexi­bi­li­té qui ren­force le sys­tème pro­duc­tif à cer­tains points spé­ci­fiques29. Sa posi­tion stra­té­gique fait office de cobaye dans le cadre des poli­tiques de déré­gu­la­tion du mar­ché qui touchent l’ensemble des travailleur·euses30.

En effet, ces dernier·es sont éga­le­ment impacté·es par les nou­velles formes de tra­vail et de contrats dégra­dés bien qu’iels ne vivent pas la menace de la dépor­ta­tion contrai­re­ment aux per­sonnes sans titre de séjour. Les pro­ces­sus d’illégalisation cou­plés aux risques de déten­tion et de dépor­ta­tion per­mettent au patro­nat de s’assurer une main‑d’œuvre étran­gère docile – le tra­vail migrant est mar­qué par une dis­ci­pli­na­ri­sa­tion et une subor­di­na­tion abso­lues — qui ne reven­di­que­ra pas ses droits. Lorsque celle-ci les reven­dique en tant que travailleur·euses – l’illégalisation de leur sta­tut les empê­che­ra de les faire valoir. Comme le résume Daniel Véron : « leur qua­li­té de tra­vailleur s’efface devant celle de sans-papier »31.

En défi­ni­tive, les poli­tiques dites de lutte contre « l’immigration illé­gale » — telles que reven­di­quées par de nom­breux gou­ver­ne­ments actuels, notam­ment, par le gou­ver­ne­ment De Wever – servent à flexi­bi­li­ser encore davan­tage les travailleur·euses migrant·es et sans-papiers pour que ce bas­sin de main‑d’œuvre soit direc­te­ment adap­table aux exi­gences de l’économie néo­li­bé­rale32.

Par ailleurs, les travailleur·euses étranger·es avec ou sans titres de séjour ont aus­si un rôle d’amortisseur car iels sup­portent les consé­quences les plus néga­tives des muta­tions du mar­ché du tra­vail, ce qui per­met d’atténuer les ten­sions sociales. Les travailleur·euses étranger·es sont contraint·es d’assumer cette double fonc­tion de cobayes et d’amortisseurs par leur vul­né­ra­bi­li­té33. Le tra­vail migrant per­met de garan­tir la flexi­bi­li­sa­tion du mar­ché du tra­vail sans que celui-ci ne connaisse trop de remous ni de contes­ta­tion sociale. C’est aus­si le tra­vail des per­sonnes migrantes et sans-papiers qui per­met de conser­ver un cer­tain nombre d’emplois tenus par le reste de la popu­la­tion active34.

FAIRE OUBLIER LA CASSE SOCIALE

En guise de conclu­sion, nous don­ne­rons la parole à Éva Maria Jime­nez Lamas, res­pon­sable de « Migrant·e·s CSC Bruxelles » et de la « Ligue des tra­vailleuses domes­tiques de la CSC Bruxelles » que nous avons ren­con­trée pour écrire cet article. Selon elle, la cri­mi­na­li­sa­tion des travailleur·euses sans-papiers ou avec un titre de séjour pré­caire sert, entre autres, à faire ava­ler la pilule sur les mesures de casse sociale et d’intensification de la flexi­bi­li­sa­tion du tra­vail à l’œuvre pour les pro­chaines années. Elle consiste à dire en sub­stance à la popu­la­tion active : « ne vous inquié­tez pas si vous per­dez un peu, parce que vrai­ment les migrants, eux, ils n’au­ront plus aucune aide sociale ». Cette poli­tique per­met donc de faire diver­sion sur les innom­brables attaques lan­cées à l’encontre du monde du tra­vail par Bart De Wever et le gou­ver­ne­ment Ari­zo­na tout en assu­mant, pré­cise Jime­nez, « des pra­tiques d’assignation, d’exclusion et d’expulsion pour certain·es ». Les per­sonnes migrantes et sans-papiers sont ain­si deve­nues la figure ultime de l’altérité. Un bouc émis­saire pra­tique et idéal qui sert à impo­ser l’austérité à l’ensemble des travailleur·euses tout en inten­si­fiant les poli­tiques racistes et xénophobes.

  1. Voir You­ri Lou Ver­ton­gen, Papiers pour tous. Qua­rante ans de mobi­li­sa­tions en faveur de la régu­la­ri­sa­tion des sans-papiers en Bel­gique (1974 – 2014), Aca­de­mia, 2023.
  2. Les sta­tuts des per­sonnes migrantes peuvent sans cesse varier et pas­ser de la régu­la­ri­sa­tion à l’irrégularisation. Le terme « migrant » est abs­trait et peu pré­cis pour qua­li­fier le pro­fil de la per­sonne dési­gnée comme tel et nous ren­seigne uni­que­ment sur le fait que celle-ci est ins­crite dans un par­cours migra­toire. Par ailleurs, le terme « migrant·e » est deve­nu une déno­mi­na­tion stig­ma­ti­sante, sous-enten­dant « migrant·es éco­no­miques », elleux-mêmes considéré·es comme de « faux·sses réfugié·es » et jugé·es indé­si­rables par les défenseur·euses des poli­tiques migra­toires res­tric­tives. Le terme « sans-papier », dési­gnant une per­sonne sans sta­tut légal, ren­voie quant à lui à des réa­li­tés mul­tiples. Les per­sonnes sans-papiers à qui on refuse le droit au séjour, pla­cées de fac­to en dehors du droit com­mun, sont la résul­tante de poli­tiques migra­toire basées sur l’exclusion. L’expression « la fabrique des sans-papiers » per­met, en effet, de visi­bi­li­ser ce pro­ces­sus qui empêche à des per­sonnes d’avoir accès aux droits.
  3. Daniel Veron, Le tra­vail migrant, l’autre délo­ca­li­sa­tion, La Dis­pute 2024.
  4. Ibid.
  5. Ibid.
  6. Voir Andrea Rea, « Les nou­velles figures du tra­vailleur immi­gré : frag­men­ta­tion des sta­tuts d’emploi et euro­péa­ni­sa­tion des migra­tions » in Revue euro­péenne des migra­tions inter­na­tio­nales, vol. 29 — n°2 | 2013
  7. Ibid.
  8. Emma­nuel Ter­ray, « Le tra­vail des étran­gers en situa­tion irré­gu­lière ou la délo­ca­li­sa­tion sur place » in Étienne Bali­bar et al. (dir.), Sans-papiers : l’archaïsme fatal, La Décou­verte, 1999.
  9. Ibid.
  10. Ibid.
  11. San­dro Mez­za­dra et Brett Neil­son, « Fron­tières et inclu­sion dif­fé­ren­tielle » in Rue Des­cartes, 67 (1), Col­lège inter­na­tio­nal de phi­lo­so­phie, pp 102 – 108, 2010.
  12. Daniel Veron, op. cit
  13. Nicho­las de Geno­va, cité par Marc Ber­nar­dot, « Le ‘’sans-papier’’, un super tra­vailleur », in Cap­tures, 2012.
  14. Daniel Veron, op. cit
  15. Ibid.
  16. Ibid.
  17. Marc Ber­nar­dot, op. cit.
  18. Abdel­ma­lek Sayad, « Qu’est-ce qu’un immi­gré ? » (Peuples médi­ter­ra­néens n° 71, 1995) cité par Marie Cegar­ra, « De la flexi­bi­li­té du tra­vailleur étran­ger » in Manière de voir, N°62, mars-avril 2002 
  19. Har­sha Walia, op.cit
  20. Ibid.
  21. Daniel Veron, op. cit
  22. Nicho­las De Geno­va, op. cit.
  23. Marc Ber­nar­dot, op. cit.
  24. La « colo­nia­li­té du pou­voir » désigne un régime de pou­voir qui émerge à l’époque moderne avec la colo­ni­sa­tion et l’avènement du capi­ta­lisme. Elle ne s’achève pas avec le pro­ces­sus d’indépendance des années 1950 – 60, mais conti­nue d’organiser les rap­ports sociaux de pou­voirs actuels dans le sys­tème monde. Voir Aní­bal Qui­ja­no, « Race et colo­nia­li­té du pou­voir », Mou­ve­ments n° 51, 2007.
  25. Lire à ce sujet Sas­kia Sas­sen, Expul­sions. Bru­ta­li­té et com­plexi­té dans l’économie glo­bale¸ Gal­li­mard, 2016.
  26. Daniel Veron, op. cit
  27. Cité par Ange Berg­son Lend­ja Ngnem­zué, « Poli­ti­sa­tion du tra­vail des étran­gers : repen­ser la variable « sans-papiers » », pp 69 à 92 in Poli­tique afri­caine, 2014/1 N° 133
  28. Lire à ce sujet Laurent Dor­nel, Indis­pen­sables et indé­si­rables. Les tra­vailleurs colo­niaux de la Grande Guerre, La Décou­verte, 2025.
  29. Daniel Veron, op.cit.
  30. Ibid.
  31. Ibid.
  32. Ibid.
  33. E. Ter­ray, op. cit.
  34. Ibid.

Cet article fait partie d'uns série de trois contributions liées aux enjeux que posent les projets gouvernementaux en matière de flexibilisation du temps de travail.

La f·r·acture sociale de la flexibilité - Andrea Della Vecchia

Les impacts genrés de la flexibilisation du travail - July Robert

Sans papiers, laboratoire de la flexibilisation du travail - Aurélie Ghalim

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *