Mais, au cours de l’Histoire, ces échafaudages symboliques, dont l’efficacité dépend des époques comme des cultures et où les religions ont, jusqu’à présent, récolté plus de succès que les utopies, sont partiellement déconstruits par les révolutions cognitives du 17e siècle. Désormais, dans le sillage des savants et en rivalité avec les spiritualités et les théologies, la science moderne, fondée sur l’argumentation et la démonstration plutôt que sur la conviction et la croyance, impose progressivement ses paradigmes. Jusqu’à une rationalisation absolue du réel au détriment de la conscience et de la morale qui ne riment plus guère avec les découvertes technologiques. Cette évolution s’illustre singulièrement dans le domaine militaire depuis Hiroshima. Le remède est devenu un poison qui désenchante totalement le monde.
Alors, comme un tragique retour de balancier, les facteurs dits de progrès et les facteurs dits de régression se rééquilibrent. Le récit structuré de la destinée humaine, bâti sur la critique historique, avoisine avec les historiettes les plus saugrenues. Les vérités, toujours provisoires, ancrées dans l’enquête et la recherche, cohabitent de plus en plus avec les fantasmes du complot, les fake news et les informations alternatives « post-vérité ». Grand retour aux illusions archaïques, aux pensées primaires et aux affirmations péremptoires. La matrice cartésienne prend l’eau de toutes parts. Aux efforts pédagogiques des virologues et des microbiologistes, répondent le rejet du masque, les succès fulgurants du documentaire « Hold-Up », le pillage des magasins d’armes, l’effondrement des ventes de la bière Corona ou le stockage d’écailles de pangolins.
La vague conspirationniste s’est amplifiée avec la pandémie. Mais les prémices de l’érosion de la culture du raisonnement scientifique fermentaient déjà bien auparavant et ce, au-delà des cercles de militants d’extrême-droite, de quelques sectes d’illuminés ou des tweets incendiaires de l’ancien locataire de la Maison blanche. Le doute, le soupçon, le relativisme et les récits alternatifs prospèrent avec un succès inégalé.
En France, une frange significative de l’opinion, selon un sondage réalisé en 2017 par la Fondation Jean Jaurès, estime crédible que « le virus du Sida ait été créé par un laboratoire et testé sur la population africaine » ou que « les trainées blanches laissées par le passage des avions sont composées de produits chimiques délibérément répandus pour des raisons tenues secrètes ».
L’analyste Jérôme Fourquet évoque le poids des séries américaines dans les représentations collectives des générations les plus récentes et la perte de crédit des discours scientifiques pour expliquer l’inflation de ces croyances1. Rappelons que plus de la moitié des Américains estiment que le récit biblique représente la vérité de l’histoire humaine et que le darwinisme constitue une imposture. Le procès du singe n’est pas terminé. Cet essor de l’irrationnel voisine depuis longtemps avec les crises sanitaires et monte encore en puissance à l’époque des réseaux « sots-ciaux », du délitement du lien social et des normes de réciprocité et de confiance, délitement entretenu par la communication à distance propre au net, le confinement et les gestes barrières.
Dès l’épidémie de grippe dite espagnole en 1918, le port du masque est contesté. On invoque déjà la tyrannie de l’hygiène, la version ancienne du « sanitairement correct ». On dénonce les interdictions, imposées par l’Etat, de cracher dans les lieux publics au nom de la lutte contre la tuberculose, ou l’obligation, à Paris dès 1883, de placer les déchets ménagers dans des poubelles, du nom du Préfet qui prit cet arrêté pour lutter contre la propagation des maladies. Comme le rappelle François Reynaert, d’autres combats de santé publique, tels le port obligatoire de la ceinture de sécurité en voiture, le casque pour les motards, la lutte contre l’alcool au volant ou les obligations de vaccination contre la variole au 19e siècle, ont suscité de violentes réactions2. Des oppositions féroces construites toujours sur les mêmes arguments : la défense de la liberté individuelle et l’indignation face à des pouvoirs publics qui entendent tout régenter. Bref, le droit « de prendre les risques que je veux ».
Bien évidemment toutes les dérives liberticides et totalitaires peuvent pointer le museau au cœur de ce dosage, au réglage subtil, entre les droits et les libertés fondamentales d’un côté et, de l’autre, l’intérêt sanitaire général. Les projets annoncés de vaccination, gratuite et non-obligatoire, relèvent sans doute du test de vivacité démocratique et d’empathie collective. Mais gageons que la pulsion idolâtre, comme les prétendus desseins cachés de puissances occultes, gagneront hélas à nouveau du terrain, notamment virtuel, sur l’esprit critique et sur la démarche rationnelle.
- Jérôme Fourquet, L’archipel français, Seuil, 2019
- François Reynaert, « « On n’a plus le droit de rien », ce tube indémodable », L’Obs du 24 septembre 2020.