Le tableau est plus nuancé que ne le laisse entrevoir une telle palette générationnelle monochromatique. D’abord, parce que le coronavirus ne frappe pas que les personnes âgées : ses effets les plus pathogènes, comme l’ont montré nombre d’études, sont étroitement corrélés à des situations de pauvreté et à des statuts socioprofessionnels dévalorisés : un jeune manutentionnaire travaillant dans l’entrepôt d’une multinationale d’e‑commerce est bien davantage exposé qu’une étudiante exilée dans la résidence secondaire de ses parents ou dans l’habitation familiale quatre façades en périphérie urbaine.
Ensuite « les » jeunes n’ont pas été dépeints que sous les traits de la victime. Ils ont aussi été l’objet ou le réceptacle des récriminations de certains ainés qui ont projeté sur eux leurs angoisses de mort. Ils ont subi – et continuent à subir – des procès moraux en légèreté de comportement, en inconscience et en irresponsabilité. Notamment par le biais de ces images les surprenant en situation de groupement non autorisé dans un parc ou au pied d’un immeuble d’une cité de logements sociaux, ou encore dans les informations, aux accents de quasi-réquisitoire, sur les lockdown parties ou les « teufs » clandestines. Aux « Salauds de pauvres ! » placés dans la bouche de Jean Gabin par Claude Autant-Lara dans la Traversée de Paris, ont succédé les « Saletés de jeunes ! » à peine contenus.
C’est d’autant plus commode quand les seconds se confondent avec les premiers… et figurent ceux qui, de tout temps, ont été désignés comme « un problème » ou comme « une menace » pour la société, comme le rappelle Bernard Devos, le Délégué général aux droits de l’enfant de la Fédération Wallonie-Bruxelles1. De fait, les jeunes les plus ciblés par l’expression de l’ordre moral sous régime Covid ne sont pas tant ceux qui trichent aux examens sur Zoom, ni ceux qui bravent les normes de bulle et de distanciation sociales sur les pelouses du Bois de la Cambre quand s’invitent les premiers rayons de soleil préprintaniers. Ceux-ci sont montrés avec une bienveillante mansuétude du genre « A leur place, on ferait pareil, hein… ». Les vrais « déviants » à la norme, dans l’esprit commun, ce sont bien davantage ceux, par exemple, qui se voient accusés de participer à une « émeute » à Cureghem, et de mettre ainsi en danger la santé ou la vie des autres de façon irréfléchie. Une analyse sociologique de la situation démontre pourtant assez aisément qu’on peut y voir le signe, au contraire, d’une « pulsion de vie et de révolte » face au décès d’un de leurs amis suite à une intervention des forces de l’ordre dans leur quartier : une manifestation du sentiment d’injustice vécu par des jeunes dont « l’intégrité physique et l’existence en tant que groupe social semblent être bafouées ».
On songe également aux reportages « embarqués » aux côtés de patrouilles de police menant la chasse à « ceux qui n’ont toujours pas compris », ou faisant appel à la délation sociale auprès des « bons citoyens »… au nom de « l’union à onze millions » que la propagande officielle s’efforce de nous vendre2. La relation tremblante face caméra des « affrontements impliquant des jeunes Bruxellois » sur une plage estivale de Blankenberge par des journalistes « de piquet » à la côte belge ce week-end-là est, elle aussi, restée dans les mémoires…
ALLER AU-DELÀ DES PARCS IXELLOIS
Les transgressions ou les résistances spécifiques que l’on peut constater de la part de jeunes (comme de moins jeunes) à l’égard des mesures Corona sont fonction du vécu de réalités sociales très différentes les unes des autres. Mais pour faire entrevoir les raisons qui peuvent amener certaines fractions du continent jeune à ne pas vouloir et, surtout, à ne pas pouvoir, respecter les règles, encore faudrait-il prendre la peine de recueillir les témoignages de tous… et pas seulement ceux glanés dans les parcs ixellois ou woluwéens auprès de jeunes au profil socioculturel identique à celui des (jeunes) journalistes3.
Face à l’autorité publique, les formes de « prise en défaut » des jeunes sont aussi révélatrices de rapports différents dans la perte de confiance vis-à-vis de l’institution étatique. Que celle-ci soit perçue par eux en tant qu’organe de pouvoir dépositaire d’un projet collectif de société, ou en tant que service public fonctionnel garantissant (plus ou moins) l’égalité d’accès aux ressources d’existence socialement disponible : les soins de santé, l’éducation, la culture, l’emploi, le logement, l’énergie, la mobilité, la communication… c’est-à-dire tout ce qui constitue la santé humaine non comme une absence de maladie, mais, à l’instar de la définition qu’en donne l’OMS, comme « un état de complet bien-être physique, mental et social ».
De ce point de vue, la situation issue de la crise sanitaire ne fait que révéler et exacerber des dynamiques et des marqueurs qui étaient là bien avant dans les différentes catégories de la jeunesse, selon des degrés d’intensité et des modes d’expérience variables : inquiétude, pessimisme face à l’avenir, perte et besoin de sens, surexposition à la rhétorique et aux réalités de la crise globale, antagonisme ou polarisation générationnelle, sentiment de marginalisation et d’impuissance, précarisation et déclassement social dans les couches populaires et dans les strates inférieures des classes moyennes, autodévalorisation symbolique et sociale…
Le choc pandémique accroit à la fois les fortes inégalités qui traversent cette catégorie d’âge et le rejet social dont elle se sent l’objet.
UNE EXPÉRIENCE DE MORT SOCIALE
On ne mesure pas assez ce que représente de mortification sociale durable pour cette classe d’âge la privation des liens de sociabilité. On évoque, de façon le plus souvent euphémistique et psychologisante, une « perte de liberté » momentanée, le besoin contrarié de « voir ses potes », le « blues des étudiants » ou le « mal-être » de la jeunesse comme s’il s’agissait d’une maladie juvénile simplement plus difficile à vivre. Ce type de représentation ne rend absolument pas compte de ce qui se joue dans une période de l’existence particulièrement vulnérable où on se construit, où on doit lutter pour s’intégrer parmi ses pairs et dans l’âge adulte, où on est à la recherche de ses morceaux d’identité, où on teste l’étanchéité des frontières et des normes (sociales, culturelles…) établies, dont seul le dépassement permet de dévoiler les opportunités et les ressorts de la transformation et de la réalisation de soi. Ce qui est en jeu va bien au-delà de simples problèmes d’angoisse ou de détresse mentale passagère.
Or, que leur répond-on du côté des pouvoirs publics et des autorités scolaires et académiques ? « Faites (encore) un effort », « Adaptez-vous », « Faites preuve d’autodiscipline »… À la fois injonction et mystification, la réponse de la continuité pédagogique se heurte vite à ses limites une fois qu’elle a fléché les parcours vers l’aide matérielle et l’aide psychologique disponibles, et une fois mise en place la supercherie du télé-enseignement, avec ses appels à l’autonomie et à la responsabilisation individuelle « créative » de la part des professeurs et des apprenants. Le souci de continuité, « quoi qu’il en coûte », montre comment le système d’éducation et de formation considère la jeunesse : à la manière d’un matériau appelé à évoluer de case en case où il va être peu à peu usiné, transformé, poli, adapté comme futur rouage de la Machine économique.
Ce qui renvoie au fameux propos du sociologue Pierre Bourdieu4, pour qui les frontières entre classes d’âge sont non seulement mouvantes d’une époque à une autre, mais reviennent aussi et surtout « à imposer des limites et à produire un ordre auquel chacun doit se tenir, dans lequel chacun doit se tenir à sa place ». De la même manière qu’il existe une fracture numérique souvent évoquée, il existe un fossé bien plus profond et plus ancien encore au niveau de la « qualité » et de l’emploi des rouages fabriqués. « Le capitalisme, note à cet égard Flavio Ciraudo, permanent syndical Jeunesse à la CSC Charleroi, utilise la jeunesse comme un laboratoire pour voir comment cantonner les travailleurs dans des conditions précaires. »5.
L’appauvrissement intégré comme une normalité
Comme lors de toute crise économique, les 18 – 25 ans sont en première ligne de celle en cours. Mais ce que l’on ne soupçonnait peut-être pas et qu’elle révèle, c’est l’ampleur des emplois précaires au sein de laquelle ils évoluent : jobs étudiants supprimés, contrats d’intérim non renouvelés, temps partiels et flexi-jobs payés sous le salaire minimum, allocations de chômage complémentaires, allongement de la période de chômage d’insertion non rémunéré, suppression des droits aux allocations d’insertion en cas de première demande après 25 ans…
La multiplication des recours aux aides sociales et aux colis alimentaires souligne le degré d’urgence sociale et les situations de lutte pour la survie qui caractérisent les parcours de parties croissantes de la jeunesse. Pour les jeunes peu ou non diplômés, l’expérience de fin du monde sociale ou de mort socio-économique se trouve « simplement » amplifiée par la destruction de dizaines de milliers d’emplois ou de sous-emplois.
Depuis longtemps déjà, les transformations de la structure du « marché du travail » avec la division par deux des métiers ouvriers, la désindustrialisation et la délocalisation d’une partie de l’emploi, la très forte diminution qui en résulte des emplois peu ou moyennement qualifiés, l’absence de l’usine comme débouché pour les enfants des milieux populaires, le rôle stratégique accru de l’école et de la réussite scolaire comme instance de légitimation et comme clé d’entrée principale dans le monde social, le durcissement de la concurrence pour les jobs et des conditions d’accès aux droits sociaux… viennent se greffer sur les « lois implacables de la reproduction sociale », notent les sociologues Stéphane Beaud et Gérard Mauger6, pour condamner les « mal diplômés » à l’inemploi, voire à « l’inemployabilité » durables.
Quoi qu’on en dise, alors qu’ils présentent les taux de pauvreté, de précarité et de chômage les plus élevés, ils ont joué le jeu du confinement et ont fait société. Pourtant, ils ne trouvent pas les espaces nécessaires pour s’exprimer. À la différence des étudiants, ils s’entendent imposer un discours général en inadéquation totale avec leur quotidien… Leur besoin d’être écoutés est absent des préoccupations des gestionnaires de la crise. Tout comme leur besoin de participer, loin des rhétoriques de victimisation ou de culpabilisation qui leur sont appliquées, est rabattu sur les seules obligations infantilisantes du respect des règles sanitaires.
La détresse psychologique est peu à peu devenue l’angle de vue principal sous lequel on considère la situation et l’expression des jeunes, sans qu’il y ait une prise de conscience plus large de la réalité sociale de nombre d’entre eux, qu’ils soient étudiants privés de revenus, titulaires d’une forme ou l’autre de sous-emploi, chômeurs temporaires ou complets, usagers de CPAS ou invisibles dans les zones de non-recours aux droits sociaux. L’appauvrissement durable qui touche nombre d’entre eux, comme il touche de très larges pans de la population depuis des dizaines d’années, semble être intégré comme une normalité7 ou une norme d’ajustement aux priorités de la machine économique. La véritable maladie de notre monde est là. C’est elle, sous les traits de ce que l’on appelle les comorbidités, qui tue. Bien plus que le virus. Mais elle avance masquée, derrière le discours sanitaire dominant qui continue à traiter cette « crise » comme un simple événement biologique dont il suffirait de bloquer la circulation.8
- « Inégaux face au choc social et économique », Imagine Demain le monde n°142, janvier-février 2021.
- Martine Vandemeulebroucke, « Il faut voir comme on nous parle », Ensemble n°102, juin 2020.
- Isabelle Philippon, « Distanciation sociale ou distance de classe ? », Ensemble n°103, octobre 2020.
- Entretien avec Anne-Marie Métailié paru dans Les jeunes et le premier emploi, Association des Âges, 1978, repris dans Questions de sociologie, Minuit, 1992 [1980] pp. 143 – 154.
- « Inégaux face au choc social et économique », Imagine Demain le monde n°142, janvier-février 2021.
- Co-directeurs de l’ouvrage collectif, Une génération sacrifiée ? Jeunes des classes populaires dans la France désindustrialisée, Rue d’Ulm, coll. « Sciences sociales », 2017.
- « Que ce soit en Belgique ou en Europe, le social n’est plus une évidence », entretien avec Pierre Jassogne, Alter Echos, mars 2021.
- Barbara Stiegler, « De la démocratie en pandémie. Santé, recherche, éducation », Tracts Gallimard, n°23, janvier 2021.