Est-ce qu’une grande partie de ce qu’on appelle la « crise Covid », ce n’est pas tout simplement une crise de l’hôpital et de la santé publique, issue de l’abandon d’une logique de soins au profit d’une logique de vente de soins ?
On gère l’hôpital en pleine crise Covid comme on le gérait avant, c’est-à-dire en essayant de limiter au maximum les pertes financières, et les investissements structurels, et en essayant d’obtenir un certain niveau de rentabilité. En essayant aussi d’exploiter un maximum ce qui est exploitable, que ce soit les salarié·es ou la bonne volonté de la population. On a ainsi vu les directions hospitalières faire des appels aux dons pour des respirateurs ou faire des appels à bénévolat pour pallier une absence de financement correct face à la crise…
On n’écoute pas l’expertise, celle des scientifiques (qui avaient clairement annoncé la deuxième vague qu’on vit aujourd’hui), comme celle des travailleurs·euses de terrain qui alertent sur le manque de bras et de matériels pour faire face. Résultat : sept mois après la première vague et le premier confinement, on doit reconfiner, il n’y a pas de dépistage massif, et on maintient même des gens malades au travail ! En fait, la logique de marchandisation de l’hôpital met en balance des intérêts sanitaires avec les intérêts économiques. C’est pourquoi on va réduire les financements publics pour essayer de pousser le système de soins vers le secteur privé. C’était déjà le cas avant la crise Covid, cela continue aujourd’hui, même par temps de crise.
On souffre d’un manque de vision à long terme d’entretien et du soin du bien commun au profit d’une vision très court-termiste du profit qui ici, a été notamment guidé par la volonté de vouloir à tout prix rattraper le retard économique dû au premier confinement. C’est un mode d’action très général dans notre société, qui ne concerne d’ailleurs pas seulement les soins : c’est aussi pour ça qu’on exploite la planète et qu’on pollue massivement.
Ce qui avait marqué la première vague, c’était plutôt le scandale des pénuries de matériels — on se rappelle de la saga des masques. Aujourd’hui, est-ce que c’est plutôt la question du manque de relève d’un personnel soignant à bout, au moment même où il doit tout donner ?
Sauf qu’on a dû assumer les milliers de morts de la première vague pour que la question de la pénurie de matériels soit réglée ! Ça reste un problème qu’on doive attendre des catastrophes humanitaires pour gérer la question des stocks. Aujourd’hui encore, on a un fonctionnement général de l’hôpital à flux tendu, où on considère tout stock comme capital mort. Or l’argent du capital ne peut pas rester immobile, comme dans une entreprise privée, il doit donc sans cesse circuler. Dans l’hôpital, là où je travaille, on est toujours en limite de stocks. Parce que faire dormir 10.000 euros de masques dans une cave, c’est autant d’argent qui ne contribue pas à la maximisation des profits. C’est la dynamique libérale générale. La pénurie est donc toujours présente sur le terrain et on a gardé les habitudes prises lors de la première vague comme garder la même blouse de protection pour plusieurs isolements ou conserver notre masque huit heures alors qu’il n’est valable que trois heures. Et les masques FFP2 sont toujours denrées rares. J’ai des collègues qui rentrent encore dans des isolements patients Covid sans ceux-ci. De nombreux collègues sont tombés malades parce qu’ils ont été en contact avec des patients ou des collègues Covid positifs à l’hôpital, une collègue de Saint-Pierre en est morte. Tant qu’il y aura une pression financière sur l’utilisation du matériel, on devra limiter un maximum son usage. Ce qui crée un risque pour les travailleurs·euses.
Ça veut dire que ça tient sur le terrain tant bien que mal plus par la débrouille des travailleurs-euses que par l’attribution de moyens supplémentaires ?
Ça tient essentiellement à un rapport de force entre les travailleurs·euses avec leur hiérarchie, cette dernière distillant les moyens de protection au compte-goutte, pour des questions d’économie et des questions de pénurie. En fait, il y a une pression financière énorme sur l’hôpital. Il faut savoir que les aides qui nous ont été octroyées aux institutions de soins sont des aides momentanées. Quand Frank Vandenbroucke, ministre fédéral de la Santé, dit qu’on va injecter deux milliards pour les hôpitaux en fait ce sont des prêts… qu’il faudra donc rembourser. On a donc en fait endetté les hôpitaux de deux milliards supplémentaires, ce qui rajoute une pression financière d’autant. Certes, ce prêt permet aujourd’hui aux hôpitaux de pouvoir faire tant bien que mal face à la crise Covid. Mais on va devoir payer… La pression à la rentabilité va encore augmenter sur les directions hospitalières pour chercher à faire des économies : les travailleurs·euses vont devoir le payer en sueur, en difficultés de travail, en pression managériale.
D’autres facteurs jouent sur la fatigue des travailleurs du secteur. Les hôpitaux fonctionnent en grande partie au financement à l’acte : une radiographie, la consultation d’un docteur, une injection que fait une infirmière… vont donner lieu à un financement pour l’hôpital qui les prescrit. Le financement ne s’opère donc pas en fonction des besoins des hôpitaux mais en fonction de ce que les soignants vont pouvoir réaliser comme acte. Cela entraine une pression à la rentabilité et à la productivité sur le personnel poussé à multiplier les actes techniques et médicaux. Avec la première vague et l’arrêt de nombreux services (consultations, examens, blocs opératoires…) il y a eu une chute des revenus et des moyens de financements que les hôpitaux ont voulu rattraper dès juin. Les soignant·es ont alors connu un turnover d’acte et d’opération très intense empêchant le relâchement des mois de juillet et août qui leur permet habituellement de souffler. D’autant que les congés n’ont pas été octroyés sur ces mois d’été. On s’est donc retrouvé en septembre avec une pression très importante et pas de repos.
On rencontre souvent des gens, y compris à gauche, qui reconnaissent bien la nécessité d’embaucher massivement, mais pour qui ce serait impossible car il faut 4 ans pour former des infirmières, 7 ans pour former des docteurs. Que leur répondez-vous ?
Selon le SPF Santé publique, il y a actuellement plus de 19.000 infirmièr·es qui font un autre métier que le métier infirmier. Elles sont donc diplômées mais ont quitté la profession à cause des mauvaises conditions de travail et en premier lieu, en raison de la multiplication des tâches qui leur incombent. On a en effet vu se développer petit à petit une charge administrative importante, mais aussi la réalisation de tâches diverses telles que distribuer ou débarrasser les plateaux-repas, vider des poubelles… Il m’arrive par exemple de devoir brancarder des patients ! Un job est pourtant normalement prévu pour cela et il s’appelle brancardier. En fait, tout cet ensemble de métiers, nécessaires au fonctionnement de l’hôpital et qui permettent à l’infirmière de se concentrer sur les soins en tant que tels, sont mis sous pression. L’austérité généralisée et la pression à la rentabilité font disparaitre de nombreux postes. Ainsi, les aides-infirmières administratives, des secrétaires d’unité de soins, qui s’occupent des rendez-vous, des documents de sortie, qui gèrent l’entretien et la propreté des chambres sont supprimées, remplacées par un système informatique géré directement par les infirmières elles-mêmes, ce qui va représenter pour ces dernières une charge supplémentaire. On peut aussi penser aux métiers hôteliers, de l’entretien ménager (alors même que le Covid décuple la masse de travail de désinfection des locaux) ou de la logistique qui sont aussi grignotés par l’austérité. Les embauches sont rares ou bien on a recours au travail intérimaire. L’intérim, ça signifie que des gens sont « droppés » sans la formation nécessaire dans des unités qu’ils ne connaissent pas, ce qui multiplie les risques d’erreurs, comme celle de circuler sans protection dans des isolements infectieux. En récupérant ce pourcentage important de leur temps de travail qui n’est plus consacré aux soins, on récupèrera donc des soignant·es au chevet des patients.
Un autre levier important, c’est la question du temps de travail. Car il faut aussi savoir qu’énormément d’infirmièr·es employées sur le terrain le sont à temps partiel et ce, pour supporter les conditions de travail. Si on améliorait nos conditions de travail, beaucoup, déjà opérationnel·les donc, choisirait d’augmenter leur temps de travail, ce qui là encore, augmenterait les capacités des équipes soignantes. Il y a d’ailleurs là un enjeu d’avenir : les écoles d’infirmières sont en effet aujourd’hui désertées, ce qui prépare le manque de personnel de demain. Là encore, en revalorisant la profession et les conditions de travail, au lieu de pleurnicher sur le manque de vocation de la population, on va repeupler ces écoles et préparer la relève.
L’argument de la pénurie est éculé, faux et sert uniquement à continuer la politique de l’austérité. Les gouvernants ne veulent tout simplement pas réinvestir financièrement le secteur. Il est pourtant urgent et nécessaire de réinvestir massivement à la fois dans nos métiers d’infirmièr-res et dans les métiers connexes aux métiers de soins. On pourra ainsi permettre au secteur de garder les infirmières en poste en les soulageant de tâches administratives ou logistiques, d’attirer de nouvelles générations vers la profession et de faire revenir une partie de ce réservoir de 19.000 infirmièr-es déjà formées mais dégoûtées. Ceci ne nécessite pas 4 ou 7 ans ! L’embauche de personnel administratif peut se faire assez rapidement.
Le gouvernement a récemment voté une loi pour autoriser la délégation de certains actes infirmiers à d’autres professions. En quoi est-ce problématique et menace le métier même d’infirmiè·re ?
Aujourd’hui, au lieu de répondre à la pénurie de soignant·es à travers des incitants en termes des conditions de travail et en terme salarial, le gouvernement maintient son cap néolibéral. Il a en effet fait passer une loi pour déléguer des soins qui autorise des personnes non formées à pratiquer certains actes de soin. Ce qui constitue évidemment une attaque claire au métier d’infirmiè·re. Pour rappel, nos études durent 4 ans, on a l’expérience du terrain et surtout notre métier forme un tout. C’est une action cohérente où, par exemple, faire la toilette d’un patient me permet d’évaluer un autant des aspects cliniques (son intégrité physique, son moral, si des risques cliniques se présentent, etc.) que les paramètres psychosociaux. Nos dirigeants le voient dans une logique comptable, en termes de superposition d’actes, comme une sorte de check-list de tâches. Tâches qu’on pourrait diviser et attribuer à d’autres professionnels, sans qu’il ne soit jamais question du care et du soin, nécessitant une vue globale et qui rentrent pourtant ici en jeu.
Donc, au lieu de répondre aux besoins structurels, on fait encore une mesure court-termiste en démultipliant des infirmièr·es low-cost. Mais dans ces conditions, les bas salaires vont rester des bas salaires, la dynamique de marchandisation de soins va continuer, et la fuite des soignants va perdurer.
Pourquoi le gouvernement est-il capable de décider de confiner toute la population, mesure qui va sans doute in fine coûter infiniment plus cher économiquement (sans compter les conséquences sociales, culturelles, psychologiques…) que d’investir pour renforcer le système de soin et les outils de préventions comme un testing de masse qui pourraient l’éviter ?
C’est le business as usual, l’idée de ne pas changer de cap même si tout s’effondre. Il y a un certain formatage de la classe politique sur des dogmes libéraux. On est aujourd’hui loin de l’idée « d’aplatir la courbe » de la première vague c’est-à-dire de briser net la dynamique de la contamination. Car le fait, sous pression de la FEB, de ne pas avoir voulu « confiner la consommation » et d’avoir maintenu les entreprises ouvertes le plus longtemps possible risquent de rallonger la durée de la deuxième vague à un haut niveau. Et pour cause, fermeture des secteurs non essentiels et mise au chômage temporaire généralisée grèvent à la fois les profits des entreprises et le budget de l’État. Faute d’une volonté d’aller chercher cet argent sur, dixit le gouvernement Vivaldi, « les épaules les plus larges », on a préféré se contenter de mesures à minima, malgré tous les signaux d’alerte. Arrive à un moment ce qui devait arriver, un peu comme dans l’histoire de la personne qui chute d’un immeuble et qui se dit à chaque étage passé « jusqu’ici tout va bien », jusqu’au moment où… il faut confiner.
Un autre aspect de cette gestion gouvernementale, c’est par ailleurs de rendre les individus responsables de l’évolution de l’épidémie…
Le gouvernement culpabilise la population en affirmant que c’est en famille qu’ont lieu les contaminations, que c’est en raison de vos comportements irresponsables que vous l’attrapez. Or, les premières analyses disponibles laissent plutôt penser que les deux premiers lieux de contamination sont l’école et l’entreprise, deux lieux qui ont été très mal gérés par les autorités.
On peut aussi analyser cette culpabilisation à partir du tracing [traçage des cas contacts NDLR]. Celui-ci consiste actuellement en l’identification des personnes contaminées et ne se base pas du tout sur la volonté d’identifier ce qui cause les clusters [les foyers d’infection NDLR]. Ainsi, s’il y a des cas de Covid dans une entreprise, on va tracer et culpabiliser les individus au lieu d’analyser l’endroit où se déroule la contamination. On omet donc de pointer les responsabilités des employeurs dans ces cas : Est-ce que les patrons obligent les employé·es à venir travailler ? Est-ce qu’on a donné les locaux nécessaires à la distanciation physique ? Est-ce qu’ils sont bien aérés ? Est-ce qu’il y a une formation sur le port du masque ? Y a‑t-il seulement des masques à disposition ? Tous ces éléments ne sont pas du tout analysés. On reste sur un tracing individuel qui répond à l’idée plus générale que si on tombe malade, c’est de sa faute, qu’on n’a pas été assez prudent, pas assez sage. C’est très pratique d’accuser la population de son mauvais comportement pour se dédouaner, pour déresponsabiliser les pouvoirs publics.
Quelle politique de santé publique alternative et préventive face au Covid imaginer et développer ? Est-ce que ce qui manque le plus dans cette gestion erratique et prisonnière de son idéologie, c’est une capacité de testing massif ?
Au sein de LSEL, on n’a pas de réponse toute faite et on en débat beaucoup. Mais de manière plus générale, la prise en charge de la crise Covid, comme d’autres questions relatives à la santé, devrait idéalement relever d’une autogestion par les communautés elles-mêmes. Il faut pour cela donner les outils à la population pour développer une auto-santé. Il y a tout un travail de prévention à renforcer. Les maisons médicales font un travail extraordinaire en ce sens, de médecine de proximité et d’éducation à la santé auprès de la population. Cela permet aux gens de développer une expertise propre par rapport à leur santé, et donc de faire des choix conscients. Même si tout n’est pas de l’ordre du choix mais peut dépendre de situation sociale, des conditions de travail, etc. En tout cas, ces aspects-là de prévention, d’auto-santé et de médecine de proximité permettraient de désengorger massivement les hôpitaux.
Par ailleurs, on est aujourd’hui sur une médecine curative plutôt que préventive. Ce choix de société se fait parce que le curatif fonctionne très bien en termes financiers : il permet de vendre des médicaments. Et parce que dans notre système qui fonctionne à l’acte, plus on va opérer, plus on aura de financement. Il est donc nécessaire au système d’avoir des patients malades ! Éviter des opérations par la prévention n’amenant pas de gains financiers à l’hôpital, être en bonne santé ne rapportant rien au marché. Il faut donc commencer par sortir de cette logique.
Dans ce cadre, le testing fait partie des moyens à donner et à se donner pour prévenir la contamination. Si moi, je sais que je suis positif au Covid, je peux me mettre moi-même en quarantaine, je peux développer des comportements qui visent à la santé de ma communauté, pour autant que j’aie la formation et l’éducation en santé nécessaire. Donc, oui, il faut un testing massif. C’est possible, des pays l’ont fait. En un week-end, la Slovaquie a par exemple testé l’ensemble de sa population.
Il faut donc donner plus de pouvoir décisionnel à la population au sujet de la gestion de la propagation du virus. Aujourd’hui, les gouvernements défendent des mesures sanitaires qui correspondent aux intérêts patronaux et économiques. Ceux-ci gagnent tous les arbitrages : les mesures sont prises en faveur des grandes entreprises et du maintien au travail, et en défaveur de la liberté de circulation, des luttes, de la vie privée, de la vie sociale, culturelle, associative, etc. Ce ne sont pas nécessairement des choix que, par exemple, des assemblées citoyennes auraient faits. On a besoin de mesures sanitaires solidaires et non plus autoritaires ! Remettre en question les mesures qui excluent encore plus les plus démuni·es est aujourd’hui un acte de soin. L’auto-défense sanitaire et la prise en main collective de l’enjeu de la santé, une nécessité.