On les voit et on les entend sur les ronds-points, dans les manifestations, chez elles parfois, face aux caméras, sur les plateaux de télévision, aussi bien français que belges1, dans les reportages ou documentaires consacrés au sujet… Issues des classes populaires et moyennes, les femmes gilets jaunes sont le plus souvent infirmières et aides-soignantes, physiothérapeutes ou massothérapeutes, mais aussi puéricultrices et institutrices, agentes de sécurité (de plus en plus) et femmes de ménage de sociétés sous-traitantes (magnifiquement mises en évidence par la journaliste Florence Aubenas2), éducatrices de rue et employées de maisons de retraite…
Avec la précarisation, la féminisation du monde du travail3 compte au nombre des évolutions les plus fondamentales des cinq ou six dernières décennies. Le « nouveau prolétariat » des services représente une donnée économique et sociale désormais massive4. Mais aussi, pour qui veut y regarder de plus près, un enjeu politique et stratégique d’avenir potentiellement porteur.
Le drapeau noir flotte toujours sur la marmite
A ce titre, comme le note Pierre Rimbert dans une analyse décapante, les femmes font tourner les rouages de services essentiels au bon fonctionnement de la société libérale : les secteurs, majoritairement féminins, de l’éducation, des soins, du travail social, du nettoyage… : « Transférées au siècle dernier de l’univers familial, religieux ou charitable à celui du travail salarié, ces tâches ne sautent aux yeux que lorsqu’elles ne sont plus prises en charge »5. Ce sont des emplois indispensables socialement mais aussi économiquement, parce qu’ils produisent la richesse, non marchande, qui est la condition de la production de la richesse dans un pays. Ils sont non délocalisables et peu automatisables. Et ils ont en commun d’être en première ligne des coupes budgétaires érigées en norme de gouvernance depuis 40 ans.
Celles qui les occupent se coltinent presque toujours des doubles journées de travail, parfois des doubles emplois, des fonctions à temps partiel (80 % de femmes), des tâches peu valorisantes, des horaires décalés, des contraintes de mobilité usantes, ou/et des réductions institutionnelles de moyens alors que la demande, face à elles, ne fait que croître. Pour des salaires souvent modiques, inférieurs à leur niveau de qualification ou/et à l’exigence des conditions de travail.
Les femmes Gilets jaunes ont été nombreuses à faire le choix de « sacrifier » la part domestique de leur temps de travail pour participer à la mobilisation contre les fins de mois difficiles… Y compris bien des femmes élevant seules des enfants : un phénomène sociétal en expansion, mais aussi une réalité sociale préoccupante eu égard au statut socio-économique dévalorisé de nombre de familles monoparentales6. Lorsque les femmes entrent en masse dans une action sociale longue, c’est qu’il est minuit moins cinq. Jules Vallès, l’écrivain journaliste et élu de la Commune de Paris, le pointait, au 19e siècle déjà, à propos de leur engagement dans l’insurrection populaire parisienne du printemps 1871, écrasée après deux mois lors de la « semaine sanglante » de mai : « Grand signe ! Quand les femmes s’en mêlent, quand la ménagère pousse son homme, quand elle arrache le drapeau noir qui flotte sur la marmite pour le planter entre deux pavés, c’est que le soleil se lèvera sur une ville en révolte »7.
L’inégalité des chances, mais pas l’inégalité des conditions
Hasard du calendrier, en novembre 2018, l’irruption des Gilets jaunes (et de leur forte composante féminine, donc) vient concurrencer, dans les titres de presse, le premier anniversaire de « l’affaire Weinstein », à l’origine de la formation de la vague mondiale #MeToo contre les violences et les crimes sexuels dont sont victimes les femmes. En Belgique, à cette époque, un certain nombre de médias avaient trouvé leur angle pour accompagner la première bougie du mouvement : la sous-représentation des femmes en haut de la hiérarchie sociale, que ce soit dans les directoires d’institutions publiques, dans les fonctions à responsabilité politiques, ou dans les conseils d’administration et aux postes de PDG des grandes entreprises…
Un an plus tard, le journal Le Soir, en pointe sur la question, déplore le manque de femmes parmi les chefs de restaurants étoilés de l’édition 2020 du guide Michelin8. Une caricature de Kroll les représente en toque pour la photo de famille avec au bas du dessin, à droite, un plateau de coupes de champagne apporté par une serveuse. A la différence du caricaturiste, le traitement écrit n’évoque pas le statut des « ouvrières » de la restauration… L’inégalité des chances est devenue une cause éditoriale. Pas l’inégalité des conditions.
Même évolution pour le 8 mars, Journée internationale pour les droits des femmes depuis 1977. La plupart des discours ainsi que les états des lieux traditionnels publiés ce jour-là tendent à occulter les inégalités sociales et les difficultés qui touchent les femmes en situation de vulnérabilité économique.
Les hommes perçoivent presque 20 % de salaire de plus que les femmes, lorsqu’on mesure l’écart sur une base mensuelle incluant temps plein et temps partiels9. Un peu plus encore sur une base salariale annuelle… Mais que les femmes cadres touchent 2,4 fois plus que les ouvrières (en France), cela ne semble heurter que peu de sensibilités féministes.
Les revendications en faveur de la parité, telle qu’elles tendent à s’imposer dans le débat public et médiatique comme enjeu premier de la cause des femmes, note Louis Maurin10, s’accommodent, par indifférence, par négligence ou par ignorance sociologique, du maintien de la précarité et de l’exploitation dans l’emploi féminin. Elles permettent, selon lui, de « combattre les inégalités entre les femmes et les hommes tout en défendant un modèle concurrentiel de société ». Seul importe que la compétition soit équitable. Malheur aux vaincus… Plus encore aux vaincues.
L’obstacle des clivages de classes
Les combats pour l’émancipation, notamment financière, des femmes ont toujours poursuivi l’objectif de l’égalité dans l’autonomie, pas celui de la réussite sociale. Le fait qu’une femme comme Ursula von der Leyen dirige la Commission européenne ne change rien pour les 99 % restants des femmes : « Le féminisme, note la philosophe américaine Nancy Fraser, n’a pas pour but d’assurer l’égalité des femmes privilégiées. Ça, ce n’est pas l’égalité, c’est une sorte de parité entre les inégalités »11
Historiquement, une des conditions pour que les femmes de la bourgeoisie puissent travailler hors de chez elles et occuper des emplois valorisés, c’est qu’elles pouvaient elles-mêmes employer des femmes qui prenaient soin de leur maison et de leurs enfants. Aujourd’hui, ces mêmes femmes de ménage, souvent racisées, nettoient les bureaux et l’univers où travaillent les premières, ainsi que les trains ou les avions qu’elles prennent pour aller en vacances ou se rendre à un rendez-vous d’affaires.
Le concept clé ici est sans doute celui de la sororité, pendant féminin de la fraternité. L’historienne Arlette Farge montre bien combien la solidarité entre les femmes qui s’était développée dans les années 1960 et 1970, est venue se heurter ensuite aux clivages de classes et à l’individualisme de la société. C’est ce qui nous amène à penser, avec la philosophe Fabienne Brugère, que la grande question à laquelle sont confrontées les femmes aujourd’hui est la question sociale, « cette réalité incontournable des différences de pouvoir et de richesse dans le monde »12.
Les grèves victorieuses récentes dans le secteur de l’hôtellerie de plusieurs pays l’ont montré : le potentiel de blocage de services à dominante féminine est réel, sans que cela n’ait donné lieu jusqu’ici à des traductions politiques ou syndicales structurantes. Si les femmes européennes qui, en regard des salaires masculins, « travaillent pour rien » entre le 4 novembre et la fin de l’année13, arrêtaient le travail et ne le reprenaient pas après le 1er janvier, que croyez-vous qu’il se passerait ?
- Notamment dans le talk show du mercredi soir « A votre avis » de Sacha Daout, sur la RTBF.
- Florence Aubenas, Le quai de Ouistreham, Éditions de l’Olivier, 2010.
- « Le marché de l’emploi belge se féminise », Le Soir, 2 août 2019.
- « Enquête emploi 2017 », INSEE.
- Pierre Rimbert, « La puissance insoupçonnée des travailleuses », Le Monde diplomatique, janvier 2019.
- Philippe Defeyt, « Le point sur les familles monoparentales », Institut pour un développement durable, mars 2015.
- L’Insurgé (1886), in Œuvres, Gallimard, La Pléiade, 1990.
- 19 novembre 2019.
- « L’écart salarial entre les femmes et les hommes en Belgique. Rapport 2017 », Institut pour l’égalité des femmes et des hommes.
- « Inégalités entre les femmes et les hommes : les leurres du 8 mars », Observatoire des inégalités, 6 mars 2019.
- Libération, 29 juillet 2019.
- Fabienne Brugère, « Le féminisme doit se confronter aux inégalités de pouvoir et de richesse », Le Monde, 10 juin 2019.
- « Equal Pay Day : Joint Statement by First Vice-President Timmermans and Commissioners Thyssen and Jourová », 31 octobre 2019.