Dans votre livre, vous retracez l’histoire de l’écoféminisme et montrez qu’il est en déclin entre 1995 et 2015 et se voit vivement critiqué, pourquoi ?
Tout d’abord, il faut bien distinguer l’écoféminisme à strictement parler, c’est-à-dire le mouvement écoféministe revendiquant cette étiquette, qui est effectivement en déclin durant cette période, des luttes menées par des femmes autour des enjeux environnementaux locaux qui, elles, restent très vivantes. On a ainsi observé au contraire un essor énorme de ces mouvements environnementaux menés par des femmes, notamment en Amérique du Sud, de 1995 à 2015. Le déclin de l’écoféminisme strictement dit s’explique par plusieurs facteurs. Il s’agit d’un moment où des universitaires commencent à s’intéresser à l’écoféminisme qui n’était pas du tout considéré jusque-là comme un mouvement académique, mais comme un mouvement militant. Vient alors le moment où l’on va examiner des théories écoféministes selon des critères scientifiques et universitaires. Manifestement ces théories ne réussissent pas à passer le crible de l’analyse académique.
C’est aussi une période où d’autres courants féministes vont s’en prendre à l’écoféminisme. Il a été victime d’une myriade d’attaques souvent malhonnêtes qui traduisent une méconnaissance de l’ensemble des écrits écoféministes. On lui a souvent reproché d’être essentialiste, de ramener la femme à un pseudo rôle naturel, d’avoir un projet politique conservateur qui prône un retour à la « nature » qui en réalité serait un retour à une tradition aliénante. Mais ce n’est pas du tout le sens de ce mouvement !
On l’a aussi beaucoup accusé d’être politiquement inefficace, de donner une trop grande place à la spiritualité, aux cultes de la déesse, aux rythmes de la nature, d’endosser un côté folklorique new-age. Aujourd’hui encore, l’écoféminisme est parfois réduit à un « truc de meufs » version écolo, comme si ses seuls enjeux tournaient autour des serviettes hygiéniques, de la fabrication de ses propres cosmétiques, ou d’oppositions type poils ou épilation, couches lavables ou jetables, etc. Là encore, c’est une réduction malhonnête de ses enjeux.
Une des analyses de cette période, que propose la sociologue et militante écoféministe allemande Maria Mies, est que dans les années 1990, dans le monde anglo-saxon, les premiers départements des études féministes s’ouvrent à l’université. C’est un moment historique mais cette institutionnalisation du féminisme n’a pu se faire qu’au prix d’une certaine dépolitisation et d’un renoncement à une forme de radicalité politique qu’on trouve justement dans l’écoféminisme. Selon Mies, on a assisté à une sorte de « trahison féministe » par rapport à la dimension politique très engagée des premiers combats, et à un repli vers des controverses hyper théoriques, des notions très abstraites de construction et déconstruction du genre. Ainsi, on aurait écarté du champ du féminisme « officiel » les enjeux de survie économique ou écologique qui étaient au cœur de l’écoféminisme. Ce dernier aurait donc été rejeté ou aseptisé au profit d’une pensée officielle admissible au sein de l’académie, alors qu’au départ, il présentait des actes très radicaux, très farfelus, teintés parfois de jugements à l’emporte-pièce. Et qu’il relevait plutôt de slogans politiques à cent lieues de la science. Ce fossé a été presque fatal pour l’écoféminisme.
Il s’agit bien d’un mouvement féminin, féministe et politique, à ce moment-là ?
Absolument, on pourrait même dire que dès sa naissance, l’écoféminisme est une sorte d’élargissement du féminisme, pour montrer que le féminisme ne se limite pas à un combat mené par les femmes pour les femmes. Il vise ainsi à repenser et redéfinir le féminisme comme un mouvement global. Françoise d’Eaubonne, militante féministe française libertaire à qui on attribue la création du mot écoféminisme, écrit même qu’il doit être un nouvel humanisme, qu’il doit être au cœur d’un nouveau projet de création d’une nouvelle humanité, d’une nouvelle civilisation fondée sur d’autres valeurs et d’autres modes de fonctionnement que le patriarcat capitaliste actuel. Il y a vraiment ici le projet de renverser et refonder une civilisation, une économie, de changer de paradigme. On peut donc dire que c’est un mouvement radicalement révolutionnaire, anticapitaliste, altermondialiste affublé d’une fibre politique très affirmée.
Depuis quelques années, l’écoféminisme ressort de l’ombre, notamment à travers la vague des « sorcières » (fortement popularisé par l’essai éponyme de Mona Chollet). On voit aussi se créer des petits comités pour préparer et inspirer des actions de désobéissance civile, vers une vie plus alternative, un monde plus désiré. Il y a aussi un renouveau du féminisme avec la vague #Metoo. Comment l’écoféminisme a‑t-il refait surface ?
Effectivement, depuis 2015, le féminisme revient sur le devant de la scène, ce n’est plus un concept ringard et démodé. Parallèlement au renouveau féministe que vous évoquez, il convient de mentionner aussi toute la mobilisation pour le climat face à l’urgence écologique qui n’est plus l’histoire de quelques écolos chevelus mais devient un véritable enjeu social brûlant et une préoccupation très largement répandue. Nous sommes donc dans un contexte tout à fait propice à la redécouverte de l’écoféminisme. Cela se décline sous différentes formes. Il existe dans certains collectifs une certaine façon d’agir et de penser dans la filiation de l’écoféminisme des débuts. Ils se mobilisent sur des enjeux très politiques, par exemple contre le nucléaire, et ils ont une connaissance de l’histoire de l’anticapitalisme du mouvement. Mais d’autres formes un peu plus étonnantes se contentent de jouer sur une imagerie écoféministe. Ce qui peut donner lieu à une sorte de récupération, par exemple, il existe des coques pour smartphones écoféministes ! Quand le grand capital réussit à ce point-là à récupérer ce type de mouvement, on peut se poser des questions. Ou quand on se sert d’Instagram pour poster des photos de ses « rituels de sorcière » en utilisant, donc, les outils technologiques du capital, c’est un peu étonnant…
Une autre évolution que je remarque depuis quelques mois, c’est que plusieurs partis politiques commencent à s’intéresser à l’écoféminisme. Les partis verts évidemment, mais aussi d’autres partis de gauche ou d’extrême gauche qui en ont compris l’importance de ces enjeux. Je sais que dans plusieurs partis écolos en France, en Suisse, et c’est peut-être le cas en Belgique, il existe des commissions écoféministes. Une réflexion est menée pour voir dans quelle mesure, « écoféminiser » le programme proposé par le parti et l’intégrer dans ses pratiques internes. Donc, il y a une volonté politique, et c’est assez nouveau, car historiquement, l’écoféminisme s’est toujours fortement méfié des partis.
Dans votre livre, vous distinguez quatre strates qui structurent l’écoféminisme actuel. Pouvez-vous revenir sur cette description du mouvement ?
Pour l’imager, je l’ai découpé comme un oignon avec ses couches par cercles concentriques. Et la pelure tout autour, ce serait ce que j’ai appelé les « écoféministes à leur insu ». Les thèmes tournant autour de l’écoféminisme sont vraiment dans l’air du temps, on peut le percevoir chez beaucoup de personnes, dans des films, des livres, des discours quotidiens publics sans que le mouvement soit forcément connu de ces personnes. On peut lire ou entendre de plus en plus fréquemment que l’on agresse la nature « comme on agresse les femmes », ou qu’on agresse les femmes « comme on agresse la nature ». Des liens sont établis entre les femmes et la nature. Il s’agit d’une sorte d’intuition très répandue. C’est donc la première strate, faite de personnes qui ont ce genre de pensée sans connaitre leur théorisation par le mouvement écoféministe.
La pelure un peu au-dessous, ce serait ce que j’ai appelé les « écoféministes en herbe ». Il s’agit de toute la vague de jeunes femmes qui connaissent l’existence du mouvement écoféministe même si pas forcément de façon très approfondie. Elles essaient de mettre quelques zones de pratique en cohérence avec les idéaux écoféministes. Les gestes peuvent être très variés : passer au zéro déchet, ne pas utiliser de protection hygiénique jetable, réduire ses achats de vêtements neufs, sa consommation de viande, devenir végane… Parfois ce sont des formes plus spirituelles : célébrer les solstices et les équinoxes, les pleines lunes ou les nouvelles lunes. C’est la deuxième strate : comment injecter un peu d’écoféminisme dans son quotidien ?
La pelure encore au-dessous, un peu plus proche du noyau, serait ce que j’ai nommé les « porte-paroles de l’écoféminisme ». Ce sont des personnalités, des collectifs ou des associations qui se revendiquent de l’écoféminisme et qui luttent activement voire professionnellement en sa faveur. Je fais référence par exemple à des personnalités comme Vandana Shiva et son ONG Navdanya qui défend la petite agriculture paysanne en Inde, ou à Starhawk (militante et sorcière néopaganiste de San Francisco), ses formations à la permaculture et ses blocus autour des grands forums économiques mondiaux. Cette strate-là, elle est en expansion, et on observe régulièrement la naissance de nouveaux collectifs écoféministes très mobilisés dans les marches du climat dans différentes villes de France. Cette troisième strate est donc synonyme de version militante de l’écoféminisme.
Le cœur, la quatrième strate, serait constitué des « écoféministes radicales ». Ce sont des femmes ou des groupes de femmes qui ont carrément fait le choix de sortir de la société, ou en tout cas d’essayer de construire un mode de vie le plus cohérent possible avec les idéaux écoféministes. Ce qui revient souvent concrètement à se marginaliser parce que cela suppose de boycotter, de se désolidariser de beaucoup de choses qui composent notre système. Elles adoptent un mode de vie décroissant, en réduisant au nécessaire leur consommation, leur usage des technologies. Je donne dans mon livre l’exemple de Sylvie Barbe, une femme qui a fait le choix de vivre dans une yourte qu’elle a construite elle-même, dans la forêt, sur un terrain sans eau courante et sans électricité. Elle a choisi de se priver des outils technologiques utilisés couramment par refus de participer à la dégradation de la planète et à l’exploitation du travail des ouvrières du textile ou de l’électronique, notamment par les fabricants des smartphones. C’est une version un peu hippie et la plus radicale de l’écoféminisme.
L’écoféminisme est-il devenu le combat d’un féminisme blanc et élitiste comme on le lui reproche parfois ?
C’est vrai qu’il y a une certaine homogénéité sociologique parmi les personnes qui se revendiquent explicitement comme écoféministes. Ce sont souvent des étudiantes ou des diplômées du supérieur, pour la plupart blanches et issues de familles aisées. Ce qui n’empêche pas que les profils de femmes luttant sur des enjeux environnementaux sans utiliser cette étiquette soient beaucoup plus variés.
Dans l’histoire de l’écoféminisme, il y a toujours eu des écoféministes qui ont eu la volonté de faire des ponts avec le Black Feminism et les féminismes intersectionnels. Mais les associations, les collectifs n’ont malheureusement pas vraiment réussi à se rencontrer. Concrètement, aujourd’hui, les passerelles entre les différents collectifs comme l’écoféminisme et l’afro-féminisme ou l’écologie décoloniale ne se font qu’assez rarement. Il y a néanmoins quelques figures qui lancent des ponts en France telle Fatima Ouassak, fondatrice du Front de mères, qui elle, justement, va parfois utiliser le mot écoféminisme et parfois pas. Elle en représente en tout cas une figure importante, qui rappelle que l’écologie se joue avec des enjeux très présents et très suivis dans chaque territoire, en particulier dans les quartiers de banlieue.
J’ai constaté que ce terme « écoféminisme » est en fait très difficile à porter et à s’approprier. Moi-même, je ne me dis pas écoféministe. Déjà, parce que c’est compliqué de comprendre pourquoi au juste associer écologie et féminisme, cela suppose toute une corrélation qui reste en plus discutable. Et puis parce que ce n’est pas nécessaire de se revendiquer comme tel pour en faire. La sociologue Geneviève Pruvost parle ainsi des « écoféminismes vernaculaires » pour désigner des femmes ou des collectifs qui ont un mode de vie écoféministe mais sans utiliser le terme d’écoféministe, par exemple des maraichères bio. Il n’est donc pas toujours simple de définir les contours du mouvement ainsi que la meilleure stratégie à adopter. Par exemple est-ce qu’on inclut toutes les femmes agricultrices, ou au contraire faut-il écouter comment les gens conscientisent leur lutte ? Peu de femmes revendiquent l’étiquette écoféministe. Cela reste l’affaire d’un certain milieu.
Quelle place occupe l’écoféminisme dans la culture artistique et populaire ?
Dans la culture artistique, il y a actuellement une foison de thèmes écoféministes. C’est très marqué dans le spectacle vivant, dans les arts visuels contemporains ou dans différentes expos qui se centrent sur la puissance des femmes, sur la figure de la sorcière et les rituels. C’est vraiment un effet de mode incroyable. Et dans la culture populaire, il y a quelques exemples que je donne dans mon livre qui m’ont frappée. Par exemple Vaiana des Studios Disney met en scène des thèmes écoféministes. Dans ce film d’animation, l’ile habitée par les personnages est évidemment une métaphore de la Terre. On y observe un épuisement des ressources, les pêcheurs ne trouvent plus de poissons, parce que la Terre a été blessée. C’est une petite héroïne féminine qui va réussir à mener sa quête. On voit bien là, dans l’imaginaire collectif, un écho à l’écoféminisme — certes, dans sa version la plus naïve et vendable. Ceci dit j’ai l’impression que cela crée un certain changement des imaginaires. Cela ne suffira pas à changer le monde, mais cela aidera peut-être à remplacer au moins ou à effriter quelques clichés.
Peut-on qualifier l’écoféminisme de mouvement politique selon vous ?
On pourrait le définir comme un mouvement politique, mais au sens très large du terme car c’est aussi un mouvement philosophique, un mouvement théologique, et un mouvement artistique comme on vient de l’évoquer. C’est politique au sens où il y a une critique du fonctionnement des États, de la politique internationale et une aspiration à un autre fonctionnement. Mais le paradoxe vient du fait que l’écoféminisme a toujours rejeté le pouvoir. Il y a à la fois l’aspiration de faire société de façon nouvelle et la critique de ces dimensions hiérarchiques, de domination, que l’on associe souvent à la politique. La pensée politique de l’écoféminisme s’inscrit en fait dans la tradition anarchiste, celle de faire société sans passer par des rapports de domination et de penser les rapports sociaux de manière tout à fait circulaire, démocratique et participative. Et cette critique du pouvoir se retrouve à bon nombre de niveaux, non seulement dans la sphère politique au sens de l’État ou des institutions internationales, mais aussi par exemple dans le fonctionnement des entreprises ou des institutions. Il y a vraiment un désir de briser la logique hiérarchique à chaque fois qu’elle se pointe pour redistribuer le pouvoir, répartir la possibilité de décider et prendre en main le destin collectif.
Jeanne Burgart Goutal, Être écoféministe, Théories et pratiques, L’Échappée, 2020
Cet entretien est une version extraite et remanié d’un entretien plus long publié dans le Cahier de l’éducation permanente N°56 « Les nouveaux visages de l’engagement » (PAC Editions, 2021)