Le premier de ces trois essais, Chroniques sur le féminisme noir, réunit une série d’articles introduite par un court récit autobiographique dans lequel l’autrice raconte sa progressive prise de conscience du racisme structurel omniprésent au Brésil, pourtant souvent rapproché de la notion même de métissage. Ce qui rappelle au passage que le métissage brésilien est surtout le fruit de relations sexuelles non-consenties (des viols) entre les femmes esclaves noires et leurs propriétaires blancs). Djamila Ribeiro traque les manifestations de ce racisme dans diverses situations de l’actualité sociale, politique et médiatique brésilienne, y compris dans les discours féministes majoritaires qui construisent des revendications — comme le droit à accéder au monde du travail par exemple — ne prenant pas en compte la situation concrète et différenciée des femmes selon leur couleur de peau et leur position dans la société. Les analyses des mécanismes d’oppression et d’invisibilisation des femmes noires qu’elle expose s’avèrent tout aussi pertinentes pour mettre en lumière ceux qui s’opèrent sur l’ensemble des femmes racisées en Europe. Considérant le féminisme comme un projet de transformation civilisationnelle, la philosophe rend visible l’intrication entre les dynamiques sexistes et racistes dans les sociétés capitalistes.
Dans La place de la parole noire, répondant à celles et ceux qui dénonceraient une forme de séparatisme dans la lutte féministe, l’autrice démontre en quoi il est nécessaire d’affirmer la spécificité de la parole noire. En effet, celle-ci dépasse l’enjeu identitaire : il ne s’agit pas de reconnaitre la particularité d’une parole individuelle mais bien d’affirmer qu’en tant que groupe, des individus répondant au caractère construit de « noir·es » affrontent des expériences communes, doivent faire face à des formes d’oppressions spécifiques auxquelles il ne serait pas possible de répondre, ou contre lesquelles il ne serait pas possible de lutter, tout en niant cette spécificité. Si le racisme continue d’exister avec tant de force dans des sociétés qui cherchent à affirmer hypocritement leur caractère non-discriminant, c’est parce qu’elles attribuent une dimension prétendument universelle à l’expérience de la blanchité.
Questionner la blanchité et s’impliquer dans la lutte
Ainsi, le fait de questionner la blanchité est une stratégie proposée par Djamila Ribeiro dans son Petit Manuel antiraciste et féministe. Jusqu’à ce jour, les débats raciaux se sont focalisés majoritairement sur la négritude, l’appartenance à une « communauté » noire. Déplacer le regard pour interroger le fait d’appartenir au groupe tout aussi construit et non universel des « blancs » est une manière de souligner non plus seulement les discriminations mais également les privilèges dont bénéficie une partie de la population, et qui sont des héritages directs des sociétés coloniales et esclavagistes. C’est, entre autres, parce qu’à un certain moment de l’histoire nous nous sommes « habitué·es » à assimiler une couleur de peau à une position sociale, parce que des dispositifs légaux ouvertement discriminatoires ont posé les bases de notre système économique, que les noir·es et les personnes racisé·es continuent d’être les premières victimes des mécanismes d’oppression.
Reconnaitre que l’on n’est pas esclave mais esclavagisé·e, c’est donner à voir non pas une essence mais une forme violente d’exercice d’un pouvoir qui a marqué pour des siècles les représentations. « Le racisme est un système d’oppression qui nie des droits, et non pas le simple acte de volonté d’un individu. » écrit-elle, insistant sur le fait que l’inaction est une autre manière de reproduire l’exercice d’une domination et d’une déshumanisation d’une partie de la population planétaire. La pratique antiraciste est une pratique quotidienne, qui peut commencer, nous dit Djamila Ribeiro, par lire des auteur·rices noir·es. Il ne suffit pas de ne pas être raciste, ce n’est pas une question personnelle. Il s’agit de lutter contre les structures oppressives en tranchant une fois pour toutes, par exemple, sur la polémique autour des politiques affirmatives — formule préférée à celle de discriminations positives — notamment en matière d’éducation. La culture du mérite qui prétend que toutes les positions sont accessibles à celui ou celle qui fournit suffisamment d’efforts, héroïsant celle ou celui qui y parvient, bien qu’issu·e des classes les plus défavorisées, est une autre manière de naturaliser la violence qui fait que pour certain·es l’accès à l’éducation est un combat.
S’appuyant sur des exemples parlants, des données précises et un héritage de pensées puissantes d’auteur·rices brésilien·nes et étasunien·nes, l’écriture de Djamila Ribeiro, fluide et vivante, offre l’occasion d’accéder à une meilleure compréhension des mécanismes d’oppression propres à n’importe quel pays occidental et à un niveau supérieur de conscience critique. Elle donne ainsi des clés, pour que chacun·e, depuis le lieu qu’ille occupe de fait dans la société, saisisse le rôle qu’ille a à jouer pour lutter contre la reproduction inexorable des inégalités et puisse participer peut-être enfin à la construction d’une société antisexiste et antiraciste.
Chroniques sur le féminisme noir, Petit Manuel antiraciste et féministe et La place de la parole noire viennent de paraitre aux Éditions Anacaona, qui proposent des traductions d’ouvrages de littérature et de recherches brésiliennes traitant de féminisme et de diversité.