Dans votre ouvrage vous montrez qu’à côté du foot business, différentes luttes sociales ou politiques se sont appuyées sur le football pour en faire un outil d’émancipation. Est-ce que vous pourriez évoquer quelques moments notables dans ce cheminement avec des luttes, des moments qu’il faudrait savoir cultiver dans une mémoire des gauches ?
Dès ses origines en fait… Le football vient d’un ensemble de jeux populaires que les classes dominantes anglaises se sont réappropriés et qui les ont standardisés, codifiés, domestiqués pour en faire un sport moderne au service du capitalisme industriel. C’était en effet un sport permettant d’inculquer des valeurs nécessaires au capitalisme conquérant : l’esprit d’obéissance, la division du travail, le juridisme ou l’esprit d’initiative. Il était conçu comme un sport extrêmement individualiste, essentiellement basé sur le dribble1. Le but pour les aristocrates, c’était alors de pouvoir mettre en avant sa virilité, l’honneur, l’exploit individuel… Mais dans l’Angleterre des années 1880, les ouvriers vont reprendre possession du foot et lui redonner un sens politique en pratiquant ce qu’on appelle le passing game, c’est-à-dire le jeu de passe. Un jeu qui incarne plutôt l’entraide et la solidarité et qui reflète la réalité sociale qu’ils vivent au sein des usines et de leurs communautés.
Dans mon livre, je raconte la finale de la coupe d’Angleterre de 1883, qui va voir s’affronter une équipe d’aristocrates anglais et une équipe d’ouvriers écossais. Ce jour-là, ce sont deux mondes totalement opposés qui s’affrontent sur le terrain. L’un avec un jeu très individualiste et l’autre avec un jeu très coopératif. C’est le jeu collectif qui l’emportera… C’est intéressant de voir comment un style de jeu, comment une pratique corporelle, peut avoir une dimension sociale et politique. Ce moment-là, c’est selon moi le premier jalon d’une histoire populaire du football. Ce « beau jeu », ce jeu constructif qui est plutôt offensif, ce passing game qu’inventent les ouvriers s’est particulièrement incarné par la suite dans l’équipe hongroise d’Après-guerre — on parlait même alors de « football socialiste ».
Au début du 20e siècle, le mouvement ouvrier se demande ce qu’il allait faire du football, pratiqué largement par les ouvriers mais le plus souvent dans le giron du patron ou celui de l’Église. Des débats houleux, notamment en France, opposent d’un côté tenants du boycott de ce sport qui efface les distinctions de classes et promeut certaines valeurs de compétition prohibées par le socialisme, et de l’autre, ceux qui pensent que le foot peut être une très belle école de la coopération et doit être développé au sein du mouvement ouvrier. En effet, il permet à l’individu de se mettre au service du collectif, promeut des valeurs de camaraderie et l’esprit d’équipe… Mais permet aussi de mettre en scène un autre imaginaire dans un stade ou au sein d’une équipe, à travers les maillots rouge et noir, le nom des clubs, les chants collectifs, etc. C’est un débat encore puissant aujourd’hui au sein des mouvements de gauche.
Une grande part de votre livre est consacrée au foot féminin, des équipes des munitionnettes anglaises du début du 20e siècle aux Dégommeuses parisiennes d’aujourd’hui, qui ont tenté ou tentent de trouver une place dans un sport actuellement très genré. Même si on constate aujourd’hui une forte augmentation du foot féminin à la fois dans sa pratique et dans sa visibilité, quel combat reste-t-il à mener ?
Les footballeuses possèdent une forte volonté de reconnaissance sociale dans un contexte de déficit médiatique. Pour exemple de ce manque d’attention, l’équipe féminine de l’Olympique Lyonnais a remporté en 2018 pour la cinquième fois la Ligue des champions, c’est-à-dire le plus gros championnat professionnel européen. Et pourtant, cet exploit sportif a été extrêmement peu relayé médiatiquement.
Par ailleurs, effectivement, la pratique du foot féminin est en train d’exploser. Du coup, pour les fédérations sportives et la FIFA, c’est un nouveau marché à conquérir en termes de business ou de sponsoring. Du coup les footballeuses, notamment amateures, s’interrogent actuellement pour savoir comment leur image pourrait se retrouvé utilisée pour promouvoir une certaine vision du football. Il y a 10 ans, on était encore dans un moment de lutte visant à juste affirmer la pratique, pour dire que oui, les footballeuses féminines existent et doivent être reconnues. Aujourd’hui, on rencontre un début de reconnaissance populaire du foot féminin mais il y a cet enjeu de ne pas se faire dévorer, récupérer, réapproprier par les logiques marchandes qui sont propres au football professionnel.
Dans le même temps, les footballeuses ont peut-être besoin de cet argent-là… L’égalité salariale constitue en effet un des grands chantiers de lutte du football féminin parce qu’il y a encore d’énormes différences de rémunérations entre les footballeuses et leurs homologues masculins. C’est aussi plus largement la question de la répartition des moyens qui se pose. Aujourd’hui, à l’échelle locale d’un club amateur, on constate que les garçons et les hommes ont en priorité les meilleurs terrains, les meilleurs horaires d’entrainement, les meilleurs équipements que les filles et les femmes.
Vous développez aussi dans votre livre l’idée que le foot est un espace d’émancipation pour les femmes à travers une mise en scène différente des corps…
Aujourd’hui, où règne encore un football très masculin, très viril, notamment à l’échelle locale, dans les petits clubs amateurs, voir une fille qui joue au football ne serait-ce que parce qu’elle est en short, qu’elle court qu’elle sue, qu’elle shoote dans le ballon, qu’elle se blesse, qu’elle serre les genoux, etc., ça met en scène une autre vision du corps féminin qui est vraiment à l’opposé des stéréotypes de genre de la féminité occidentale. C’est évidemment un geste éminemment féministe.
Vous montrez que le foot a participé au mouvement de décolonisation, comment se sont articulés ces deux phénomènes ?
Le foot a initialement été importé sur le continent africain colonisé comme une arme de « civilisation », c’est-à-dire dans le but de discipliner la population indigène. Par ailleurs, le cliché raciste de cette époque percevait les Noirs comme des gens physiquement faibles. La pratique d’un sport comme le football était donc autant pensée comme moyen de les rendre obéissants que productifs au travail. En 1946, en guise de remerciement aux territoires africains qui se sont rangés du côté de la France libre durant la Seconde Guerre mondiale, la métropole va leur accorder la liberté d’association. Les Africains en profitent pour leurs propres clubs de foot. Ces clubs vont devenir de grands foyers de contestation de l’ordre colonial. Déjà parce que c’était une manière de réaliser que si on pouvait s’autogouverner à l’échelle d’un club sportif, on pouvait tout aussi bien s’autogouverner à l’échelle d’un pays… Et puis aussi parce que des clubs locaux commencent à battre des clubs blancs. Les gens commencent alors à se dire que s’ils pouvaient battre les Blancs, les colons, sur un terrain de foot, alors ils pouvaient les battre dans d’autres domaines…
En Algérie, le FLN, dont bon nombre de cadres étaient aussi des anciens cadres de clubs de football, décide en 1958 de créer l’équipe du FLN. Ils recrutent les meilleurs joueurs algériens du championnat français et constituent une grande équipe qui va devenir le porte-étendard des aspirations à l’indépendance de l’Algérie. Refaire de l’agitation politique en utilisant la dimension populaire du football a vraiment été un outil de propagande efficace et intelligent, à une époque où la lutte armée était compliquée à mener et commençait à s’embourber.
Est-ce que qu’il y a des processus similaires à l’œuvre aujourd’hui en Palestine ?
En Palestine, l’équipe nationale va d’abord servir de ciment social à l’identité palestinienne qui est extrêmement fragmentée entre Gazaouis et Palestiniens de Cisjordanie, réfugiés au Liban, en Jordanie, etc. Mais la constitution de cette équipe permet aussi et surtout de se revendiquer en tant qu’État à part entière sur la scène internationale. En reconnaissant en 1998 la Fédération palestinienne de football, la FIFA devient la première institution internationale à reconnaitre la Palestine en tant qu’État à part entière ! La Palestine a fait de la FIFA un nouveau front de lutte diplomatique. Ainsi, la Fédération palestinienne a par exemple déposé en 2016 une motion de censure contre des clubs de foot situés dans les colonies israéliennes de Cisjordanie, mais affiliées à la Fédération israélienne de football. Or, que ces colonies, illégales d’un point de vue du Droit international affilient leurs clubs à la Fédération israélienne est, selon la FIFA et selon le Droit international, interdit. À travers le football, les Palestiniens disposent donc d’un autre outil pour démontrer l’illégalité de la colonisation israélienne en Cisjordanie.
Et par ailleurs, on sait que le foot est un miroir grossissant de la société. En Palestine, il va montrer les effets de l’occupation en visibilisant les restrictions de mouvements que subissent tous les citoyen·nes palestinien·nes puisque le territoire palestinien est émaillé de checkpoints israéliens. Les footballeurs vont subir les restrictions de mouvements de façon très exacerbée puisque quand une équipe de Cisjordanie doit se déplacer pour un match à Gaza ou inversement, les autorités israéliennes – qui ont très bien compris la dimension populaire et cet aspect ciment social de l’identité palestinienne du foot – vont « s’amuser » à bloquer les joueurs palestiniens aux différents checkpoints afin d’empêcher que se déroule un vrai championnat palestinien. De même, lorsqu’il y a des formations étrangères qui viennent pour jouer contre la Palestine ou quand la Palestine doit jouer à l’extérieur, notamment pour les qualifications de la Coupe du monde, l’État israélien refuse régulièrement d’accorder des visas aux joueurs.
C’est peu connu mais les supporters les plus fervents de certaines équipes de foot, les « ultras », ont souvent été les fers de lance de luttes sociales et politiques de terrain. Notamment dans la prise de la rue lors des révolutions en Tunisie, Turquie ou Égypte. Comment le supportérisme s’articule-t-il avec l’activisme politique ?
Le mouvement ultra est né dans les années 70 en Italie et voit les pratiques des cortèges politiques, et notamment ceux de l’extrême gauche italienne, être importées dans les tribunes des stades. Et pour cause : à l’époque, ce sont les mêmes jeunes qui sont dans les cortèges et qui vont au stade. Ces pratiques propres au cortège politique vont donc infuser les mouvements ultras jusqu’à devenir des pratiques associées à eux : le fait d’arriver en cortège au stade, les fumigènes, la culture de l’anonymat, l’autonomie financière, l’indépendance vis-à-vis de l’autorité etc.
Or, aujourd’hui, on assiste au mouvement inverse : certaines pratiques des stades sont en train d’être exportées dans la rue. Les meilleurs exemples, ce sont effectivement les Printemps arabes de 2011 et les mouvements sociaux en Turquie en 2013 où les supporters ont, en quelque sorte, inculqué au mouvement social des pratiques d’autodéfense face à la police. Mais aussi tout un imaginaire politique : slogans, chants, art de la raillerie et de l’insulte, ce dernier point étant un aspect très particulier de la culture ultra. Plus proche de nous, au cours du récent grand mouvement social en France du printemps 2018, on a pu remarquer les fréquentes utilisations de fumigène, les slogans largement empruntés à la culture footballistique (un des slogans phare des étudiants qui s’opposait à la sélection à l’université était même un clin d’œil à la Coupe du monde : « Contre toutes les sélections, sauf celles de Benzema »), la pratique du clapping (le fait de claquer ses mains en rythme) dans les manifs, un amphi occupé a même été renommé « Amphi Diego Maradona »… Tout cela est en train d’irriguer les mouvements sociaux.
L’art de la composition politique est aussi prégnant puisque les tribunes d’ultras en Egypte ou Turquie sont composées de personnes extrêmement différentes : des musulmans et des laïques, des gens de droite et de gauche, politisés ou apolitiques… mais tous ensemble derrière un objectif commun : soutenir son équipe. Ce qui a pu favoriser ensuite les mouvements sociaux égyptien ou turc, réunissant là-aussi des gens d’horizons, très variés : syndicalistes, féministes, frères musulmans, Kurdes … tous réunis derrière un objectif commun : la chute du régime !
L’autre point de jonction, c’est la question de la répression policière. Dès les années 90, en Europe, un vrai arsenal juridique a été mis en place pour cibler spécifiquement les supporters. Aujourd’hui, on peut remarquer que toutes les lois antiterroristes, toutes les lois quant au fichage généralisé de la population ont d’abord été testées sur les supporters à partir du milieu des années 2000. Les supporters ont véritablement été les cobayes de ces nouvelles pratiques de répression policière et juridique (vidéosurveillance, fichage, mesures juridiques très particulières comme les interdictions de stade) qui sont actuellement appliquées aux mouvements sociaux, notamment le fichage des militant·es. Aujourd’hui, les activistes politiques regardent donc avec attention ce qui se passe dans les tribunes parce que ces dernières servent de laboratoire à la répression des mouvements sociaux avec à peu près 10 ans d’avance.
Les supporters semblent tenir un certain rôle politique, de revendication et d’action dans et par le foot qui, historiquement, était plutôt tenu par les joueurs. Aujourd’hui, ces joueurs semblent moins engagés politiquement… Pourquoi ?
Il existe toujours des joueurs engagés, mais ils sont beaucoup moins mis en avant. On peut notamment citer Deniz Naki, un joueur d’origine Kurde qui s’est fait expulser il y a quelques mois de la Fédération de football turc parce qu’il exprimait sa solidarité vis-à-vis du peuple kurde. Il s’est mis en grève de la faim et il y a eu même une tentative d’assassinat contre lui début 2018 en Allemagne. C’est un ancien joueur du Sankt Pauli d’Hambourg qui a joué ensuite à Diyarbakir, une ville du Kurdistan turc.
Mais pour répondre à cette question du footballeur engagé, je voudrais rappeler que les footballeurs professionnels ne sont jamais que le reflet de leurs temps, au même titre que d’autres acteurs culturels ou sociaux. Les premières grèves de footballeurs au début du 20e siècle à Manchester United (des joueurs ont créé un syndicat de footballeurs et voulaient rejoindre une grande centrale ouvrière, dans une sorte de convergence des luttes entre footballeurs et ouvriers), sont menées par des habitants de Manchester. Or, à cette époque, il faut se souvenir que la ville est une grande cité cotonnière industrielle, alors en pleine effervescence syndicale et politique. C’est donc tout naturellement que les footballeurs mancuniens, fortement imprégnés par cette ambiance, souhaitent créer un syndicat et pratiquent la grève.
Un autre exemple emblématique de joueur de football engagé, c’est Sócrates au Brésil, actif dans les années à la fin des années 70 et au début des années 80 contre la dictature, notamment au sein du mouvement et club autogéré de La Democracia corinthiana. Lui aussi est un homme de son temps car les jeunes Brésiliens et Brésiliennes de cette période nourrissaient de grandes aspirations démocratiques, savaient qui étaient Marx et Gramsci et étaient plutôt politisé·es à gauche voire à l’extrême gauche… Aujourd’hui, on est dans une grande phase de dépolitisation des individus et ça se retranscrit dans le foot, comme d’ailleurs dans d’autres pans de la culture de masse. Dans les années 70 – 80, beaucoup de chanteurs, groupe de musiques ou cinéastes étaient engagés politiquement. Aujourd’hui, on doit vraiment fouiller pour dire qui sont les chanteurs, groupes de musique ou grands cinéastes populaires qui sont engagés politiquement… La culture de masse est de plus en plus industrialisée et soumise à des logiques marchandes et elle écarte tout ce qui est un peu à la marge. Le football n’y échappe pas.
Est-ce qu’un évènement comme le boycott par l’équipe d’Argentine du match amical avec Israël qui était prévu le 9 juin 2018, soit peu de temps après les massacres de nombreux-ses Palestinien·nes à Gaza sous les balles israéliennes et l’inauguration de l’ambassade américaine à Jérusalem, constituerait un retour des joueurs qui s’engagent ? C’est un geste politique de la part des joueurs ?
Oui, pleinement. Il y a une vraie dimension politique. Et qui s’analyse dans le rapport de la Palestine avec le foot que j’évoquais précédemment. Beaucoup d’observateurs ont dit que ça pouvait inaugurer une fenêtre politique du même ordre en termes de boycott que celui de l’Afrique du Sud dans les années 70 et 80.
D’autant qu’il y avait un autre enjeu sous-jacent à ce match. Car Lionel Messi, la figure de proue de l’équipe argentine, joue également au FC Barcelone. Or, il faut savoir que c’est le club étranger le plus populaire de Palestine. Et pour cause, c’est un club porteur de revendications politiques, qui a été antifranquiste durant les années 60 – 70 et a soutenu le référendum en Catalogne récemment. Il se positionne donc régulièrement contre l’État central espagnol répressif et défend l’identité d’un peuple catalan écrasé depuis longtemps, et qu’on voudrait diluer dans une autre identité… Tout cela fait écho en Palestine avec leurs propres luttes en tant que peuple palestinien sous le joug colonial. Il était donc assez inconcevable pour eux que Messi, une de leurs idoles, puisse jouer ce match Israël-Argentine.
Le FC Barcelone est d’ailleurs un exemple de la dialectique footballistique que vous notez dans votre livre : ce club catalan représente la machine à fric par excellence, c’est un « Disneyland du foot » comme ils se présentent eux-mêmes, et en même temps, il peut devenir un symbole de résistance politique pour les peuples opprimés…
Oui, toute la contradiction du foot se résume bien dans cette équipe-là. C’est le pire porte-drapeau du foot business aujourd’hui mais c’est aussi l’étendard des revendications politiques du peuple catalan et palestinien. C’est une contradiction qui est très intéressante et qui est très propre au football. Tout mon livre, ce n’est en fait que ça : l’articulation entre culture de masse et culture populaire, c’est quoi cette dialectique permanente ? Dans le foot, on est face à des phénomènes d’accaparement — réappropriation permanents. C’est un moteur de l’histoire intéressant.
La Coupe du Monde est un autre exemple de « disneylandisation » du spectacle footballistique et qui montre là-encore qu’il n’y a pas le foot business d’un côté et le foot populaire de l’autre, que ce sont deux sphères articulées et dont les frontières sont totalement poreuses. Effectivement, la Coupe du monde active des espaces dégueulasses et marchands au possible et dans lesquels on peut aussi voir des postures surjouées d’un chauvinisme complètement absurde. Mais il se joue également à l’occasion de ce Mondial un aspect populaire et en dehors de l’espace marchand assez insolite par les temps qu’on vit… Ce truc assez fou et magique où on se réapproprie les rues de nos villes, où le temps s’arrête, y compris dans le monde du travail (tout le monde regarde le foot sur son ordinateur de façon plus ou moins discrète au sein des entreprises)… Et où tout le monde se parle facilement, le dialogue avec l’autre étant rendu assez simple parce qu’on partage un moment. Or, quand on y pense, il n’y a pas tant de grandes festivités populaires que ça qu’on puisse partager aujourd’hui.
Votre livre se clôture par l’évocation du foot dans les quartiers populaires. Qu’est-ce qu’il représente pour ses habitants ?
L’âme populaire du foot aujourd’hui, le vrai football hors institution et hors logique marchande, c’est le foot de rue. Il se pratique énormément dans les quartiers populaires, les banlieues, les cités où règne une vraie ferveur footballistique. Ce qui se retranscrit d’ailleurs aujourd’hui dans le recrutement des joueurs. Ainsi, la banlieue parisienne est reconnue dans le monde entier comme vivier de footballeurs professionnels et a donné parmi les plus grands joueurs internationaux du moment : Pogba, Dembélé, Mbappé… Ils ont tous appris le football dans la rue.
Dans le foot de rue, la logique est renversée : ce n’est plus l’individu qui est au service du collectif, mais c’est le collectif qui est au service de l’individu. Car dans ces banlieues, les jeunes sont sans cesse invisibilisés, n’ont pas accès au média, à l’éducation, à l’emploi, reçoivent l’injonction de faire profil bas, de ne pas trop s’élever. On les met dans une espèce de case, « jeunes de banlieue » si pas « racailles ». Ainsi, le football va être l’un des rares espaces où on peut vraiment exister en tant qu’individu à part entière et ne pas être noyé dans la masse indistincte de ces étiquettes. « Au moins sur le terrain je peux exister » peuvent se dire ces jeunes.
Ce foot de rue est extrêmement technique et esthétique. Les parties ont pour but de mettre en avant la qualité technique ou la virtuosité de ce jeu et de se valoriser. Il faut noter qu’il s’agit d’un jeu complètement hors-norme vis-à-vis des institutions, avec beaucoup de gestes purement esthétiques, mais qui ne sont pas du tout rentables. Des gestes qui ne servent à rien sur le terrain (c’est-à-dire qui ne servent pas à marquer des buts), sinon à se faire plaisir et faire plaisir au public. Bref, un jeu qui rentre en contradiction avec les logiques très productivistes du football professionnel d’aujourd’hui. Ce « beau geste », très virtuose techniquement, se retrouve également dans le foot brésilien, lui aussi né et pratiqué dans la rue.
Quelles seraient des pistes d’alternatives qui permettent potentiellement de changer la face du foot business actuel ?
Je pense qu’aujourd’hui, le supporter est une des figures qui incarne le mieux cette opposition et l’alternative au foot marchand. Il existe toute une dynamique de coopérative de supporters née en Angleterre à la fin des années 1980, au moment où on assistait à l’hyperlibéralisation du foot. C’est un mouvement qui prend de l’ampleur aujourd’hui : il y a déjà une trentaine de clubs en Angleterre qui appartiennent tout ou partie à des collectifs de supporters. Ça se développe également en Irlande, en Écosse, en Espagne, en France ou en Italie. Se développe aussi l’actionnariat populaire où chacun va cotiser de l’argent dans un pot commun dans le but de racheter une part du club et ainsi avoir voix au chapitre.
Et puis, on peut aussi se projeter au-delà de notre regard européanocentré et observer les footballs hors institutions tel qu’ils se pratiquent au Brésil ou en Afrique. Dans une équipe talentueuse comme celle du Sénégal, il faut savoir que les trois quarts des joueurs viennent du football de rue et d’un championnat amateur et populaire qu’on appelle les Navétanes. C’est vraiment un football autogéré par les quartiers populaires. Il y a donc encore un grand espoir par rapport à ça, que sur ces deux continents-là, le football reste en marge et que l’institution n’arrive pas à avoir prise sur lui…
- Dribble : fait pour un joueur·se de se déplacer sur le terrain avec la balle en évitant que les joueurs·euses adverses ne s’en emparent. Cette action s’oppose à la passe (envoyer le ballon à un coéquipier).
Mickaël Correia, Une histoire populaire du football, La Découverte, 2018.