Très tôt, au moment même où ils devaient « subir » la mise en place des institutions et de l’autorité de l’Etat social, dès avant la Seconde Guerre mondiale et juste après, les théoriciens du néolibéralisme (Walter Lippmann, Hayek, Friedman…) se sont employés non seulement à définir les conditions du libre fonctionnement du marché, mais ils se sont également entendus pour élaborer une théorie informationnelle de l’économie basée sur « la calculabilité intégrale du monde qui a généré petit à petit ce dans quoi nous vivons aujourd’hui » : la digitalisation de toutes les activités, la gestion prédictive des populations par le vecteur des algorithmes et des technologies de traçage, et le paradoxe temporel d’un manque permanent de temps à disposition alors même que l’on en gagne toujours plus.
C’est dans ce bain, défini également par la valorisation exclusive de l’entreprise individuelle, que s’est formée une expérience existentielle désormais omniprésente, voire aliénante : l’idée selon laquelle la réalisation du plus grand nombre possible d’activités (qu’elles soient professionnelles, familiales, relationnelles, ludiques, touristiques…) et le développement personnel des capacités qui y conduisent sont les conditions d’une vie accomplie. Ce qui compte, c’est ce qui se compte… en nombre de vues ou de likes, par exemple.
L’emprise de ce complexe impensé de « valeurs » et de croyances sociales est d’autant plus forte que l’organisation des sociétés, comme c’est le cas depuis une quarantaine d’années, s’articule autour d’un logiciel de compétition massivement intégré non seulement par les acteurs de l’économie productive, mais également par les individus mis en concurrence les uns avec les autres : « Ce qui donne du crédit, c’est d’en imposer »1. Chacun se sent poussé à un déploiement d’énergie de plus en plus important pour être vu ou reconnu, ou simplement pour maintenir son rang face à la menace d’un déclassement social ou/et symbolique. L’impératif d’activité, l’entretien d’un rapport constant à l’action, au mouvement, la prohibition du temps mort (jusque dans la retraite sommée d’être active) constituent un des principes… moteurs, si l’on ose dire, de la « société malade de la mobilité »2.
La puissance collective des données crée la dépendance
Les technologies et les infrastructures du numérique occupent une place prépondérante dans cette profonde révolution « informationnelle » de la manière d’être au monde et au reste de la société…
C’est de la captation algorithmique des traces numériques laissées par les protagonistes de cette compétition symbolique dont se nourrit l’économie de rente des plateformes. Dans Technoféodalisme3, le philosophe Cédric Durand montre que la rente du numérique excède les seuls profits issus de la monétisation des données personnelles. Ce qui est visé par le capitalisme numérique, dit-il, c’est ce que les données « recèlent de puissance sociale », car c’est elle qui contribue à créer de nouveaux « services », de nouveaux produits, de nouvelles dépendances avec le succès que l’on sait : « Les services que nous vendent ces entreprises consistent pour l’essentiel à retourner notre puissance collective en information adaptée et pertinente pour chacun d’entre nous et, de la sorte, à attacher notre existence à leurs services ».
Aussi déplorés puissent-ils être, les situations de monopole des GAFAM qui en résultent ne sont pour ainsi dire plus discutables, pas davantage qu’elles ne semblent pouvoir être limitées par l’intervention publique : le rapport de dépendance entre plateformes et individus a pris une telle ampleur que la restauration d’une forme d’autorité étatique « souveraine » en la matière parait irréaliste eu égard aux coûts économiques et sociaux que cela impliquerait.
Quelques mois avant sa mort, le philosophe Bernard Stiegler notait pour sa part que, confrontés aux impératifs écologiques de transformation structurelle du monde, les Etats et les multinationales, « même s’ils le voulaient, ne sauraient pas comment répondre parce qu’ils n’ont pas les concepts pour changer ». Il faudrait, pour pouvoir le faire, une « nouvelle critique de la science dans le monde industriel », alors que la science est « intégralement soumise au développement du capitalisme industriel ».
Il faut y voir l’aboutissement du désencastrement du monde des affaires et de l’économie privée du cadre régulateur politique et institutionnel dans lequel il évoluait depuis le tournant keynésien des décennies 1930 – 1940. Nos sociétés sont devenues d’autant plus dépendantes de l’économie technologique, puis numérique, que les politiques nationales de libéralisation des secteurs des télécommunications (leur ouverture à la concurrence d’acteurs privés sur un marché « libre »), parmi d’autres monopoles publics, et les processus de dérégulation de l’ensemble de l’économie ont liquidé, dès les années 1980, quasiment tous les instruments de maîtrise de leur évolution… Ces processus, caractéristiques du libéralisme à nouveau triomphant, ont été décidés, rappelons-le, au nom de la « libération de l’offre » (des entreprises) comme nouvel axe central des politiques économiques de croissance au sein de la mondialisation émergente.
Réadapter les populations toujours en retard
L’avènement de la révolution numérique, on le voit, s’appuie fortement sur l’action « facilitatrice » de l’Etat. Lequel, dans l’approche des néolibéraux, voit sa puissance non pas effacée ou ramenée à portion congrue dans une logique de « laisser-faire », comme l’a trop longtemps soutenu une critique de gauche du néolibéralisme, mais recentrée et convertie au rôle essentiel de gardienne des conditions du développement et de la sécurisation du marché. Dans la dialectique des rapports historiques entre l’État moderne et le capitalisme, pointe à ce sujet la philosophe Isabelle Stengers, « une sorte de pacte asymétrique définit ce que, à chaque époque, l’État laisse faire au capitalisme et ce que le capitalisme fait faire à l’État ».
Le diagnostic renvoie à la thèse défendue par la philosophe Barbara Stiegler depuis la publication de son ouvrage majeur Il faut s’adapter4 et les applications qu’elle en a proposées dans ses analyses du mouvement des Gilets jaunes5 et de l’épidémie de Covid-196. Ce qu’elle met en exergue, c’est l’emprise de la pensée politique néolibérale qui répète qu’« il faut s’adapter » à un nouvel environnement désormais régi par une compétition mondiale aux rythmes accélérés. « Tel serait, dit-elle, le sens inéluctable de l’histoire », conférant à l’Etat la mission de « faire table rase de tous les héritages du passé et de réquisitionner tous les temps de la vie pour les inclure dans ce grand jeu de la compétition mondiale ». Ce sont les conséquences de cette politique que les professionnels de l’éducation et de la santé éprouvent de plus en plus durement… depuis bien avant l’entrée en pandémie.
L’argument qui, pour Barbara Stiegler, sous-tend cette fabrique de « l’acceptabilité sociétale » de l’innovation et des « efforts nécessaires », c’est que les populations seraient toujours en retard sur le progrès et qu’il faudrait, en conséquence, les réadapter aux flux incessants de la modernisation, dans la mesure où elles ne disposeraient pas, par elles-mêmes, des compétences nécessaires à leur survie dans l’environnement ouvert, instable et imprévisible de la compétition mondiale. « Tel est le cœur des réformes », toujours présentées comme « nécessaires », explique la fille de Bernard Stiegler, et leur « lien essentiel » avec le pouvoir des experts et avec le leitmotiv de la « pédagogie »7 (que les décideurs et les médias s’évertuent à penser comme le remède miracle en regard de l’indiscipline ou des réflexes irrationnels des « gens ») : il faut « rééduquer l’espèce humaine », comme l’a défendu Walter Lippmann dans les années 1930, pour lui donner le sens de la flexibilité, le goût de la mobilité et du changement. Avec le concours des managers de la gouvernance publique que deviennent trop souvent les ministres, et celui des gourous de l’agilité numérique.
Non seulement les populations, mais aussi les autorités et les institutions publiques elles-mêmes, en tant qu’émanations de la souveraineté collective… apparaissent inadaptées (pas assez « efficientes », dit-on) en raison de leurs « lourdeurs » de fonctionnement. Sans que cela ne soit jamais exprimé comme tel, un des socles de la critique est à chercher du côté de la désynchronisation que l’on peut constater du temps institutionnel et démocratique, demeuré plus lent, par rapport à l’accélération technologique, économique et sociale débridée.
Ainsi détaillée, l’injonction diffuse à l’adaptation de la société à la direction qu’elle est supposée devoir prendre permet de mieux saisir, nous semble-t-il, la puissance du verrouillage socioculturel du régime capitaliste contemporain… À côté des verrous techno-économiques bien mis en lumière par Cédric Durand ci-dessus. En un sens, la configuration présente de notre rapport au monde évoque ce que le philosophe Heidegger appelle le paradigme de la « technique »… au sens non pas seulement des pièces et des machines, mais de la manière dont la réalité se découvre à nous. Être, à l’heure de la technique, c’est être productible, machinable, malléable, disponible8.
La continuité pour désamorcer le « monde d’après »
C’est ce que le basculement de l’économie privée comme des services publics dans le (presque) tout-numérique démontre depuis le premier confinement : ce qui apparaît, en toute lucidité, comme un bouleversement majeur, d’un point de vue social, culturel, voire anthropologique, s’est déroulé comme une simple translation frappée du sceau de l’évidence ou peu s’en faut…
En déployant toutes sortes de « solutions d’optimisation », les entreprises high-tech et autres start-ups ont mis à profit la situation d’urgence et les besoins créés par la pandémie de Covid-19 pour offrir leurs services comme de grandes améliorations par rapport aux limites (supposées) des administrations publiques et des institutions « gestionnaires » de l’Etat. Celles-ci ont d’ailleurs souvent été mises entre parenthèses et court-circuitées au profit de consultants jugés plus experts et d’acteurs économiques estimés plus réactifs… sans qu’il ait même été besoin de le dire ou de le justifier.
De manière révélatrice, l’extension du domaine digital du « sans contact » s’est faite au nom du devoir de « continuité » (pédagogique, médicale, judiciaire, politique, économique, médiatique, sociale…). Le concept n’est pas le fruit d’une création spontanée de la part des décideurs qui l’ont invoqué, explique encore Barbara Stiegler : il émane des « plans de continuité des activités », traduction française pour les « business continuity plans ». Ceux-ci sont conçus depuis les années 1990 par les théoriciens du management du risque, à travers notamment le Business Continuity Institute qui propose des formations suivies par les dirigeants du monde entier. Dans la période de catastrophes incessantes où nous sommes entrés, le but avoué de ces « plans » est de planifier les modalités d’intervention et d’organisation dans des situations exceptionnelles de manière à ce que les institutions concernées, qu’elles soient privées, publiques ou non marchandes, puissent poursuivre leur action par d’autres voies, sans qu’il n’y ait rien à changer au sens de la conduite des affaires…
La continuité proclamée est ainsi supposée rassurer les populations et colmater les effets du choc social et individuel advenu. Mais, ce faisant, le discours du « business as usual » induit une véritable schizophrénie collective entre ce qui est vécu d’une part (tout change), et ce qui est promu d’autre part (tout continue) : plus que la peur du virus ou les effets du confinement, sans doute, c’est ce « mensonge » foncier qui génère le trauma social profond dont les effets ne font que commencer…
Dans des moments de déstabilisation potentiellement profonde du corps social et de l’organisation de la société, l’instrument de la continuité a pour « avantage », on l’a vu, de prendre de vitesse ou de désamorcer les velléités de transformation de l’ordre social dans la perspective d’un « monde d’après »… C’est une manière, soutient Barbara Stiegler, de « détruire la société » en tant que corps collectif susceptible de délibération, de conflit et de résistance dans des temps de catastrophes qui sont toujours des moments « critiques », au sens d’un renouveau envisageable : la rupture des fonctionnements routiniers que provoquent de tels moments de bouleversement majeur est en effet une condition-clé qui permet d’ouvrir bien plus largement l’espace du débat, les champs imaginaires du possible et le périmètre des luttes.
L’ « antidote » des forces de pouvoir, en pareille circonstance, est d’utiliser ces mêmes catastrophes et leur effet de sidération sur les esprits pour reprendre en main et gérer « une population qui ne doit pas se mêler de ce qui la regarde »9. Ceci, « à partir de directives qui partent des instances dirigeantes et qui se diffusent dans tous les organes de directions publics et privés, et qui permettent de poursuivre la transformation des sociétés » au service des mêmes intérêts dominants10.
Le lobby Digital Europe
C’est ce que l’essayiste et militante canadienne Naomi Klein, qui a popularisé le concept de stratégie du choc11, a immédiatement appelé le risque du Screen New Deal : la volonté des entreprises du numérique d’ouvrir plus grand encore le marché du digital et de la transition numérique comme axe central du Green New Deal, le nouveau modèle de développement économique vert promu tant par la Commission européenne que par l’administration Biden aux Etats-Unis. L’ambition rejoint les recommandations de Digital Europe, un groupe de grandes firmes numériques asiatiques, étatsuniennes et européennes qui s’organisent pour défendre leurs intérêts auprès de l’Union européenne et influer sur la politique digitale de celle-ci et des Etats membres12 : « L’un de leurs axes de travail consiste à présenter un argumentaire général pour donner du sens et de la légitimité à la transformation digitale de la société. » pointe Bruno Poncelet.
Les arguments, à vrai dire, n’ont rien de très original. Ils s’apparentent à ceux émis lors de chaque controverse socioculturelle qui accompagne l’apparition de toute nouvelle technologie de la vitesse depuis des lustres : l’invocation du prestige national, l’identification de l’innovation au mieux-être, et l’épouvantail du retard sur les concurrents. Au cœur de cet argumentaire souvent repris dans les rapports publics officiels, on retrouve notamment l’idée du « solutionnisme technologique » : nos problèmes collectifs sont censés être résolus par un recours croissant à l’innovation technique. En fait, souligne note l’historien et spécialiste des technocritiques François Jarrige, le concept révèle surtout l’incapacité de mettre en place une autre organisation de la société moins destructrice des ressources du monde et de l’humanité. Les responsables politiques y sont d’autant plus sensibles qu’ils donnent l’impression de pouvoir agir sur le réel de façon « positive » plutôt qu’alarmiste.
C’est là, incontestablement, l’apport décisif de la pensée néolibérale au régime capitaliste : il est moins d’avoir réduit le périmètre de l’action de l’Etat que d’avoir ramené en grande partie les politiques publiques à des procédures techniques de gouvernement ou de « gestion », à une sorte d’art managérial de gouverner (avec audits et cabinets privés de consultance au balcon, et contrôle parlementaire à la cave).
Dans cette approche « managériale », il faut encore pointer le modèle sécuritaire qui s’est imposé au fil du temps comme la définition même de la démocratie dans nos sociétés. Il participe, lui aussi, à la manufacture du consentement. On peut observer le phénomène en agrandissement à la faveur de la pandémie : si les citoyens, dans leur majorité, consentent aux mesures qui leur sont imposées, notamment aux applications numériques de contrôle et de suivi sanitaire, c’est en échange d’une garantie de protection, de sécurité, à l’égard d’un monde que l’individu perçoit comme dangereux, incertain, et dont il souhaite se séparer. L’exigence sécuritaire, qui est au cœur du fonctionnement néolibéral, traduit en fait un « désenchantement à l’égard du politique »13 : on attend de l’Etat non plus qu’il œuvre aux conditions de l’émancipation sociale et démocratique, ou du progrès social, mais qu’il assure notre sécurité ou qu’il rétablisse un ordre antérieur idéalisé. Or, là réside le mensonge ou la carence du discours sécuritaire institutionnel (qu’il soit politique, médiatique ou scientifique), ce qui accroit aujourd’hui l’insécurité sociale, sanitaire et écologique, ce sont précisément les politiques menées dans l’esprit du néolibéralisme qui a pour autre caractéristique de valoriser les prises de risque.
Comment subvertir les logiques numériques ?
Dans une telle optique, il est vain de vouloir défendre une logique de l’Etat comme instance de domestication ou de résistance face aux forces de l’économie technologique et numérique. Il faut bien entendu défendre les services publics, ce que Pierre Bourdieu appelle la « main gauche » de l’Etat. Parce que derrière les services rendus au public, il y a bien plus que des instruments institutionnels utiles ou efficaces : il y a « la construction d’une civilisation qui pose qu’on peut dépasser les intérêts privés au profit d’un intérêt général ». Les services publics trouvent leur sens profond dans la société que produit leur action.
Mais l’Etat ne se ramène pas seulement aux services publics, comme le note Ramzig Keucheyan : « C’est une entité complexe, dont une bonne part de l’activité consiste à défendre les intérêts des classes dominantes ». L’Etat, en somme, apparait à la fois comme un recours, un agent protecteur dans une logique associative ou fédérative autour du bien commun, et comme une instance d’autorité, de puissance qu’il faut savoir contester en instituant face à elle un contre-pouvoir politique non étatique (Etienne Balibar en parle très bien).
Voici peu, le Secrétaire général de l’ONU proposait de créer un nouvel organe de gouvernance du numérique qui risque d’être dominé par les principales multinationales du secteur. Si, en sens inverse, on veut subvertir les logiques numériques qui désormais nous gouvernent, les réorienter, pour tenter d’infléchir les rapports de force, une des voies qui s’offrent aux sociétés, en tant que modalités de délibération et d’action non étatique du politique, c’est de repolitiser le débat sur la technique qui est, depuis trop longtemps, assimilée à une instance neutre supposée relever de la connaissance des seuls spécialistes. Comme le rappelle François Jarrige, il faut pour cela avoir en tête que la technocritique n’est pas un courant de pensée opposé à la technique, comme le laisse entendre une perception caricaturale du débat, mais une démarche qui consiste à faire de la technique un enjeu de débat plutôt qu’une fatalité.
- Roland Gori, La fabrique des imposteurs, Les Liens qui Libèrent, 2013.
- Christophe Mincke et Bertrand Montulet, La Société sans répit. La mobilité comme injonction, La Sorbonne, 2019.
- Technoféodalisme. Critique de l’économie numérique, La Découverte, 2020.
- « Il faut s’adapter ». Sur un nouvel impératif politique, Gallimard, coll. « NRF Essais », 2019.
- Du cap aux grèves. Récit d’une mobilisation. 17 novembre 2018 – 17 mars 2020, Verdier, 2020.
- De la démocratie en Pandémie. Santé, recherche, éducation, Gallimard, Collection Tracts (n° 23), janvier 2021.
- Du cap aux grèves. Récit d’une mobilisation. 17 novembre 2018 – 17 mars 2020, Verdier, 2020.
- Hartmut Rosa, Rendre le monde indisponible, La Découverte, 2020.
- Isabelle Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, La Découverte, 2008.
- Barbara Stiegler, « Faire face aux experts. Néolibéralisme et pandémie », op.cit.
- Naomi Klein, La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Léméac/Actes Sud, 2008.
- Discrètes ( ?) évocations du lobby Digital Europe, les plans de transformation numérique des gouvernements fédéral et wallon s’intitulent Digital Belgium et Digital Wallonia…
- Michaël Foessel, Etat de vigilance. Critique de la banalité sécuritaire, Le Bord de l’eau, 2010.
D’un vieux rapport de la NASA à l’accord de l’OMC de 1998
Ce que l’on appelait encore l’information électronique a occupé très tôt une place centrale dans les plans prospectifs de gestion des sociétés et de développement de l’économie. Dès 1971, un rapport de la NASA pointe, en préliminaire, qu’« il existe aux Etats-Unis un ensemble de problèmes nationaux qui pourraient être résolus à travers les télécommunications ». Parmi les domaines retenus en priorité : l’éducation, la santé publique, le système judiciaire, les services postaux. Il y est question de favoriser « la naissance d’un citoyen flexible » qui sera le citoyen « dont le 21ème siècle a besoin », d’aménager des écoles qui « ne devraient plus être que des centrales de distribution de programmes éducatifs par voie électronique » et d’envisager le télétravail comme le lot de plus de trois quarts de la population active.
La future « société globale de l’information » est en gestation. Elle sera portée sur les fonts baptismaux en 1995, lors du sommet de Bruxelles du groupe des sept pays les plus industrialisés (le G7), en présence d’une quarantaine d’invités spéciaux des milieux d’affaires (notamment des représentants d’IBM et de Hewlett-Packard) et en l’absence de représentants de la société civile. En même temps, le G7 décide d’accélérer la libéralisation des marchés des télécommunications. L’année précédente, les Etats-Unis avaient lancé un projet d’autoroutes globales de l’information, extrapolation à l’échelle planétaire de son programme national (National Information Infrastructure).
La référence à cette appellation de société de l’information est étrennée discrètement, en 1975, par l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) qui regroupe alors les vingt-quatre pays les plus riches. Elle s’imposera graduellement dans les organismes internationaux, notamment au sein de la CEE à partir de 1979, en même temps que se multiplient les recommandations sur la circulation « sans réserve ni contrainte », défendue à Washington, des flux transfrontières de données de caractère personnel. Le mouvement devient irréversible en 1998 avec l’entrée en vigueur de l’accord sur l’ouverture des marchés commerciaux à la concurrence, conclu par 68 gouvernements dans le cadre de l’Organisation mondiale du commerce (OMC).
Sources : Armand Mattelart, « L’information contre l’Etat », Le Monde diplomatique, mars 2001.