Dans votre enquête en infiltration au sein d’un centre logistique vous avez particulièrement rendu compte des conditions de travail chez Amazon. Quels sont vos constats ?
Pour beaucoup, Amazon est quelque chose de très virtuel. Or, même avec l’économie numérique, le travail est toujours présent. Je voulais montrer que les potentialités d’internet ont bouleversé le monde du travail sur ce secteur. Amazon, c’est une révolution dans le monde industriel. Les entrepôts logistiques sont régis par une organisation du travail très précise qui n’est pas simplement celle du taylorisme ou du fordisme. Elle inclut toutes les potentialités d’Internet et fournit des outils de contrôle de productivité parfaitement inédits.
Chacun a sa propre image d’internet. Je ne veux pas tenir un discours moral, simplement rappeler des faits et décrire ce qui se passe dans une usine logistique. Les travailleurs chez Amazon, loin, très loin des progrès du 21e siècle, ont des conditions de travail qui sont dignes du 19e siècle. Que ce soit en ce qui concerne les conditions de travail des intérimaires, que ce soit dans les cadences qui sont imposées, dans les contrôles de productivité, dans les fouilles au corps qui sont réalisées chaque fois qu’un travailleur franchit les portiques. Les exemples foisonnent dans mon livre et tendent tous à montrer qu’Amazon, en ce qui concerne le respect des droits sociaux, est une entreprise qui n’est pas progressiste mais parfaitement réactionnaire.
En quoi ces conditions et pratiques sont-elles spécifiques à Amazon ? Ne se retrouvent-elles pas plus généralement dans la grande distribution ?
Mon livre décrit dans le détail toutes les pratiques spécifiques à Amazon. Des pratiques extrêmement violentes distinguent cette entreprise d’autres entreprises de la grande distribution ou de la logistique. Mes exemples sont foisonnants. Je pense notamment au contrôle permanent de la productivité des ouvriers par des outils informatiques de pointes qui géolocalisent le travailleur.
La devise omniprésente d’Amazon est « Work hard, have fun, make history » : n’est-ce pas problématique d’inviter ses employés à s’amuser en travaillant alors que les conditions de travail que vous décrivez sont des plus oppressantes (flicage continu, méfiance, lutte contre les syndicats, secret etc.) ?
Oui. « Work hard, have fun, make history » dit le slogan d’Amazon placardé dans toutes ses usines logistiques. Outre les lipdubs, les soirées bowling, les chasses aux œufs à Pâques sur le parking et autres événements paternalistes que savent organiser de nombreuses entreprises états-uniennes pour générer une cohésion de la masse salariale, et bien que certaines de ces techniques d’actions psychologiques existent parfois dans d’autres entreprises, Amazon cultive sa différence. D’abord, en mêlant le « fun » de façade à une organisation martiale dans ses entrepôts où chaque travailleur est épié, surveillé, éventuellement dénoncé, suivi à la trace par son outil de travail. Amazon, avec le « have fun » essaie d’organiser la vie des travailleurs durant le travail et en dehors du travail. C’est une vraie stratégie de conquête des cœurs et des esprits. C’est un rapport très idéologique au travail que je décris dans mon livre.
Peut-on dire qu’Amazon exerce une concurrence déloyale aux libraires ?
La force d’Amazon, vis-à-vis du commerce de proximité, c’est d’avoir des coûts de stockage et de distribution beaucoup plus faibles. Un entrepôt logistique en zone périurbaine, c’est un loyer qui est beaucoup plus faible que celui d’un commerce de proximité. Après, il est incontestable que ce qui fait l’efficacité d’Amazon, c’est son infrastructure informatique, qui permet l’expédition de colis au plus vite une fois la commande passée car tout est fluidifié par le réseau. Cette infrastructure permet un contrôle total de tout ce qui se passe dans les entrepôts, y compris au niveau des travailleurs. Par ailleurs Amazon n’a pas besoin de machines complexes comme l’automobile : en réalité, Amazon ce sont de grands entrepôts avec des étagères métalliques, quelques ordinateurs et des bornes Wi-Fi. La machine la plus complexe étant l’être humain qui, grâce au levier informatique, peut générer des richesses incroyables. La multinationale réalise également des économies sur les pointeuses, placées non pas à l’entrée de l’entrepôt mais à trois minutes de marche de celui-ci, sur le recours outrancier à l’intérim et sur son évasion fiscale. Il faut savoir qu’Amazon doit 198 millions d’euros au fisc français.
Vous semble-t-il justifié que les pouvoirs publics donnent des millions d’euros de subvention à Amazon afin que cette entreprise choisisse d’installer un centre logistique dans leurs régions ?
Non, les pouvoirs publics ne doivent pas donner de l’argent à une multinationale cotée à Wall Street qui n’a pas besoin de cet argent. D’autant que cet argent contribue à détruire des emplois dans le commerce de proximité.Justement, Amazon crée-t-il de l’emploi ou en détruit-il ?
Amazon détruit plus d’emplois qu’Amazon en crée. Le Syndicat de la librairie française a mesuré que, à chiffre d’affaires égal, une librairie de quartier génère dix-huit fois plus d’emplois que la vente en ligne. Pour la seule année 2012, l’Association des libraires américains (American Booksellers Association, ABA) évalue à 42.000 le nombre d’emplois anéantis par Amazon dans le secteur : 10 millions de dollars de chiffre d’affaires pour la multinationale représenteraient 33 suppressions d’emplois dans la librairie de proximité.
En Amazonie, Fayard, 2013