Créée par Andrzej Sapkowski en 1986, la série de nouvelles et de romans The Witcher se situe dans le genre de la fantasy, dans une Europe alternative peuplée d’humains, d’elfes, de magiciens, de monstres, … Elle se distingue par l’influence du folklore polonais, un ton globalement sombre et des thématiques contemporaines. Fidèle adaptation de cette œuvre littéraire, les jeux vidéo The Witcher (depuis 2007) sont des titres d’aventure et d’action. Si les deux premiers épisodes ont rencontré un certain succès, le troisième est devenu un phénomène dans le secteur en mélangeant des éléments classiques (jeu de rôle, monde ouvert, facilité d’accès) à une qualité d’écriture et une richesse de l’exploration peu communes. On notera toutefois que le studio polonais CD Projekt, responsable de la série, a notamment fondé la qualité de ses jeux sur le crunch, phénomène de l’industrie vidéoludique que nous évoquions dans notre article de 2019, Quand les travailleurs du jeu vidéo s’organisent.
The Witcher III demeure encore aujourd’hui un jeu-monde, d’une très grande richesse que plusieurs articles n’épuiseraient pas. Nous allons ici nous concentrer sur deux de ses aspects pour donner un aperçu de la manière dont un jeu si grand-public porte son propos politique.
La guerre détruit… et structure les sociétés
Le monde de The Witcher vit en guerre, une guerre ancienne menée par des puissants cyniques soutenus par des forces religieuses fanatiques, tous en recherche de pouvoir. La force de ce troisième épisode réside dans ce qu’il en montre : pendus, villages ravagés, orphelins, pillards, réfugiés, blessés forcés à la mendicité, déserteurs devenus maraudeurs, morale rendue floue par la nécessité, … La guerre est ici représentée dans ses conséquences, elle ne constitue pas comme dans la majorité des jeux un décor et une justification à la violence, ni un moment que clôt le joueur par ses actions héroïques, mais une continuité dans ses impacts sociaux.
Le parallèle historique le plus évident concerne l’Histoire de la Pologne du 20e siècle, ravagée par des guerres ininterrompues (voir Terres de sang de Timothy Snyder, 2015) et occupée à plusieurs reprises par des puissances étrangères. Mais c’est toute l’Histoire de la Pologne qui semble parler dans The Witcher, celle des Trois Partages du 18e siècle, des sanglantes répressions des mouvements indépendantistes du 19e et de la spirale néofasciste dans laquelle la Pologne contemporaine s’est engagée depuis le milieu des années 2000.
Dans The Witcher, la guerre détruit les sociétés mais structure aussi les rapports sociaux. La guerre impacte chacun qui doit recomposer son quotidien pour y vivre. Mais aucun individu seul ne peut changer les mécaniques ainsi installées, pas même le joueur. En cela, The Witcher III porte un discours profondément pacifiste, qui rentre parfois en conflit avec le gameplay fondé sur l’action, où la guerre ne porte pas d’issue en elle-même. Où seule la paix et les actions pour la mettre en place offrent une perspective de sortie d’un univers gangréné par une folie qui se nourrit elle-même. Faire société implique de quitter les logiques mortifères de la guerre.
L’altérité, justification de la violence ou source de paix ?
La question de l’altérité a toujours pris une place centrale dans les discours politiques portés par les jeux vidéo, souvent pour justifier la violence comme mécanisme central de leur gameplay. Il se trouve qu’elle se situe aussi au cœur des romans et des jeux The Witcher. En donnant à incarner aux joueurs un avatar mutant, autre, rejeté partout où il passe, The Witcher III propose déjà une expérience différente. Si le héros conserve les caractéristiques traditionnelles des avatars mainstream (surpuissance, attitude ténébreuse, corps athlétique et une certaine masculinité fantasmée), il rencontre toutefois un ostracisme constant rare pour le média. Mais surtout, le jeu se déroule dans un monde où l’altérité subit une grande violence à travers des pogroms (les créatures fantastiques sont perpétuellement menacées de mouvements de foule), des génocides (les elfes ont été exterminés par les humains qui ont conquis leurs cités) et une brutalité religieuse (les magiciens et créatures magiques sont progressivement confrontés à des jugements expéditifs, des tortures et des bûchers). Le parallèle, revendiqué par le studio CD Projekt, avec l’antisémitisme qui a parcouru l’Histoire polonaise s’impose avec évidence.
Pourtant, par sa narration et son dispositif ludique autour des dialogues et de l’exploration du monde ainsi que des histoires des interlocuteurs, The Witcher donne à voir les raisons qui animent les individus qui le peuplent, en particulier les rejetés et les monstres. Empathie encore renforcée par les choix impossibles auxquels est perpétuellement confronté le joueur. Car aucun d’eux ne semble ni résoudre réellement la situation des protagonistes, ni jamais amener un terme à la violence structurelle.
Mais là réside sans doute le propos du jeu, dans cette empathie qu’il travaille auprès du joueur, dans sa rencontre avec l’altérité. Comme le conclut Tony Fortin dans son article Vivre avec la guerre, principale source d’inspiration du présent article, « Aux yeux des auteurs de The Witcher 3, la tempérance et la découverte de l’autre sont des remèdes aux maux qui hantent le pays ».