Considéré comme l’un des premiers jeux vidéo, Spacewar ! (1962), développé au sein du centre de recherche public américain MIT (Massachusetts Institute of Technology), oppose deux joueurs, chacun aux commandes d’un vaisseau spatial doté d’un canon et de réacteurs lui permettant de lutter contre l’attraction du trou noir au centre de l’écran. Le jeu se révèle riche mais aussi complexe, à l’image de ses créateurs, des étudiants ingénieurs bidouillant en dehors de leurs heures de cours l’ordinateur à leur disposition pour leurs recherches, et surtout, il est très représentatif de la course à la Lune qui agite alors États-Unis et Union soviétique en pleine Guerre froide.
VERTIGES MILITARISTES
Le développement commercial du média dans les années 1970 reste marqué par cette thématique, dominante avec la science-fiction, même si la volonté de toucher un public jeune pousse à plus de variété. Les grands noms du jeu d’arcade demeurent toutefois inspirés de près ou de loin par les logiques guerrières. Space Invaders (Taito, 1978), l’un des plus emblématiques, incarne bien ce mélange de science-fiction et de conflit où l’auteur transcende les limites techniques de l’époque pour raconter une invasion extraterrestre stoppée par un héros. Bien que doté d’une esthétique bon enfant, le jeu plonge le joueur dans un vertige d’action par l’accélération progressive de la vitesse des ennemis. Au-delà de l’idéologie militaire qui imprègne le média, ce vertige et cette insistance sur la représentation de l’action viennent aussi de sa nature propre. En effet, caractérisé par l’interactivité, le jeu vidéo représente à priori mieux l’action et son impact immédiat sur le monde que l’introspection et les logiques de long terme. Et pour un média commercial, la question de l’efficacité, de l’impact auprès du consommateur, supplante les autres, au bénéfice des jeux d’action donc.
Ce qui ne manque pas, par la suite, de déteindre sur les jeux disponibles au domicile des joueurs sur console ou micro-ordinateur. Des jeux particulièrement inspirés par l’esprit belliciste de la vague conservatrice des années 1980 qui imprègne toute la culture commerciale avec le film Rambo II (George P. Cosmatos, 1985) comme œuvre référentielle. D’innombrables jeux reproduisent cette esthétique viriliste et ces enjeux narratifs agressifs, toutefois tempérés par une représentation cartoonesque et une histoire bien secondaire dans ces jeux à la prise en main pensée pour l’immédiateté des émotions et non pour leur trame souvent convenue.
Plus important sans doute est le choix de lier jeu vidéo et public masculin. Lorsqu’au milieu des années 80, Nintendo relance l’industrie vidéoludique aux États-Unis, il s’agit d’un marché moribond. Plutôt que de vendre sa console comme un outil technologique, la firme japonaise choisit de le marketer comme un jouet et, pour respecter une division des espaces très genrée, place sa NES dans le rayon garçon. Ce choix crucial marque un tournant dans l’image guerrière du média, celle des petits garçons tels qu’imaginés par la publicité comme celle des « vrais hommes » des années 80.
Un tournant que la décennie suivante va imposer définitivement dans l’esprit du public et de beaucoup de joueurs avec le développement du jeu de tir en vue subjective et du jeu de stratégie en temps réel.
Les années 2000 quant à elles marquent le sommet de ce lien jeu vidéo-guerre avec le succès sans précédent de jeux « réalistes » comme Medal of Honor (Electronic Arts, depuis 1999) ou Call of Duty (Activision, depuis 2003), par la diffusion du jeu publicitaire America’s Army qui se conclut par un formulaire d’engagement ou par l’existence de la série Operation Flashpoint (Bohemia Interactive, 2001), directement issue d’un simulateur vendu à différentes armées. Plus sinistre encore, le jeu Blackwater (Zombie Studio, 2011) promeut la société de mercenaires du même nom, notamment connue pour les multiples exactions commises en Irak à l’encontre de civils.
VERS D’AUTRES REPRÉSENTATIONS
Comment expliquer cette permanence, au-delà des raisons historiques exposées ci-dessus ? À la manière du cinéma, média du mouvement jusque dans son nom, le jeu vidéo se caractérise par l’interaction et donc l’action. Et à l’image du cinéma, le cheminement pour construire une grammaire plus large, ouverte à d’autres genres, nécessite du temps, de l’expérimentation ainsi qu’un environnement favorable.
Tout cela s’est lentement mis en place à travers les décennies et les résultats donnent à voir une autre représentation de la guerre. This War of Mine (11 bit studios, 2014) et Enterre-moi, mon amour (Pixel Hunt et Figs, 2017) où l’on joue pour une fois des civils otages des soubresauts de la guerre, la série Metal Gear Solid (Konami, depuis 1998) qui sous ses couverts de blockbuster développe un propos pacifiste, September 12th (Newsgaming, 2003) qui critique avec virulence la « guerre contre le terrorisme »…
Surtout, en plus de leur thématique et de leur narration, ces jeux impliquent un pacifisme dans leur gameplay, c’est-à-dire dans la manière de jouer. Par exemple les jeux d’infiltration qui récompensent l’absence de violence ou les jeux politiques qui détournent les codes habituels (pour tout problème existe une solution, le classement et les points qui récompensent l’esprit de compétition et l’agressivité…) pour interroger l’utilisateur dans son rapport à la violence. Sans même parler des joueurs eux-mêmes qui depuis longtemps déjà détournent les règles, à l’image de ces guildes qui dans les jeux massivement multijoueurs en ligne refusent d’utiliser des armes et soignent indistinctement tous les belligérants.
Le jeu vidéo ne doit pas passer sous le radar des progressistes. De la même manière que les autres médias doivent être regardés comme des espaces de débat politique, le jeu vidéo doit être considéré comme un terrain de réflexion, de création, de militance, de diffusion, etc. des idées et pratiques progressistes. Dans cette perspective, un pacifisme dans les jeux vidéo se révèle particulièrement original et puissant. En effet, tout comme le progressisme refuse un « réalisme politique » qui sert souvent de vernis aux dominations, jouer autrement à des jeux pacifistes signifie souvent refuser un « réalisme » (de la manière d’agir, des graphismes, des conflits simulés…) qui cache mal une modélisation engagée idéologiquement.