Votre livre Faire que ! est sous-titré « L’engagement politique à l’ère de l’inouï ». Est-ce qu’on est allé avec l’élection de Donald Trump aux États-Unis encore un cran plus loin en matière d’inouï ?
Le caractère grave de notre époque porte sur le fait que nous sommes confrontés à des perspectives extrêmes relatives aux bouleversements climatiques et à la perte de biodiversité qui ne concernent plus la décision humaine. Nous sommes face à un phénomène que j’ai qualifié, avec tant d’autres, d’autonome et d’exponentiel. Le peu que ces souverains pourraient faire pour atténuer le choc est à présent mis de côté. Les quelques options qui nous restent pour rectifier le tir sont absolument négligées par des pouvoirs fascistoïdes qui inaugurent une ère de pur rapport de force. Non seulement concernant la géopolitique, l’accès aux terres, le contrôle des populations, mais aussi le discours, la description des faits et la prétention à la vérité.
Face à cela, il existe une opposition, mais elle n’est pas spécialement réjouissante, comme ici au Canada – pays qui est la cible explicite de velléités d’annexion répétées de la part de Donald Trump. Cette opposition provient, pour le moment, de la droite traditionnelle, pourtant un temps tentée par le trumpisme, et qui revendique un retour au néolibéralisme tel qu’il a pu être encadré, réfléchi, légiféré depuis la chute du mur de Berlin. On n’a donc même plus une opposition gauche/droite, mais une opposition droite hyper libérale/extrême droite. Comme d’ailleurs dans beaucoup de pays d’Europe aujourd’hui.
On vit actuellement l’avènement du climatoscepticisme ou, du moins, de l’indifférence à la catastrophe écologique qui arrive. Est-ce que la franchise du populisme d’extrême droite — qui assume ouvertement la destruction du monde, son exploitation jusqu’à la dernière miette — pourrait paradoxalement ouvrir des opportunités politiques pour la gauche, là où le capitalisme vert faisait miroiter des solutions factices comme le développement durable ?
Oui, mais à deux conditions. D’abord qu’on inventorie les points communs entre l’extrême centre (cette droite néolibérale déguisée en centre) et l’extrême droite. En sachant que si cette dernière nous terrifie encore plus que l’extrême centre, elle mérite davantage notre respect au sens où elle a le mérite d’assumer ses convictions et de jouer franc jeu. Alors que ce qui caractérise l’extrême centre, c’est le louvoiement, le travestissement et la fausse conscience.
Ensuite, il faut développer un autre rapport à l’écoangoisse qui est un rapport au vide, à l’impensable, à l’inouï puisqu’il n’existe pas de précédent à ces mutations du climat et de la biodiversité qui permettrait de les penser. Éprouver de l’angoisse est en réalité nécessaire et un signe de bonne santé mentale. C’est-à-dire qu’il faut en passer par là, il faut vivre et assumer l’angoisse. Mais par contre, il ne faut pas s’y stationner ou en faire un trait identitaire. Passer par l’angoisse, c’est accéder à cette formidable énergie psychique. Une énergie qui demande, si on l’accepte, la création d’objets de pensée, l’élaboration de desseins.
Que se passe-t-il si on ne l’accepte pas, qu’on résiste à cette écoangoisse ?
Lorsqu’on est mû par l’angoisse et qu’on y résiste, on associe cette énergie psychique qui fonctionne à vide à des objets de substitution. Par exemple à des boucs émissaires que l’extrême droite nous offre sur un plateau. Ou à des phénomènes d’identité sociétaux, qui partent de critiques historiquement pertinentes et nécessaires, mais qui se trouvent parfois exacerbés de manière frénétique et délirante. Ou encore à des objets de conversion, qui relèvent plutôt de l’hystérie, où il s’agirait de voir la partie pour le tout et de penser, par exemple, qu’en supprimant des pailles en plastique on réglera un problème gravissime et majeur.
Il y a actuellement un vide quant à ce que l’inouï commande en termes de réponses. Il y a là un besoin formidable. Et c’est parce qu’on n’arrive pas à élaborer des référents qui soient à la hauteur des enjeux qu’on se retrouve avec un foisonnement de vanités c’est-à-dire d’objets de substitution. Parce que des idées comme le développement durable ou la haine de l’autre ne font évidemment pas le poids pour régler cet enjeu climatique qui nous crève les yeux, mais qu’on cherche par tous les moyens à éviter.
Lorsqu’on résiste à l’angoisse, on reste donc dans le régime des objets de substitution, dans l’état actuel des choses. Mais si on arrive à assumer le vide qui se présente à soi, on s’apercevra assez vite que l’angoisse est un véritable réservoir d’énergie psychique pour investir des objets à produire, c’est-à-dire pour travailler à l’élaboration de desseins, de concepts.
J’ajouterai qu’il faut veiller à élaborer des concepts qui soient à la fois lucides et joyeux, les deux en même temps. La lucidité seule, c’est par exemple celle du GIEC, des sciences exactes, avec des scénarios sur des échelles immenses par rapport à des perspectives imprenables, quant à des enjeux qui noient l’humain dans une masse. On se retrouve dans des contextes d’anomie : on n’est plus rien, on ne compte plus. Une situation, comme l’indiquait le sociologue Émile Durkheim, qui favorise le suicide.
Maintenant, si on part des données que les sciences exactes nous fournissent pour ensuite se consacrer à la politique, c’est-à-dire en la considérant comme un genre autonome de la science, on va réapprendre à parler en investissant des concepts, des desseins, des perspectives qui soient adaptés aux situations sensibles et circonstancielles des uns et des autres. La joie qui peut se dégager de ce chemin réside dans ce que Nietzsche appelait un gai savoir, c’est-à-dire une série de pulsions qui nous amènent à nous engager dans le sens le plus difficile, mais aussi le plus stimulant, le plus enthousiasmant. Pour ma part, la notion de biorégion est un dessein de ce type. Il permet d’aborder le réel avec joie tout en étant lucide. Ce qui fait que l’objet est crédible, qu’il n’est pas un objet de substitution de plus qui nous ferait retourner à la case angoisse car on voit bien qu’il ne fait pas le poids.
La question « Que faire ? » parcourt comme un mantra les milieux de gauche depuis longtemps. Elle revient aujourd’hui, dans les temps incertains que nous vivons avec une plus grande fréquence encore. Pour vous, si elle possède une certaine force, cette question est aussi piégeuse. En quoi poser les choses sous forme de « Que faire ? » pose-t-il problème et peut nous mener à l’inaction ?
La question « Que faire ? » a ses vertus. Elle est toujours neuve, toujours fraiche. Dès le moment qu’on pense Que faire ? en politique, toute une batterie de problèmes se pose et on serait bien avisé d’en prendre conscience.
Cependant, la question a quelque chose de dissonant puisqu’en même temps qu’elle appelle au faire, la formule se termine par un point d’interrogation. Elle appelle au faire, mais se voit faire. On fait, mais en même temps qu’on fait, on se demande si on fait bien, si on devrait faire comme on fait… Tout est concentré dans ce « que » qui est un pronom interrogatif qui appelle un COD. Cela renvoie en somme à une méthode, un parti, des intellectuel·les patenté·es, une stratégie… On est dans l’attente de directives en même temps qu’on veut faire. On est attentif aux ordres.
Vous proposez donc d’inverser les termes, et d’appeler à « Faire que ! » .
Ce procédé grammatical change totalement la signification. À partir du moment où on dit « Faire que ! » avec un point d’exclamation, on n’est plus dans l’attente de directives, mais dans un rapport à ce qui doit advenir.
Le sujet n’est pas non plus le même. Car au fond, qui pose la question Que faire ? s’approprie le droit d’y répondre. À l’inverse, le Faire que ! suppose une subjectivité beaucoup plus ouverte et multiple. En effet, le que du Faire que ! est une conjonction de subordination, qui appelle le temps du subjonctif. Un temps qui est celui des aspirations, des désirs, du souhait, de la projection : faire que, faire en sorte que, faire en sorte que les choses soient telle ou telle. Et qui concerne ainsi toutes celles et ceux qui peuvent s’intéresser à cette perspective-là.
Et ce, même au-delà de l’espèce humaine, au sens où on intègre dans la perspective le vivant pour faire en sorte que nous occupions un espace viable, un espace durable. Et là, on engage au fond un processus démocratique, à une échelle sensée qui n’est pas celle de la géopolitique mondialisée, financière et industrielle, capitalistique, mais qui est nécessairement celle de l’espace qu’on habite, le seul qui soit : l’espace régional.
Qu’est-ce que ça change dans notre manière d’investir le monde aujourd’hui cette idée de se mettre dans le faire au lieu de réfléchir à un programme global, pour ainsi dire clé en main ?
Que faire ? est un programme, Faire que ! renvoie à un impératif. C’est la grande différence. La question du Faire que ! se trouve intimement posée avec un impératif historique qui ne concerne plus la délibération humaine, mais qui concerne plutôt la nécessité de se positionner par rapport à ce qui nous advient par la force des choses et qui est irréversible. A savoir les vastes et profondes perturbations de la situation climatique et la perte de biodiversité. Et donc à toute une série de conséquences qu’on connait : recrudescence de zoonoses, incendies de forêt, inondations, érosion des sols et des côtes, canicules…
Une telle conjoncture appelle à de la créativité politique, culturelle, spirituelle même, économique, celle du génie industriel qui devra s’intéresser au low tech et non plus au high-tech, à la permaculture et non plus à l’agriculture intensive, à l’architecture à partir de matériaux de recyclage accessibles et ainsi de suite. C’est aussi la fin de la mondialisation industrielle et capitalistique.
Il ne s’agit pas d’une option offerte à la carte du restaurant électoral où on se demande ce qu’on va manger pendant 4 ou 5 ans. C’est une question beaucoup plus profonde qui consiste à revoir nos façons de penser, non pas ce qui vient, mais ce dans quoi nous sommes déjà plongés, malgré tous nos dénis. Par quelles formules créatives, adaptées, fécondes, nous allons le faire. Sous peine de nous retrouver devant des vociférateurs d’extrême droite et des petits chefs fascistoïdes, comme c’est légion en situation de crise profonde, qui profiteraient du désarroi collectif pour imposer un pouvoir de circonstance.
Je pense donc qu’il faut pour ce faire se constituer en avant-garde, puisque nous voyons bien que, malgré la situation historique qui nous crève les yeux, une majorité est encore soumise aux séductions du marketing, à la pression des marchés, à l’aliénation du travail et n’arrive pas à manifester un sursaut majoritaire. L’histoire est toujours l’affaire des minorités. Soyons cette minorité, cette avant-garde, et voyons venir. Et quand le moment des choix se posera, lorsque l’écoute sera là dans la population, il y aura alors des gens pour parler, pour penser, pour organiser. C’est le plus important pour le moment. Et c’est une façon pour les écologistes, en écologie politique, de se ménager, pour ne pas prendre sur eux la misère du monde et la responsabilité du déni d’autrui. Nous n’avons pas à porter ça. Mais nous avons, en tant qu’avant-garde, à avancer aussi vite que possible, dans une situation où, hélas, nous sommes dans une très désavantageuse course contre la montre.
Quelle est cette approche, cette pensée et cet agir biorégional qu’on peut préparer ou bien qui s’imposera à nous par la force des choses ?
La biorégion telle que je l’ai travaillée, en partant d’un legs qui a 50 ans aujourd’hui, doit se penser dans un rapport contraire au séparatisme. Il ne s’agit plus de concevoir la région dans un acte d’indépendance politique où on se scinderait en tout ou en partie. Il s’agit plutôt d’anticiper le moment où la région qu’on habite se constatera dans une situation de déréliction par rapport aux pouvoirs centraux, dans un moment où les périphéries seront abandonnées par le centre. Parce que le centre en aura plein les bras : trop d’incendies de forêt, de pandémies, d’inondations, de tsunamis, de tornades, etc. À Mayotte, à Valence, dans la vallée de la Vesdre en Belgique [territoires affectés par les inondations de 2021. NDLR], à La Nouvelle-Orléans, dans la région de Clova au Québec [Région boisée soumise à des mégafeux de forêt en juin 2023. NDLR], il n’est pas difficile d’imaginer que par moments, l’État nous abandonne et qu’on est laissé à soi-même.
À ce moment-là, on redécouvre deux rapports de dépendance que le capitalisme mondialisé nous a fait complètement oublier, alors qu’ils sont fondamentaux. D’une part, notre dépendance au prochain, à ceux qui nous environnent : nous redécouvrons un lien de solidarité et une interdépendance. D’autre part, un rapport de dépendance au territoire qu’on occupe et dont il faut prendre soin. Redécouvrant ce rapport de solidarité nécessaire avec l’autre et avec le sol, dans un rayon qu’on peut embrasser du regard, car on ne comptera plus longtemps sur l’importation de fruits ou de biens depuis l’autre bout du monde, il faudra bien apprendre à concevoir la politique, l’économie, le travail, l’élevage au regard de ces nouveaux paramètres. Ces questions se posent tout de suite. L’heure est venue de faire l’inventaire de nos forces, de nos talents, de nos atouts par rapport à ce qui s’annonce comme des besoins, des urgences, des aspirations aussi.
Et il faut ajouter à cela l’accueil de millions de réfugié·es climatiques, qui seront un bienfait, car on aura besoin de ces populations qui se sont passées du capitalisme alors que nous en étions dépendants. Ce sera intéressant d’avoir des gens qui ont pratiqué la tontine, les gacaca [ces tribunaux communautaires et villageois au Rwanda qui ont permis d’essayer de surmonter les conséquences du génocide. NDLR] en droit, ou l’agriculture de subsistance… Ce sont des savoir-faire qui devront être adaptés aux territoires et aux populations.
En vivant un sale quart d’heure universel, les gens des régions respectives se retrouveront dans ce projet universel. Car il ne s’agit pas de travailler pour son bled mais de penser le monde en fonction de circuits courts et au lieu qui nous environne. Ce projet universel supposera d’une manière rigoureuse qu’on pense le rapport au territoire sans que ce soit fait sur un mode arbitraire ou dominateur. Et surtout pas commercial, où il s’agit d’extraire des éléments de son territoire pour des marchés extérieurs en retour d’un pouvoir d’achat nous permettant, à notre tour, de consommer des éléments qui ont été arrachés à leurs lieux respectifs pour qu’on puisse un peu y avoir accès chez soi. Ça, c’est le monde qui est appelé à s’effondrer.
Alain Deneault
Faire que ! - L’engagement politique à l’ère de l’inouï
Lux, 2024