Écouter l’arbre de l’authenticité

Photo du film "L'arbre de l'authenticité"

L’artiste plas­ti­cien Sam­my Balo­ji n’a de cesse d’explorer les liens entre la colo­ni­sa­tion belge et l’extractivisme en Répu­blique démo­cra­tique du Congo. Son pre­mier long métrage L’arbre de l’authenticité met la focale sur l’exploitation de la forêt équa­to­riale, le chan­ge­ment cli­ma­tique et l’impérialisme éco­no­mique. Un docu­men­taire émi­nem­ment poé­tique qui inter­roge l’histoire colo­niale sous un angle renou­ve­lé, celui du vivant. Son auteur explique pour­quoi il était impor­tant de mon­trer l’interdépendance des êtres humains avec leur environnement.

Cinéaste, artiste visuel et pho­to­graphe, Sam­my Balo­ji fait le grand écart entre sa ville natale de Lubum­ba­shi – où il a cofon­dé la Bien­nale en 20081- et Bruxelles, sa ville d’adoption depuis une quin­zaine d’années.

Figure majeure de la scène artis­tique inter­na­tio­nale, Balo­ji tra­vaille inlas­sa­ble­ment la mémoire et l’histoire de la Répu­blique Démo­cra­tique du Congo, et plus par­ti­cu­liè­re­ment l’héritage cultu­rel et indus­triel du Katan­ga ain­si que des effets de la colo­ni­sa­tion belge. Le sujet semble inépui­sable sous les mains de l’artiste. Avec notam­ment des œuvres comme The Long Hand, sculp­ture ins­tal­lée sur les quais à Anvers, qui fait le lien entre la Bel­gique et le Congo. Ou encore la série pho­to­gra­phique Mémoire à tra­vers laquelle il cherche à com­prendre ce que les nou­velles géné­ra­tions ont héri­té du pas­sé colonial.

Avec le docu­men­taire L’arbre de l’authenticité, sor­ti au prin­temps 2025, Sam­my Balo­ji s’inscrit dans le mou­ve­ment de l’écologie déco­lo­niale. L’artiste évoque l’exploitation des­truc­trice de la forêt congo­laise amor­cée quand le Congo était pro­prié­té per­son­nelle de Léo­pold II (1885 – 1908) et inten­si­fiée pen­dant la colo­ni­sa­tion belge (1908 – 1960). Une pré­da­tion fores­tière qui a été pour­sui­vie sans dis­con­ti­nuer par les pou­voirs en place jusqu’à nos jours.

Créer de nou­veaux récits pour contre­car­rer les dis­cours de colo­nia­li­té per­sis­tants semble être un leit­mo­tiv. Pour ce film, Balo­ji nous explique avoir eu un point de départ très actuel : « La crise cli­ma­to­lo­gique nous concerne toutes et tous. Il était impor­tant pour moi de regar­der l’impact de l’activité humaine sur la forêt équa­to­riale du bas­sin du Congo en gar­dant bien à l’esprit que le pou­voir colo­nial ne s’est pas seule­ment basé sur le contrôle des êtres humains, mais aus­si sur le contrôle de la forêt et des élé­ments non humains comme les sous-sols, les mine­rais, etc. ».

Ce nou­veau récit prend racine à la lec­ture d’un article de Daniel Gross­man dans le Guar­dian. Le jour­na­liste bri­tan­nique y raconte la décou­verte, par Koen Huf­kens, bio­lo­giste belge de l’université de Gand de nom­breuses archives dans les décombres de l’Institut Natio­nal pour l’Étude Agro­no­mique du Congo belge (INEAC) à Yan­gam­bi, autre­fois le siège du centre de recherche le plus impor­tant du conti­nent afri­cain pour l’étude de l’agriculture et de la fores­te­rie tro­pi­cales. Par­mi les tré­sors retrou­vés, une ines­ti­mable col­lec­tion d’observations heb­do­ma­daires de 2 000 arbres, faites entre 1937 et 1958, et des rele­vés météo­ro­lo­giques et de plu­vio­mé­trie, égre­nés avec poé­sie au début du film. Des docu­ments qui nous éclairent sur la façon dont les arbres du Congo réagissent aux chan­ge­ments cli­ma­tiques. Les jungles comme la forêt congo­laise jouant un rôle majeur dans le contrôle du niveau de réchauf­fe­ment global.

UN MANIFESTE POÉTIQUE ET DÉCOLONIAL

Le film abonde de fla­sh­backs et d’archives, des traces qui per­mettent au public de tra­ver­ser les his­toires. Celle d’un pays, celle d’un lieu, d’une ins­ti­tu­tion, celles de per­son­nages hors du com­mun. Par­mi eux, le bio­lo­giste Paul Pan­da Far­na­na, « pre­mier fonc­tion­naire colo­nial belge à la peau noire » comme il se décrit lui-même. Enga­gé comme ingé­nieur agro­nome pour le gou­ver­ne­ment colo­nial, le jeune Paul Pan­da Far­na­na devient en 1911 direc­teur de la sta­tion de Kala­mu (com­mune de Kin­sha­sa). Sur place, il com­prend rapi­de­ment les consé­quences de la colo­ni­sa­tion et se révolte contre les humi­lia­tions, les vio­lences et le racisme dont il est lui-même vic­time. « Il me semble que les paroles de mes col­lègues blancs pèsent plus que les miennes », écrit-il dans ses carnets.

En 1914, il s’engage dans le Corps des volon­taires congo­lais2 et avant d’être fait pri­son­nier à Sol­tau, le plus grand camp alle­mand de dépor­tés et de tra­vail for­cé lors de la Pre­mière Guerre mon­diale. Après la libé­ra­tion, il par­ti­cipe au pre­mier Congrès pan­afri­cain à Paris (1919) et fonde la pre­mière asso­cia­tion congo­laise en Bel­gique : l’Union congo­laise. À ce titre, il par­ti­cipe au Congrès colo­nial natio­nal orga­ni­sé par le Par­le­ment belge pour dis­cu­ter des ques­tions colo­niales (1920). Paul Pan­da Far­na­na sera le seul Congo­lais invi­té à s’exprimer. Il orga­nise dans la fou­lée deuxième Congrès pan­afri­cain à Bruxelles (1921) où il récla­me­ra l’évidence : la pré­sence de diplo­mates noirs au sein des ins­ti­tu­tions internationales.

Le film happe les spec­ta­trices et spec­ta­teurs par sa force poé­tique. Le tra­vail pho­to­gra­phique de Sam­my Balo­ji trans­forme les plans fixes en tableaux magis­traux et pour­suit une logique visant à détour­ner le regard colo­nial : « J’aime uti­li­ser un outil colo­nial [La pho­to­gra­phie] qui a par­ti­ci­pé à la créa­tion de l’image de l’autre » pour détour­ner son emprise. La camé­ra observe com­ment l’activité humaine façonne l’environnement. » Le son joue un rôle pré­pon­dé­rant dans l’histoire grâce au tra­vail de l’artiste sonore anglais Chris Wat­son. Le pre­neur de son a enre­gis­tré des sons de la nature géné­ra­le­ment inau­dibles à l’oreille humaine pour ensuite les ampli­fier de façon à créer une expé­rience immer­sive, comme pour inti­mer le public à écou­ter par­ler la forêt et sai­sir l’urgence.

Plu­sieurs nar­ra­teurs se suc­cèdent. Paul Pan­da Far­na­na que nous avons déjà évo­qué, mais éga­le­ment Abi­ron Beir­naert, fier direc­teur de la divi­sion « pal­mier à huile » de l’INEAC, dont les recherches sont à l’origine d’une varié­té hybride per­met­tant une pro­duc­tion inten­sive. Et bien évi­dem­ment Lile­ko, cet arbre plus de trois fois cen­te­naire témoin du défi­lé du temps, des vies et du com­bat de l’humanité pour sa supré­ma­tie sur la nature. D’abord sur­nom­mé « l’Arbre du Roi » pen­dant la colo­ni­sa­tion, puis choi­si par le pré­sident Mobu­tu comme sym­bole de la nou­velle nation et de sa poli­tique dite de l’authenticité zaï­roise, visant à faire table rase de tout ce qui peut rap­pe­ler l’Occident. L’arbre est alors renom­mé « l’Arbre de l’authenticité » et par­ti­cipe mal­gré lui à la pro­pa­gande iden­ti­taire du pou­voir dic­ta­to­rial. Lile­ko tient le rôle prin­ci­pal dans le film. Témoin « des espoirs têtus des humains » depuis des siècles, il n’est pour­tant pas à bout de force. Des agro­nomes cultivent ses jeunes pousses. Pour les géné­ra­tions futures.

  1. La Bien­nale de Lubum­ba­shi, fon­dée en 2008 sous le nom de Ren­contres Picha, est deve­nue l’un des évè­ne­ments artis­tiques les plus expé­ri­men­taux et dyna­miques du conti­nent afri­cain. Véri­table miroir de la scène artis­tique de la Répu­blique démo­cra­tique du Congo, la Bien­nale met en lumière des artistes contem­po­rains, tant congo­lais qu’internationaux.
  2. Le « Corps des volon­taires congo­lais » (CVC) était une uni­té mili­taire créée en Bel­gique en 1914 et com­po­sée de 32 Congo­lais vivant en Bel­gique. Ces volon­taires ont com­bat­tu pen­dant la Pre­mière Guerre mon­diale, notam­ment lors de batailles comme celles de Namur, d’Anvers et de l’Yser.

L’Arbre de l’authenticité

Un documentaire de Sammy Baloji.
Belgique, République Démocratique du Congo
France, 89 minutes
Twenty Nine, Last Dreams Production & Arte, 2025.

Visionnable gratuitement sur Arte.tv 

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *