Entretien avec Thierno Aliou Baldé

« Il faut que l’histoire coloniale soit sue et connue dans ses moindres détails »

Illustration : Audrey Marion / U____keye

L’enseignement de l’histoire de la colo­ni­sa­tion belge est essen­tiel en vue de déco­lo­ni­ser les esprits et favo­ri­ser des débats construc­tifs autour de la colo­nia­li­té de l’espace public ou des dis­cri­mi­na­tions qui touchent les per­sonnes noires en Bel­gique. Or, aujourd’hui, elle est qua­si absente des cur­sus. Thier­no Aliou Bal­dé, membre du col­lec­tif Mémoire Colo­niale et Lutte contre les Dis­cri­mi­na­tions revient pour nous sur ces ques­tions. Il montre com­ment l’enseignement pour­rait s’attacher à décons­truire la pro­pa­gande colo­niale et racon­ter toute l’histoire, celle de la bru­ta­li­té du sys­tème colo­nial et celle des résistances.

Aujourd’hui, on enseigne la période coloniale de manière très partielle, et seulement, au sein de l’enseignement technique. Pourquoi cette matière s’est-elle imposée en priorité dans les filières techniques et professionnelles ?

Parce que c’est là qu’on trouve les Noir·es et les Arabes. On consi­dère tou­jours que la colo­ni­sa­tion, c’est « leur his­toire à elles et eux », et que ça ne concerne pas les « Belgo-Belges ».

Pour nous, l’his­toire de la colo­ni­sa­tion doit au contraire être inté­grée de manière obli­ga­toire dans l’en­sei­gne­ment à tous les niveaux et tant côté fran­co­phone que néer­lan­do­phone. Et aux cri­tiques qui nous disent qu’on n’a pas assez de temps pour l’enseigner nous disons, éta­lons-le tout au long de la sco­la­ri­té, de la mater­nelle à l’université !

Pré­ci­sons qu’au-delà même d’en­sei­gner spé­ci­fi­que­ment la période colo­niale de la Bel­gique, nous pen­sons, au sein du col­lec­tif Mémoire Colo­niale, qu’il faut, dans l’enseignement, recon­nec­ter l’his­toire glo­bale de la Bel­gique avec la ques­tion colo­niale. Par exemple, quand on parle de la Pre­mière ou la Seconde Guerre mon­diale, il faut aus­si men­tion­ner l’ef­fort des colo­nies et à quel point ça a pu être un enjeu stra­té­gique pour l’É­tat belge à ces deux moments cru­ciaux de son histoire.

On a aus­si comme posi­tion de réins­crire l’A­frique dans toute sa mul­ti­pli­ci­té cultu­relle et dans son his­toire longue qui a débu­té bien avant la colo­ni­sa­tion et l’es­cla­vage. L’histoire du Congo ne com­mence en effet pas en 1885… Tout cela per­met de décons­truire des ima­gi­naires colo­niaux qui ont des racines par­fois pro­fondes. Ne serait-ce que cette lec­ture encore ensei­gnée en terme d’« his­toire des grandes décou­vertes » par de fameux explo­ra­teurs. Il s’agit d’une approche his­to­rique pro­blé­ma­tique parce qu’elle ins­talle des peuples qui ont décou­vert et d’autres qui sont décou­verts. Cer­tains dont l’his­toire compte et d’autres dont l’his­toire ne compte pas.

Actuel­le­ment, les profs sont géné­ra­le­ment peu formé·es sur ces ques­tions colo­niales belges. Iels vont plu­tôt faire cours sur les colo­ni­sa­tions espa­gnoles et por­tu­gaises de l’Amérique du Sud lorsqu’iels évoquent les rap­ports Nord-Sud. Certain·es font appel à nous pour orga­ni­ser des visites gui­dées déco­lo­niales ou des ani­ma­tions en classe. Il faut don­ner aux écoles les moyens finan­ciers pour que les profs puissent se for­mer sur ces ques­tions afin que l’enseignement de la colo­ni­sa­tion devienne plus mas­sif. Cette his­toire a été sue de trop peu de per­sonnes ou reste sou­vent can­ton­née dans le monde aca­dé­mique. Il faut la vul­ga­ri­ser un maxi­mum et les profs ont un rôle stra­té­gique à jouer.

En quoi consiste la propagande coloniale qui continue d’infuser les esprits et représentations de la colonisation ?

À l’é­poque colo­niale, des bureaux d’étude ont été spé­cia­le­ment créés pour déve­lop­per une pro­pa­gande colo­niale et la dif­fu­ser. Un argu­men­taire comme « les colons ont été au Congo pour lut­ter contre les Arabes escla­va­gistes » n’est pas une idée venue spon­ta­né­ment dans la tête des Belges. Elle a été construite dans des bureaux du Palais royal et pro­pa­gée avec une telle effi­ca­ci­té sur des décen­nies et des décen­nies qu’aujourd’hui encore, beau­coup de gens la croient vraie. Elles n’ont jamais été contrées sur un plan struc­tu­rel et éta­tique. Il y a donc une néces­si­té à le faire aujourd’hui. Et l’école est un des outils pour réa­li­ser cette déconstruction.

Quelle approche du fait colonial belge faudrait-il privilégier à l’école ?

Il faut sor­tir de l’approche très indi­vi­dua­liste et fami­liale de la ques­tion colo­niale qui pré­sente cette his­toire au tra­vers des tra­jec­toires d’in­di­vi­dus qui se sont ren­dus au Congo « sim­ple­ment » pour construire des routes ou tra­vailler dans un hôpi­tal. Non, il est néces­saire de d’abord par­ler du sys­tème colo­nial, puis d’y repla­cer le grand-père, la grand-mère, le grand-oncle qui a été au Congo et « qui n’é­tait qu’un ingé­nieur », « qu’une ins­ti­tu­trice, « qu’un méde­cin », « qu’un com­mer­çant » pour inter­ro­ger leur rôle dans ce qui était un sys­tème de domination.

Il faut éga­le­ment se deman­der à quoi servent, dans ce sys­tème colo­nial, un hôpi­tal, une école, une église, l’administration, les entre­prises, etc. C’est cette approche qui per­met de faire fil rouge entre ces dif­fé­rents aspects du sys­tème colo­nial. Et d’é­vi­ter d’a­voir des approches bilan­taires de la ques­tion colo­niale c’est-à-dire affir­mant qu’il y a des aspects posi­tifs et des aspects néga­tifs, que tout cela, dans le fond, s’é­qui­li­bre­rait. Une approche qui nie, ce fai­sant, l’aspect sys­té­mique de la colo­ni­sa­tion et qui per­dure dans la mémoire col­lec­tive de beau­coup de Belges.

Pourriez-vous donner des exemples de ces aspects prétendument positifs ?

On entend sou­vent évo­quer des aspects liés aux soins de san­té. Dans la pro­pa­gande, on lit sou­vent que l’É­tat colo­nial a par exemple réa­li­sé des cam­pagnes qui ont sau­vé la popu­la­tion de diverses mala­dies. Ce qu’on n’ex­plique pas, c’est que les grosses épi­dé­mies peuvent sou­vent être mises en cor­ré­la­tion avec les endroits où le tra­vail for­cé était le plus exces­sif. Qui dit tra­vail for­cé, dit affai­blis­se­ment du sys­tème immu­ni­taire des gens et per­sonnes sujettes plus faci­le­ment à cer­taines mala­dies. En gros, on vient nous expli­quer que de grandes cam­pagnes ont été entre­prises pour sau­ver les gens alors que la colo­ni­sa­tion est la cause pre­mière de leurs problèmes !

Ou encore, on entend sou­vent dire qu’on a construit des écoles au Congo belge. Mais on ne men­tionne jamais ce qu’on y ensei­gnait. À savoir que les Noir·es étaient inférieur·es aux Blanc·hes, et qu’iels étaient destiné·es à être des travailleur·euses dociles.

Autre exemple fré­quent de « point posi­tif » sou­vent mis en avant, les che­mins de fer qu’on y a construits. Or, il faut se rap­pe­ler que le fleuve Congo n’est pas navi­gable de bout en bout. C’est pour­quoi il a tout de suite été indis­pen­sable de construire des lignes de train pour embar­quer les matières pre­mières. C’était un besoin struc­tu­rel du sys­tème pour s’en­ri­chir le plus rapi­de­ment pos­sible, pas du tout pour amé­lio­rer la mobi­li­té des popu­la­tions sur place ! Les colo­niaux affirment que les Noir·es pro­fi­te­raient aujourd’hui de ces che­mins de fer ou des routes construites par les colons. Non seule­ment, on devrait plu­tôt dire : « les popu­la­tions congo­laises ont construit ces lignes sous la contrainte des colons » pour col­ler à la réa­li­té du tra­vail for­cé. Mais en plus, face à cette asser­tion, il faut réaf­fir­mer qu’aucun sys­tème de domi­na­tion n’a eu ou n’a pour effet d’a­me­ner des choses posi­tives chez les per­sonnes domi­nées. C’est comme si on par­lait des aspects posi­tifs du patriar­cat pour les femmes… Ça n’a pas de sens. C’est un sou­ve­nir abso­lu­ment biai­sé et qu’il va fal­loir répa­rer un jour.

Quelles conséquences l’occultation de l’histoire coloniale a‑t-elle sur les gens à leur sortie du système scolaire ?

Une des consé­quences concrètes, c’est qu’on ins­talle l’a­mné­sie et le déni dans la popu­la­tion. Il n’est pas nor­mal que des élèves belges sortent de l’en­sei­gne­ment secon­daire sans même savoir que la Bel­gique a eu trois colo­nies. Il y en a beau­coup qui ne découvrent qu’une fois à l’u­ni­ver­si­té, ou même plus tard dans leur vie, qu’ef­fec­ti­ve­ment la Bel­gique a colo­ni­sé Congo, Rwan­da et Burun­di et qu’elle en a tiré des béné­fices très concrets.

Cela entraine des incom­pré­hen­sions et des réac­tions épi­der­miques autour d’enjeux légi­times que nous essayons de por­ter dans le débat public comme la déco­lo­ni­sa­tion de l’espace public ou celles des œuvres spo­liées expo­sées dans les musées. Ces ques­tions pour­raient être mieux com­prises et dis­cu­tées plus faci­le­ment si l’histoire était sue de toutes et tous. Le grand public n’a actuel­le­ment accès à ces infor­ma­tions que via le tra­vail de nos col­lec­tifs, de quelques chercheur·euses ou médias qui font un tra­vail sérieux là-des­sus. Mais de manière struc­tu­relle, l’É­tat devrait faire por­ter plus lar­ge­ment cette décons­truc­tion dans l’espace public et à l’école parce qu’il a beau­coup plus de moyens d’at­teindre la popu­la­tion dans sa globalité.

Une autre consé­quence, c’est que cela nour­rit le racisme anti-Noir·es dans la socié­té. Si on pense par exemple que le Congo n’a exis­té que par la pré­sence des Belges et qu’on ne revient pas sur ce sys­tème de domi­na­tion du Blanc sur le Noir, on favo­rise la déshu­ma­ni­sa­tion des per­sonnes noires dans la socié­té. Ce qui a des consé­quences très concrètes et dra­ma­tiques. Je pense au cas de San­da Dia, ce jeune qui est mort en Flandre dans un bap­tême d’un cercle uni­ver­si­taire. Durant le mar­tyre qui a conduit à sa mort, on lui chan­tait le chant colo­nial « Cou­pez les mains, le Congo est à nous ». Cette déshu­ma­ni­sa­tion, issue de la colo­ni­sa­tion et de la pro­pa­gande colo­niale, inter­vient bien sûr aus­si dans la ques­tion des centres fer­més et celle des vio­lences policières.

À quoi pourrait ressembler un enseignement qui donnerait une vision plus complète de l’histoire coloniale et qui permettrait de s’extraire de la propagande coloniale ?

C’est d’abord un ensei­gne­ment qui contex­tua­lise les choses. Rap­pe­lons que contex­tua­li­ser ne veut pas dire aux élèves que « c’é­tait nor­mal à l’é­poque » puisqu’il est impos­sible de consi­dé­rer comme nor­mal que des gens aillent en colo­ni­ser d’autres. Contex­tua­li­ser, c’est racon­ter l’his­toire com­plète, décrire les méca­nismes de ce sys­tème de domi­na­tion, énon­cer les faits et les resi­tuer dans les dyna­miques his­to­riques de l’époque.

Cela per­met notam­ment de poin­ter du doigt tous les béné­fices maté­riels que la Bel­gique en a tiré. C’est cru­cial car on entend encore par­fois l’idée selon laquelle la colo­nie aurait en fait cou­té beau­coup d’argent à l’État belge, que Léo­pold II se serait rui­né pour la colo­ni­sa­tion ! Comme si la Bel­gique avait pu accep­ter une perte éco­no­mique durant 80 ans…

Évo­quer l’histoire pré­co­lo­niale de l’Afrique per­met de mesu­rer les impacts du sys­tème colo­nial sur les popu­la­tions et les régimes poli­tiques afri­cains qui exis­taient sur ce ter­ri­toire-là. Et ain­si de mieux com­prendre ce qu’il s’est pas­sé après l’indépendance du Congo puisque la Bel­gique n’est pas par­tie tout de suite en 1960. Elle a fait assas­si­ner Lumum­ba et a ins­tal­lé des dictatures.

Enfin, il s’agit de décons­truire lar­ge­ment les men­songes de la pro­pa­gande colo­niale belge qui imprègnent encore les esprits. Un tra­vail poli­tique que font les militant·es et qui pour­rait ins­pi­rer des cours et ate­liers en classe.

Est-ce que cela nécessite de rentrer dans le détail du système colonial, rendre compte de toute sa brutalité et sa violence ?

Abso­lu­ment, les Belges doivent savoir quel sort a été réser­vé aux colonisé·es et à quel point ça a été bru­tal. Ça ne peut pas juste être dans la tête des militant·es ou de certain·es uni­ver­si­taires. Cela per­met­trait à beau­coup de gens de com­prendre à quel point notre colère est légi­time parce ce que ce qui s’est pas­sé est extrê­me­ment violent. De com­prendre pour­quoi on se bat par exemple pour que l’Avenue du Com­man­dant Lothaire change de nom ou qu’on retire une sta­tue du Géné­ral Storms. C’est en effet plus facile à sai­sir lorsqu’on sait que Lothaire est un cri­mi­nel qui a fait noyer des gens, a tor­tu­ré, a cru­ci­fié des femmes et des enfants et que Storms a lui aus­si pro­cé­dé à de nom­breuses exac­tions. Ce der­nier est notam­ment connu pour avoir rame­né des crânes et restes humains en Bel­gique pour les collectionner.

Il faut donc rapporter les faits de manière fidèle et clinique, de la même manière qu’on enseigne la machinerie de mort de la Shoah aux jeunes Allemand·es ?

Tout à fait. Il faut évi­dem­ment avoir de la péda­go­gie, parce que c’est une his­toire qui est cho­quante, par­ti­cu­liè­re­ment pour des enfants. Il faut avoir la bonne méthode parce que sinon ça risque d’être contre-pro­duc­tif. Mais il faut que cette his­toire soit sue et connue dans ses moindres détails. Que les gens sachent que c’est quelque chose qui ne doit plus se reproduire.

Dire toute l’histoire, c’est également enseigner les résistances congolaises à la colonisation. En quoi cela pourrait-il changer le rapport des élèves à leur propre histoire ?

Évo­quer les résis­tances per­met de mon­trer le point de vue des colonisé·es sur la colo­ni­sa­tion et non plus uni­que­ment celui du colon. De faire réa­li­ser que les gens n’ont pas été dupes vis-à-vis du sys­tème, qu’ils n’y ont jamais consen­ti. Qu’ils ont com­pris très tôt sa nature et l’ont com­bat­tu pied à pied. On sort ain­si de l’idée, dans laquelle les Belges ont long­temps bai­gné, selon laquelle la période colo­niale aurait été un long fleuve tran­quille. Non, elle a été, pour les colonisé·es, un com­bat de longue haleine comme le dis­cours de Lumum­ba du 30 juin 1960 le rap­pelle d’ailleurs, en cas­sant cette belle image d’un Congo satis­fait de son sort de colonisé.

Cela per­met aus­si de sor­tir de l’image de popu­la­tions afri­caines pas­sives vis-à-vis de l’his­toire colo­niale et de les repla­cer comme actrices de leur indé­pen­dance et de leur liber­té. Cela reva­lo­rise ces gens qui, au tra­vers de dif­fé­rentes résis­tances, des luttes au quo­ti­dien à la lutte armée, ont mal­gré tout gar­dé leur digni­té en se bat­tant contre ce sys­tème. Ça per­met de mon­trer que beau­coup ont été des héros et des héroïnes puisqu’ils et elles n’ont pas accep­té ce sys­tème de domi­na­tion. Ce qui a ame­né à l’in­dé­pen­dance du Congo, ce n’est pas une volon­té de la Bel­gique ou du Palais royal : elle a été arra­chée par la force ! Les grandes avan­cées sur la ques­tion colo­niale ont tou­jours été des rap­ports de force qu’ont réus­si à ins­tal­ler les colonisé·es.

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