Vous disiez en 2013 que le passé colonial restait – au niveau du débat public — « cantonné dans les marges de la société et des sujets non politiquement corrects ». Est-ce toujours le cas en 2025 ?
Non dans la mesure où un antiracisme afrodescendant, constitué à partir des années 1990, s’est imposé au cours de la décennie 2010 comme un interlocuteur incontournable sur les questions liées au passé colonial de la Belgique. Les revendications ont été posées et s’imposent aujourd’hui dans le débat public.
Maintenant, la manière dont le débat public se donne à voir et à entendre en Belgique produit des logiques d’invisibilisation et de silenciation qui sont structurelles. Si beaucoup de causes importantes ont ainsi pu être mises à l’agenda, force est de constater qu’elles ont été soit reprises par le politique – et dans la reprise quelque chose est effacé –, soit laissées sans réponse de la part des institutions interpelées.
Est-ce que l’invisibilisation ou l’absence des personnes noires dans un certain nombre de secteurs professionnels et institutions belges est toujours aussi forte aujourd’hui ?
Par rapport au début de la décennie 2010, on peut dire qu’il y a une plus grande visibilité des personnes afrodescendantes et noires dans un certain nombre d’institutions et dans les médias. Pour en avoir une idée plus précise, il faudrait pouvoir radiographier. Mais on a, en Belgique, un peu de mal à nommer et compter… A minima, on peut dire qu’en termes de diversité des institutions, d’inclusion et de politiques de représentation, on est bien passé à une autre étape. Maintenant, reste à savoir s’il s’agit de changements de façade ou bien si ces embauches de personnes afrodescendantes engagent une transformation plus profonde, et au moins une réflexion réelle sur la blanchité des institutions [c’est-à-dire sur leurs manières de perpétuer en leur sein l’hégémonie sociale, culturelle et politique blanche à laquelle sont confrontées les minorités ethnoraciales. NDLR]. Par exemple, est-ce qu’on se pose la question de savoir pourquoi jusque-là il n’y avait aucun·e travailleur·euse afrodescendant·e ?
Dans de nombreuses institutions comme la Région de Bruxelles-Capitale, le Parlement fédéral ou plusieurs universités, on est passé à l’étape de la reconnaissance plus ou moins formelle de l’existence d’un racisme anti-Noir·es structurel et du fait qu’il produisait de l’exclusion. Des états des lieux sur l’héritage colonial ou les questions « décoloniales » ont bien été menés, ou du moins entamés, mais on ne sait pas trop sur quoi ils ont débouché. Or, la question du suivi est fondamentale : quel constat en tire-t-on et qu’est-ce qui est mis en place ? Si le débat postcolonial / décolonial semble aujourd’hui pouvoir avoir lieu, qu’est-ce que cela change concrètement, institutionnellement, structurellement ? Est-ce qu’on en reste au niveau des simples intentions et de déclarations publiques non performatives, c’est-à-dire sans autre effet que pouvoir se dire « on a fait quelque chose » ?
Quand on parle du postcolonial ou du décolonial, il ne s’agit pas seulement de « rendre visible » mais surtout de rendre possible et audible de nouveaux narratifs, de nouvelles représentations et de changer des logiques institutionnelles. C’est-à-dire qu’en même temps qu’on rend visible ce qui avait été historiquement effacé – que ce soit des récits, des évènements ou des personnes – on doit pouvoir comprendre ce qui a permis cet effacement, cette (longue) invisibilisation. Ce qui est évidemment plus compliqué qu’une simple diversité de façade. Car on questionne alors des fonctionnements institutionnels et des logiques structurelles.
Or, ce qu’on observe tout au long de la décennie 2010, c’est que dans une série d’espaces institutionnels, les embauches de personnes afrodescendantes sont ponctuelles voire relèvent de la cooptation, à l’instar des « tokens » [lorsqu’on inclut une personne ou un groupe minoritaire dans un contexte dominant, souvent pour donner l’impression d’inclusion ou de diversité sans changer les rapports de pouvoir. NDLR]. Pour le dire autrement, les institutions développent des politiques de la diversité qui ont en réalité pour fonction essentielle de ne pas transformer structurellement ces institutions. C’est ce que la philosophe britannique Sara Ahmed a résumé en écrivant qu’en matière d’égalité « plus on en parle, moins on en fait » (« the more we talk, the less we do »). On est à un moment où on en a beaucoup parlé, mais il faudrait maintenant faire le bilan et se pencher sur ce que ce discours produit (ou non) concrètement.
Depuis 2018, vous constatez de la part des institutions un engouement pour le terme même de « décolonial » qui cacherait là-aussi une volonté de « tout changer pour que rien ne change » dans les rapports postcoloniaux actuels. En quoi cet usage décuplé du terme vous parait-il constituer un trompe l’œil ?
Si on regarde 15 ans en arrière, on était dans un moment où utiliser le terme « postcolonial » était perçu comme une provocation, où le mot « racisme » était chuchoté. « Décolonial » n’arrive lui que vers 2016. Ces termes étaient compliqués à utiliser du fait de leur portée critique et politique.
Aujourd’hui, ils sont tellement utilisés, tellement récupérés et vidés de sens que des chercheur·euses et militant·es décoloniaux en viennent à ne plus vouloir les utiliser ! Ils ont fait l’objet d’une importante reprise et d’une capitalisation de la part de certaines institutions. Notamment dans le secteur culturel (y compris d’ailleurs de la part d’organisations socioculturelles) et les universités. « Décolonial » est un terme au départ radical et très politique, il touche à des questions matérielles fortes et renvoie à des exigences de réparation, il prône une déconstruction des savoirs. Passé au filtre des institutions, il tend à devenir juste une métaphore, juste une esthétique.
Ce phénomène de récupération se retrouve évidemment à une échelle plus globale et on connait les critiques de cette capacité de la blanchité et du capitalisme à s’approprier et à recycler même les concepts les plus radicaux, qui ont été forgés pour justement déconstruire la blanchité, le colonialisme et le capitalisme. Mais je pense qu’il y a aussi une spécificité belge dans cette économie de capitalisation qui fonctionne très bien côté francophone.
Au cours des quinze dernières années, on a assisté à l’essor de la pensée décoloniale, avec la diffusion d’un nouveau langage politique et l’émergence de groupes, collectifs, d’associations dont la voix porte. Comment a évolué le militantisme afrodescendant en 15 ans ?
Je distingue deux périodes de l’antiracisme afrodescendant. Celui des années 1990 – 2000 et celui des années 2010.Rappelons que du fait de l’histoire coloniale, les Africain·es en Belgique étaient à l’époque considéré·es comme des Congolais·es, et qu’on considérait que les Congolais·es ne venaient en Belgique que pour faire des études, qu’ils et elles allaient repartir ensuite. Il s’agissait donc pour les collectifs de faire reconnaitre leur présence. Une présence qui n’est pas due à une migration de travail mais qui renvoie à la relation entre la Belgique et le Congo, son ancienne colonie. Ce qui fait qu’il y a une légitimité à leur présence en raison même de ce passé colonial.
L’antiracisme des années 1990 – 2000 cherchait à négocier une légitimité, en affirmant que les Congolais·es étaient aussi des immigré·es. Il s’agissait pour les collectifs de faire reconnaitre leur présence. Une présence qui n’est pas due à une migration de travail mais renvoie à la relation entre la Belgique et le Congo, son ancienne colonie.
L’antiracisme des années 2010 va quant à lui s’emparer des questions décoloniales, de celle du racisme anti-Noir·es, de luttes politiques mises en œuvre par l’antiracisme précédent mais qui vont être radicalisées avec la venue de nouveaux acteurs associatifs comme le Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations, Bamko, Bakushinta, Café Congo, le Nouveau système artistique, Black speaks back… Leur manière de militer est différente, d’abord sur le plan des revendications : on passe progressivement à l’idée que la reconnaissance ne va pas arriver par le haut. On est dans le registre du reclaming, de la revendication de ce droit à être là. Il y a l’idée d’affirmer qu’on appartient légitimement à la Belgique, que le fait d’être européen·ne et noir·e, Belge et noir·e, doit être acté et ne doit plus faire l’objet de justifications sans fin.
La manière de s’organiser est aussi différente. En 1990 – 2000, la stratégie pour construire la légitimité était celle de l’unité — il s’agissait de parler d’une même voix — à la demande des institutions publiques, mais aussi car les idées du panafricanisme infusent alors les mouvements. L’idée c’est qu’il fallait faire masse, qu’il fallait faire corps puisque les afrodescendant·es sont une minorité numérique par rapport à d’autres groupes issus de l’immigration. Dans les années 2010, cela a évolué fortement. Le pluralisme associatif, politique, idéologique est assumé. Les mouvements qui nourrissent ce militantisme afrodescendant, en discussion avec des chercheur·euses au niveau européen ou global, sont variés : l’afroféminisme, les collectifs décoloniaux, Black Lives Matter, etc. Et tous ces courants participent à politiser le racisme anti-Noir·es dans ses articulations avec le capitalisme et avec le patriarcat.
Cet antiracisme des années 2010 se caractérise aussi par une certaine radicalité en ce qu’il cherche à mettre à jour ce qui rend impossible la décolonisation de la Belgique, ou pour le dire autrement, l’intégration des afrodescendant·es. Il va ainsi questionner, dans des institutions et les politiques publiques belges, toute la réticence à penser l’histoire coloniale comme faisant partie intégrante de l’histoire nationale, toute la réticence à penser la contribution des sujets coloniaux et de leurs descendants, à la nation, etc. Et plus l’antiracisme fait face à ces réticences, plus les mouvements militants et intellectuels vont chercher à comprendre, à thématiser, à politiser ce qui résiste. Se radicaliser c’est aller aux sources de la compréhension : pourquoi par exemple est-ce que ça pose à ce point problème de penser l’appartenance belge en articulation avec le fait d’être noir·e ?
Vous expliquez dans La fiction postraciale belge qu’il y a une minimisation de l’étendue et des conséquences du racisme anti-Noir·es. Pourquoi ce racisme négrophobe est-il peu pris en compte ? Et pourquoi la lutte contre celui-ci est-il « le parent pauvre de l’antiracisme » ?
La minimisation du racisme anti-Noir·es se retrouve dans des logiques de priorisation de l’antiracisme mainstream ou d’État : il y a des racismes qui posent problème et d’autres non. Pour qui n’en pose-t-il pas ? Et qui est en position d’effectuer de tels partages ?
Quand on essaye de voir les conditions de possibilité d’un antiracisme afrodescendant, on voit bien que l’objet des luttes de toute la décennie 2000 – 2010 a consisté à essayer d’imposer les idées selon lesquelles 1) le racisme anti-Noir·es existe et que 2) il est problématique. C’est-à-dire qu’on ne peut pas dire qu’il est moins important que d’autres formes de racismes comme l’antisémitisme ou l’islamophobie.
Quand je dis que le racisme anti-Noir·es est marginalisé, c’est également parce qu’il y a peu de recherches effectuées, peu de données disponibles. Et que lorsque ces données sont produites, et que les constats sont posés, ils ne donnent pas lieu à des actes, ni même à une nouvelle compréhension de ce qu’est le racisme. Ces savoirs ne résonnent pas, ne sont pas pris en compte. Le racisme anti-Noir·es parait toujours comme mineur, moins important. Cette caractéristique propre à la Belgique renvoie plus précisément à la manière dont la race (entendue comme force sociale et historique) opère. Ici très clairement, elle donne lieu à une politique de négligence à l’endroit des populations afrodescendantes. Et il faut pouvoir la mettre en perspective très concrètement avec la réalité, la matérialité, de la situation des personnes noires, afrodescendantes, en Belgique. Et bien sûr avec l’histoire coloniale de la Belgique qui permet de comprendre cette situation mais aussi qui oblige la Belgique sur un plan politique.
Comment cette minimisation du racisme anti-Noir·es et le déni de son lien avec le colonialisme s’articulent-ils ?
Avec le fait que le racisme anti-Noir·es soit n’est pas documenté, soit lorsqu’il l’est, est assigné à être un phénomène négligeable, on est fondé à se dire que la manière dont on pense le racisme n’est pas neutre. La constitution d’un antiracisme en Belgique est historiquement située. Cela veut dire que les pensées antiracistes ne sont pas neutres, ni universelles.
Les politiques antiracistes mainstream et d’État en Belgique francophone reposent sur une temporalité eurocentrée. Elles émergent très tardivement. Le racisme est en effet perçu comme essentiellement tributaire de deux évènements ayant marqué le continent : d’une part la Seconde Guerre mondiale et la Shoah ; d’autre part les vagues d’immigration de travail et la montée de l’extrême droite. Dans cette temporalité-là, le racisme anti-Noir·es, qui est bien antérieur et inscrit dans une bien plus longue durée n’est pas pensé. Cet « évènement » et qui a profondément marqué l’histoire de la Belgique n’est pas inclus dans ce qui permet de penser la Belgique.
C’est cette oblitération qui permet de penser le racisme anti-Noir·es comme quelque chose de nouveau, essentiellement tributaire des idéologies anti-immigrants à partir des années 1980 – 90. A la fin des années 2010, les médias belges ont « découvert » le racisme négrophobe. De très bons articles de presse s’interrogent ainsi sur « la montée » du racisme anti-Noir·es comme si c’était une poussée de fièvre sans raison précise qui allait et venait. Or, on ne peut voir les choses de cette manière qu’à partir du moment où on pense le racisme anti-Noir·es uniquement en lien avec les migrations et sur le sol de l’État nation actuel de la Belgique. Cette manière de voir le monde repose sur une opération analytique de déni des phénomènes raciaux mais aussi de ceux de mobilité et de multiculturalités qui ont eu lieu dans le cadre de la colonisation. Le fait est, qu’à un moment donné, il y a eu un Congo belge, une tutelle sur le Rwanda et le Burundi, et que, par conséquent, la Belgique a redéfini ses frontières (internes et externes) par rapport à ses colonies et à ce territoire transnational.
Pourquoi la fin 2010 ? Est-ce un effet du mouvement, d’abord états-unien puis mondial, « Black lives matter » ?
On peut imaginer une conjonction dans la seconde moitié des années 2010 avec des mouvements qui se revendiquent comme panafricains, afroféministes ou décoloniaux, avec Black lives matter, etc. Toutes ces nouvelles organisations qui ont vu le jour ont modifié les dynamiques militantes et le rapport de force avec des institutions. Il y a aussi eu une certaine publicisation des discours militants de la part de diverses institutions extérieures aux mouvements militants (milieux socioculturels, artistiques, universitaires notamment). Les réseaux sociaux ont aussi joué un rôle en rendant publiques des images de crimes racistes et violences policières auxquelles on n’avait pas accès auparavant. Bref, ça devient difficile de faire comme si ça n’existait pas.
Médias et éducation permanente ont commencé à relayer les questions portées par les mouvements afrodescendants durant la décennie 2010 Bref, on s’empare de cette question mais comment affirmer qu’il y aurait fin 2010 une augmentation d’un racisme anti-Noir·es sans au préalable le resituer dans l’histoire nationale — et donc coloniale — de la Belgique ? Un pays qui a mis en place un apartheid, a mis en place des passes raciaux, a utilisé le fouet pour forcer les gens à travailler, a organisé des « zoos humains » pour mettre en scène une blackness [Une humanité noire. NDLR] sauvage et justifier le projet colonisateur, etc. Un État qui a administré une colonie d’une manière racialisée et dans un régime de terreur, avec des violences inouïes, avec des mises à mort.
Les actes de violence racistes anti-Noir·es en Belgique de la fin des années 2010 ne sont pas des choses si nouvelles si on replace le phénomène négrophobe dans le cadre de l’histoire de la Belgique, et même de l’histoire de la présence congolaise et afrodescendante en Belgique. C’est-à-dire si on admet que l’histoire coloniale n’a pas juste été un moment d’égarement, un accident de l’histoire belge, quelque chose d’un peu compliqué à penser et donc auquel on ne va plus penser. C’est cette dimension coloniale, cette histoire des régimes raciaux de la Belgique – portés ou non pas les idéologies et mouvements d’extrême droite – que l’antiracisme dominant, très eurocentré en termes de temporalité et de territoire, a du mal à prendre en compte.
Et aujourd’hui, en 2025, est-ce que ce déni subsiste ?
Le déni subsiste dans de nombreux endroits mais il faut noter qu’une organisation comme la coalition NAPAR Belgium [National Action Plan Against Racism est une plateforme 65 organisations de la société civile belge prônant un plan d’action interfédéral contre le racisme. NDLR] est inédite dans ses ambitions. Elle cherche à rassembler antiracisme mainstream comme minoritaire, financé comme non financé, et est arrivée à produire une vision commune de l’antiracisme en incluant des revendications des antiracismes minorisés et afrodescendants ainsi que des questions décoloniales. Elle a proposé en 2020 un plan contre le racisme clés en main et très solide sur divers aspects sociaux (emploi, logement, enseignement, police, culture, etc.). Aucun pouvoir public ne s’en est encore emparé.
Pourquoi mettre en place des politiques contre le racisme anti-Noir·es en Belgique reste si compliqué ?
D’abord parce que la Belgique est un pays institutionnellement compliqué qui fait qu’il est assez facile de bloquer le système. Et ensuite, parce qu’il y a des forces politiques qui le refusent. Certaines à droite car le racisme n’est pas grave à leurs yeux et que, dans une vision méritocratique du monde, ce sont les efforts d’intégration et d’assimilation qui paieront. D’autres à l’extrême droite, qui reprennent de manière peu dissimulée une idéologie raciste et une vision du monde selon laquelle tous les humains ne se valent pas. Et puis il y a des forces politiques qui se présentent comme progressistes mais dont la pensée antiraciste (qui est pour l’heure dominante) reste eurocentrée, et les pratiques conservatrices. Elle ne prend pas en compte le racisme forgé à partir de la situation coloniale, et entre en conflit avec les pensées antiracistes noires / décoloniales / afroféministes, etc.
Il y a donc plusieurs idéologies de droite, d’extrême droite, mais aussi d’une partie de la gauche qui sont en conflit avec les mouvements de transformation liés à une compréhension du racisme élaborée depuis la situation coloniale. Car le racisme n’est pas juste une idéologie, des pratiques et des rapports sociaux, c’est aussi une manière de voir le monde. Dans les conflits autour de la définition du racisme (et de qui peut définir le racisme), il y a des enjeux idéologiques et stratégiques, mais il y a aussi des compréhensions différenciées de ce dont on parle. Et il y a aussi des subjectivités qui renvoient aux vécus différenciés des gens d’un point de vue racial, et au fait d’implicitement hiérarchiser les humanités. Ce qui permet d’être plus ou moins sensible à certaines violences.
Comment cela se manifeste-t-il à gauche ?
On peut retrouver ce conflit par exemple dans la fausse opposition entre la classe et la race. Dans des milieux habitués à mener des rapports de force, les questions de race (mais aussi de genre) sont des questions perçues comme secondaires. La vraie question serait celle du rapport de classe. Avec l’idée qu’une fois celle-ci réglée, on pourra se pencher sur ces questions accessoires.
Cette position est notamment portée par les syndicats, des institutions anciennes qui ont donc traversé le temps colonial. Il serait intéressant de se demander comment le syndicat a navigué durant cette période et ce qu’il en reste. Et plus largement, à partir de quel moment la catégorie des publics « populaires » de la société civile belge francophone ou néerlandophone a pu inclure des sujets racisés ? Comment l’histoire coloniale a été incluse dans l’histoire nationale, y compris au sein de mouvements qui luttaient pour une émancipation de classes ?
Ça ne tient donc évidemment pas de dire qu’il y a une opposition radicale entre classes et race, au regard de l’histoire, puisqu’à un moment donné, cette catégorie de classe n’a pas inclus les sujets racisés coloniaux (ou peut-être les a inclus à un moment mais dissociés ensuite). Tout comme elle n’incluait pas les femmes.
Est-ce que les questions liées à la décolonisation de la Belgique, qui donnaient lieu à des réactions épidermiques au début des années 2010 sont plus faciles à débattre publiquement aujourd’hui ?
Oui, il y a débat public. Oui, on peut dire tout ce qu’on veut. On peut même faire des évènements en non-mixité raciale en Belgique sans que cela ne pose plus de problèmes que ça. Surtout si on compare la situation avec la France. Maintenant, de nouveau, avec quels effets ? Est-ce que ça résonne ?
Ce que j’ai pu observer au cours des années 2010, c’est que les milieux militants, en association avec les chercheur·euses, ont beaucoup interpelé les institutions mais que ces interpellations sont très souvent restées sans réponses, ont entrainé du déni, de la bouderie ou même des sanctions.
En même temps, ces institutions, dans un souci très belge d’être un bon élève, vont quand même faire quelque chose. Par exemple, ouvrir un poste pour une personne noire — de préférence pas trop ancrée dans les milieux militants. L’idée, c’est de calmer les militant·es afin de pouvoir fonctionner ensemble, car ce qui a quand même changé aujourd’hui, c’est qu’il n’est plus possible de faire sans la diaspora. Prenons, le musée de Tervuren, pointé comme étant le dernier musée colonial du monde et qui a donc dû s’associer avec des groupes d’afrodescendant·es. Et c’est là que se joue une tension : vous nous incluez mais à quel prix ? Et comment ?
Les rapports de force ont d’ailleurs beaucoup porté sur cela durant les années 2010. Avec une dynamique de capitalisation institutionnelle très particulière puisque des militant·es sont passé·es d’une situation où elles et ils n’avaient pas accès à la parole, à celle d’un accès à la parole démultiplié, pour finalement se retrouver en train de travailler gratuitement pour les institutions, autour de projets de « diversité » ou de « décolonisation ». Une autre question a alors surgi : elle porte moins sur la visibilité des militants que la visibilité du travail épistémique réalisé par ces militant·es au sein de ces institutions. Les institutions reprennent les savoirs et savoir-faire militants ou artistiques des afrodescendant·es au profit des institutions plus que des communautés afrodescendantes ou même de la possibilité d’une vie noire en Belgique.
Est-ce que le travail de la commission parlementaire sur le passé colonial (2020 – 24), enterrée sans avoir pu diffuser ses recommandations, rentre dans cette idée du « Oui, on peut parler du passé colonial… tant que ça n’a pas d’effets concrets » ?
La réalisatrice et journaliste Monique Mbeka Phoba parle d’encommissionnement, un phénomène très propre à la Belgique. Il y a une reprise par le politique qui, en créant une commission, donne une forme de reconnaissance et tente de faire quelque chose et calmer les critiques. Histoire aussi de montrer que la Belgique est un bon élève aux yeux de la communauté internationale. Et puis, ça finit dans les limbes d’un tiroir ou bien ça prend des formes qui peuvent donner l’illusion de l’action mais qui sont en fait des formes d’enfouissement.
Ces reprises institutionnelles, soit sous forme d’enfouissement des revendications, soit sous forme de capitalisation sur le dos les militant·es et au bénéfice des institutions, sont quelque chose de très présent au cours des années 2010. Elles ont d’ailleurs participé d’un certain épuisement militant au sein des communautés afrodescendantes. Cette fatigue militante résulte d’un sentiment d’impuissance, et conduit à se demander : « à quoi est-ce qu’on travaille ? », « dans quelle économie institutionnelle notre revendication est-elle prise ? », « Est-ce qu’on n’a pas aidé une institution à pouvoir dire ‘’on a fait quelque chose’’ alors qu’elle y a en réalité mis un terme ? »
Certain·es militant·es ont eu des postes dans les médias, les associations, les universités — belges ou ailleurs — et on peut imaginer que leur travail se prolonge différemment, avec cette idée de se mettre à l’abri de la blanchité, un constat assez partagé dans les milieux militants noirs.
Aujourd’hui, que pourrait réclamer les milieux progressistes, la gauche et l’associatif militant sur ces questions liées au passé colonial belge ? Quelles mesures pourrait-il porter ?
Les organisations de gauche progressistes ont fait tout ce travail d’élaboration de mesures concrètes au sein de la coalition NAPAR Belgium, avec une demande de suivi et d’évaluation. Mais dans le contexte politique actuel où la droite est hégémonique, ça semble compliqué à concrétiser. Sauf peut-être à mobiliser stratégiquement des moyens de pression internationaux comme l’ONU ou l’Union européenne. Ce qui a pu fonctionner concernant l’arrêt du folklore raciste ou pour faire avancer la question de la restitution des œuvres congolaises spoliées.
Plus largement, il s’agirait d’œuvrer à une politique de réparation qui puisse toucher aux questions de production de connaissances, de symboles mais aussi à des questions matérielles. Il y a par exemple la question d’une éducation décoloniale – école et éducation permanente – ou celle de la décolonisation de l’espace public.
Mais, et c’est l’objet de mon livre, la question de la réparation passe également par la question du partage des ressources de l’antiracisme. Car l’antiracisme mainstream, que j’ai observé dans le secteur socioculturel, n’est pas actuellement porté par des organisations qui, dans leur généalogie, se réfèrent au racisme anti-Noir·es ou à la situation coloniale. Il y a donc un enjeu d’acter qu’il y a un conflit autour de la définition du racisme et de la vision antiraciste. Celui-ci n’est pas nouveau : il y a toujours eu conflit et plus spécifiquement un retard en Occident pour reconnaitre le colonialisme comme un régime racial violent auquel il faudrait mettre un terme ; pour reconnaitre le régime d’apartheid en Afrique du Sud, et aujourd’hui le génocide à Gaza… Ce retard anthropologique doit être acté et mis en débat dans différents secteurs comme l’éducation permanente ou l’université.
Il ne s’agit donc pas seulement de mieux intégrer les afrodescendant·es ou mieux subsidier le secteur associatif (des questions essentielles). Il s’agit également de créer aussi des espaces de production de connaissances qui comptent et qui sont reprises par les institutions publiques (université, politique de l’emploi). Par exemple avec un soutien public permettant de rendre durable et accessible de manière massive, tous les outils antiracistes qui ont été fondés au cours de la décennie 2010. Ou encore, dans la mise en place d’une Maison des cultures africaines, afin de répondre au besoin d’un espace culturel et de production artistiques et de connaissances. La création d’un Observatoire de la négrophobie pour lutter contre le racisme anti-Noir·es qui a aussi été discutée serait aussi bienvenue.
La fiction postraciale belge - Antiracisme afrodescendant, féminisme et aspirations décoloniales
Sarah Demart
ULB, 2025
