En quoi les milieux culturels en Belgique constituent-ils majoritairement des « espaces blancs » et des lieux où peuvent s’exprimer des formes de colonialité ?
Les sphères culturelles en Belgique, entendues comme un ensemble très vaste et composite, sont parmi les endroits qui se sont le plus saisis de la question décoloniale. Ils l’ont, dans une certaine mesure, adressée et ont tenté de répondre à des revendications des dites minorités, par exemple en ouvrant des scènes. Néanmoins, de nombreuses institutions culturelles restent des « espaces blancs » au sens où, dans leurs structures internes, les postes importants sont largement occupés par des personnes blanches. Mais également, car ce sont des institutions qui, si elles ne subissaient pas de pression de la société et des groupes militants, ne se transformeraient pas d’elles-mêmes. Elles ne produisent pas d’efforts depuis leur position blanche et procèdent « comme d’habitude » dans la manière de penser la programmation, les recrutements ou le public. C’est-à-dire qu’elles ne remettent pas en question leur blanchité c’est-à-dire le fait qu’elles soient faites par les Blanc·hes pour les Blanc·hes.
Des changements discursifs peuvent donner à l’extérieur l’impression d’une transformation mais, si on regarde à l’intérieur, il n’y a en réalité aucun changement structurel. En effet, les institutions voient la question de la diversité comme quelque chose à rajouter à leurs activités, pas comme quelque chose qui transforme leur fonctionnement. Dans certaines grosses institutions comme Bozar, des personnes « issues des minorités » ont ainsi pu être embauchées à des postes « diversité ». Elles se sont alors retrouvées à devoir porter sur leurs épaules tout le fardeau de penser ces questions de la diversité parce que l’institution ne les prenait pas en charge. À ce poste, il ne s’agit pas seulement de ramener de nouveaux publics ou de nouveaux types de spectacles, mais de penser la critique à l’intérieur de l’institution. Ce qui finit fréquemment par leur retomber dessus et se traduit par des burn-outs à répétition, des démissions et des licenciements. À ce propos, les travaux de Sara Ahmed sont très éclairants : le fait pour l’institution de ne pas considérer la critique interne comme une pièce centrale de la question de la diversité, mais de penser ça comme un problème extérieur à elle fait partie de la blanchité. Son propre rôle dans la production d’une absence de diversité profonde, ancrée, épistémologique, dans la manière même de problématiser la culture, n’est jamais évalué.
Si on regarde l’offre culturelle actuelle, il est possible d’aller écouter un débat ou voir un spectacle avec des présences non blanches. Mais ça reste néanmoins très périphérique par rapport à l’offre culturelle globale. Et cela se produit de manière très ponctuelle, dans le cadre de festivals par exemple. On peut avoir l’impression qu’il y a une grande variété. Mais si on s’intéresse au positionnement institutionnel, au statut, au rapport de l’institution à l’extérieur, là on voit qu’il y a une hiérarchisation qui maintient en son centre une blanchité, qui ne s’interroge pas, qui ne se critique pas.
La progression des embauches de personnes noires comme travailleur·euses culturel·les a‑t-elle fait reculer la blanchité de ces espaces ?
Les personnes noires engagées le sont le plus souvent ponctuellement. Il ne s’agit pas de personnel-cadre et les travailleur·euses afros sont, elles et eux très contrôlé·es et souvent embauché·es avec des contrats précaires ou pour faire de la consultance faiblement rémunérée. Cela concerne artistes et performeur·euses bien entendu, mais aussi divers intermédiaires : programmateur·ice, curateur·ice, porteur·euses de concepts d’évènements, etc.
C’est comme ça qu’a commencé le festival Afropolitan à Bozar. Il s’agissait d’aller chercher des forces vives extérieures à l’institution pour élargir leur offre culturelle. À ces personnes-là, on propose de faire de la curation évènementielle le temps d’un festival. Dans ce rapport-là il y a une forme poussée de capture, d’exploitation, de prise à un moment donné. Pour autant, l’institution ne se laisse pas affecter par des propositions qui pourraient la transformer plus radicalement. Car ces acteur·ices extérieur·es ont des idées sur les manières de changer l’institution. Pour le dire simplement : ils et elles ne veulent pas juste faire leur festival mais on les cantonne à cela.
Un autre élément qu’on observe très souvent : les quelques personnes afros engagées ne seront pas parmi les plus radicales. Ou alors ce sont des personnes assez jeunes qui vont se retrouver isolées. Aux yeux de l’institution, elles font office de gatekeepers pour faire tampon et le tri entre les bonnes personnes noires à faire rentrer et la masse dont on s’assure qu’elle restera dehors afin d’éviter une « invasion » de leur public.
De plus, afin d’éviter des rapports avec des groupes qui sont beaucoup plus directs dans la dénonciation d’un privilège blanc dans l’organisation du travail, on va plutôt enrôler des personnes qui tiennent à une carrière sans aspérités et qui vont se conformer à une parole moins critique. On notera certaines stratégies comme celles de privilégier des Afrodescendant·es venant de France plutôt que de Belgique. Et fréquemment aussi, on confie ces postes dans la culture (et à l’université aussi d’ailleurs) à des personnes métissées, des profils qui donnent l’impression qu’elles ne sont pas reliées à une masse noire extérieure. Ce qui peut ensuite avoir un effet performatif.
Vous évoquez le concept du « regard blanc » (ou white gaze) dans les milieux culturels. Pourriez-vous l’expliquer et montrer comment il se manifeste ?
Cette idée de regard blanc va au-delà d’un regard empreint de stéréotypes à l’égard des personnes noires puisqu’il faut le comprendre comme étant un processus, dominateur et désirant, visant à domestiquer les présences noires. C’est-à-dire que le regard blanc ne tolère qu’un nombre très réduit de modalités de présence des personnes noires sur scène. Par exemple, de nombreux témoignages dans les mondes du théâtre, de la télé, du cinéma émanant de comédien·nes ou acteur·ices noir·es insistent sur le fait que c’est très difficile de s’extraire de la vision de leurs pairs blanc·hes qui les perçoivent comme des personnes drôles, amusantes. Et donc pas sérieuses ni propices à amener quoi que ce soit d’autre dans la diversité des rôles possibles. On attend d’elles qu’elles fassent rire la galerie et sont dès lors cantonnées à des rôles comiques. Ou à des rôles tout à fait secondaires, voire même à des rôles sans aucune ligne de texte, en passant par les rôles de nounou, etc. On connait aussi bien le phénomène par lequel bien souvent, le seul rôle noir de la distribution d’un film meurt dès le début. Autre exemple, Coup fatal (une création du KVS et des Ballets C de la B), un spectacle autour de la rumba congolaise qui a fait le tour du monde. Sur la scène, et c’est incroyable, tous les musiciens de rumba, à un moment donné, font des cabrioles, mais vraiment des singeries ! Ça met vraiment en scène cette drôlerie-là qui est très clairement à l’adresse d’un regard blanc.
Mais pour mieux comprendre encore, il faut aller au-delà de ce que le regard blanc dans le milieu artistique veut voir et partir ce qu’il ne veut pas voir. Et ce qui contraste avec cette drôlerie, c’est que les Blanc·hes ont foncièrement peur d’un corps noir qui se déploie et qui est libre de ses mouvements. En effet, chacun de ses mouvements est interprété au travers d’une matrice coloniale liée à la menace et aux dangers. Le regard blanc ne supporte en effet pas toute une série de modes d’apparition. George Yancy montre ainsi comment le moindre mouvement d’un homme noir y compris se protéger, est perçu comme agressif.
Mes études m’ont amené à analyser le milieu artistique comme étant celui où justement, on maitrisait et formatait les formes d’apparition du corps noir. C’est-à-dire que lorsqu’il s’agit de le mettre en scène, il faut veiller à ce que ça ne heurte pas la sensibilité du regard blanc qui perçoit le corps noir comme étant menaçant. La scène est le lieu de sa domestication par le regard blanc. On voit beaucoup de spectacles mettre ainsi en scène des femmes noires ou des hommes queers noirs. Mais on voit très peu de représentation d’une masculinité noire correspondant plutôt, pour le dire de manière caricaturale, à une classe populaire qui ne répond pas aux codes de la respectabilité dans les manières de parler ou de bouger.
Il y a bien sûr des exceptions, et il ne s’agit pas de généraliser. Parfois, certains spectacles parviennent à travailler finement la question du regard blanc, produisant ainsi quelque chose de vraiment différent. C’est le cas, par exemple, de la pièce Le Sbeul réalisée par la troupe portant le même nom. Ce collectif sépare de manière très sensible le public blanc du public non-blanc en début de spectacle. Les personnes non-blanches — ou, plus exactement, celles qui se perçoivent comme telles, insistent les comédiens — sont invitées à aller derrière le rideau et évoquent le conflit racial, les discriminations, les violences policières… Le public blanc, resté dans la salle, entend la sensibilité noire, en termes de rires, d’indignations, d’expériences qui se répètent. En se mettant à parler depuis un point de vue noir, on ne peut plus ignorer qu’on ne parle pas du même endroit. Des paroles vont résonner avec le vécu de certaines personnes tandis que d’autres messages vont déplaire à une autre partie du public, au risque parfois de créer des tensions.
Car quand on est dans le milieu du théâtre ou de la culture, il y a une chape de plomb, un non-dit sur les différentes sensibilités qui composent un public et la prétention d’une certaine forme d’universalité du regard. Il faut se demander quel est le regard qu’on préserve ? Chez qui veille-t-on à ne pas susciter de sentiment de culpabilité ? Qui évite-t-on de heurter ou de renvoyer à des traumas collectifs ? Qui n’a pas envie qu’on aborde certains sujets d’une certaine manière ? De manière opportuniste, le milieu culturel confond cette sensibilité située avec la normalité. C’est la normalisation du regard blanc, d’une sensibilité blanche, d’un affect blanc. Les corps noirs doivent donc s’adapter, dans plein de non-dits, à ces scènes et à leur politique. Et c’est ça que sont venu·es briser ces jeunes comédien·nes du Sbeul qui assument la confrontation : déconstruire et démanteler l’idée de la normalité d’une sensibilité de laquelle on est censé prendre soin quand on est un·e acteur·ice noir·e, et qu’on doit travailler dans une institution culturelle qui ne dit pas qu’elle protège les intérêts sensibles et moraux des spectateur·ices blanc·hes.
La construction de ce regard blanc et ces attentes vis-à-vis de personnages noirs aux corps contraints ont-elles été façonnées durant la période coloniale ?
C’est la proposition que je fais. Parce que la peur, dans ce qu’elle a de plus viscéral, a été centrale dans le chef des administrateurs coloniaux belges durant la période coloniale. Cette peur est d’ailleurs quelque chose de souvent masqué dans la question coloniale. On se penche plutôt sur l’apartheid, l’exploitation économique, le vol des terres, le paternalisme ou le système de violence et de répression que la colonie a été. On parle déjà moins des mutineries et des périodes des premières insurrections du début du 20e siècle, au moment de la conquête et avant l’ordre colonial relativement stable des dernières années du Congo belge. Ces rébellions et insurrections ont été notamment portées via des dites « sectes animistes » comme la société secrète des « Hommes léopards » présente au Congo et à l’Est comme à l’Ouest de l’Afrique. Une force qui, avant d’être domestiquée par le pouvoir colonial, suscitait beaucoup d’anxiété chez les colons et leurs collaborateurs en raison de l’incertitude entourant les pratiques occultes qu’elle pouvait représenter. Comme le montrent avec précision les analyses des courriers informels des colons menées par l’historien Benoît Henriet, cette peur se manifeste avec une grande effectivité dans des mesures d’encadrement, de surveillance et de contrôle. Il s’agit d’un affect très présent qui engendre alors des réponses extrêmement répressives de la part de l’administration coloniale, dont de nombreuses exécutions. Et ce qui effraye le colon ici, c’est une force qu’on ne connait pas, dont on a du mal à mesurer l’étendue et la réalité. C’est l’impression que la nature va se retourner contre lui et qu’il ne va rien pouvoir y faire, au même titre que s’il était face à un ouragan. C’est quelque chose qui n’est plus de l’ordre du politique, qui n’est pas en tout cas que de l’ordre du politique. Avec toute la question de croire ou pas dans la force des masques ou ce genre de choses, de vouloir donc les posséder, de vouloir destituer tel chef, de vouloir les séparer de ces dispositifs qui leur procurent une force particulière.
Dans la relation ou le rapport colonial, il y a donc une dimension qui touche à autre chose qu’à la pure rationalité économique ou politique de l’adversité. Il y a quelque chose qui touche au domaine d’un affect qu’on ne trouve que là et nous amène à nous demander quel est l’affect dominant qui les traverse les Blanc·hes dans leur rapport avec la « non-civilisation » ? Je propose donc de retourner préalablement dans l’histoire coloniale, avant la domestication, pour voir ce qui suscite justement la nécessité d’opérer un processus de domestication. C’est très certainement posséder les terres, mais en termes d’affect, par quoi est habité le colon qui domestique ? Dans ce cadre, on peut faire l’hypothèse qu’il n’a pas nécessairement évacué cette terreur, et qu’elle nourrit ce besoin de domestication des corps noirs.
Dans quelle mesure est-il possible aujourd’hui en Belgique de produire, mettre en place et diffuser des œuvres qui rendent visibles, qui critiquent, qui admettent et qui déconstruisent le passé colonial belge ?
C’est possible mais au prix d’un certain arrondissement des angles des œuvres et pièces critiques. Le choix se portera souvent sur quelque chose d’inoffensif. Or, on pourrait considérer que le véritable enjeu de l’art dans cette question décoloniale, c’est que ça coûte quelque chose à la société blanche. Il s’agit de faire entendre, regarder, voir qu’elle a quand même quelque chose à perdre, ne fut-ce que sur le plan symbolique, avec la possibilité d’une transformation.
Je pense typiquement à des lectures ou à des pièces où on va permettre au public de faire connaissance avec des textes d’auteur·ices africain·es qui ont des discours progressistes. Il y a un aspect très consensuel : il n’est pas très difficile de se rallier à un texte d’Édouard Glissant ou de Felwine Sarr dans des parties les plus convenues, ou les plus universelles de leur message. Ça joue sur les recettes d’un certain humanisme et mène souvent vers une réconciliation à peu de frais. Mais la question des antagonismes qui traversent la société — c’est-à-dire qui doit faire un geste pour accepter un changement et a quelque chose à perdre en le faisant — est très peu traitée. Et parfois, quand elle l’est, c’est toujours être aplani à la fin. Bref, on reste dans cette idée de ne pas toucher au confort sacré du public blanc. On perd alors la force de l’art comme médiateur, dispositif de transformation et moteur d’un changement. On est plutôt dans le spectacle qui rassure le regard blanc et qui fait du bien à la blanchité.
A contrario, je pense à la recommandation – émise dans le rapport parlementaire « Vers la décolonisation de l’espace public en Région de Bruxelles-Capitale » – de faire fondre la statue de Léopold II et avec le cuivre et l’étain fondu pour en faire un monument aux morts de la colonisation. C’est une proposition qui s’inspire de l’œuvre PeoPL de l’artiste belgo-rwandaise Laura Nsengiyumva qui avait fait fondre une réplique grandeur nature sculptée en glace de la statue à cheval de Léopold II.
C’est rare d’avoir une œuvre d’une telle portée inscrite dans le débat public. Surtout lorsqu’on sait que le cuivre et l’étain ont une origine congolaise. Cela pose la question de la manière dont on restitue un matériau et dont on en réoriente le sens : non plus contre les vies noires, mais en leur mémoire. Il faut imaginer une nuit entière où les gens sont invités à participer à cette fonte à la Place du Trône, ce serait un évènement à la fois physique, matériel et symbolique de cette ampleur-là. Il confèrerait à l’art sa force de dispositif qui peut faire, faire faire, générer quelque chose. Il y a donc toutes les raisons de la discuter, de la soutenir, de la faire advenir. Tout est là. Mais non, ça ne se fait pas. Cela avait déjà coincé à l’époque, lorsque Laura Nsengiyumva avait proposé de faire fondre sa réplique au musée de Tervuren. Elle s’était vue assénée un « Tu aimerais qu’on fasse fondre ton père ? » pour toute réponse.
Comment peut-on rendre ce genre de spectacles et performances décoloniales possible ?
Tant que la responsabilité de la prise de décision n’est pas mise dans les mains de personnes noires, on ne verra pas de grosses décisions de ce genre. Il faut donc en cesser avec le geste très colonial de la consultance des personnes noires et céder sa place de personne décisionnaire. C’est-à-dire céder son pouvoir pour le mettre dans les mains d’une force créatrice afrodescendante. C’est accepter en conséquence que cette personne parle avec sa colère, vive avec la question coloniale et qu’elle parle depuis sa position de personne lésée. C’est accepter que ce soit à partir de cette position-là qu’on s’autorise de penser tout un dispositif. En mettant à la tête des maitre·sses d’œuvres, des concepteur.ices, curateur·ices afrodescendant·es, en réalisant des choix comme ceux-ci, très conséquents, on sait que la perspective sera tout autre. Ce ne sera plus la perspective blanche puisque sera enfin cédé un pouvoir de conception. Ce serait un changement réel.
