Pourrait-on dire que l’adversaire commun, qui vous réunit, c’est le néolibéralisme à son stade actuel, caractérisé par l’emprise du capitalisme financier et consumériste sur la totalité de la vie, et par un gouvernement de la chose publique inéluctablement comptable ?
Jan Busselen : Hart boven Hard réagit d’abord aux mesures budgétaires concrètes et brutales prises par le gouvernement flamand à l’encontre des secteurs de l’enseignement, de la culture et des associations « intermédiaires ». Chez Tout autre chose, ce qui prédomine, me semble-t-il, c’est la réflexion sur des projets globaux, le néo-libéralisme, la transition, une économie sociale… davantage que des actions contre telle ou telle mesure gouvernementale.
Véronique Clette-Gakuba : J’ai l’impression que c’est un peu plus partagé… Certes, les choses sont plus diffuses du côté francophone, où on n’a peut-être même pas encore posé aussi clairement la question de savoir qui est l’adversaire. Nous n’avons pas connu, il est vrai, des attaques directes d’une même ampleur qu’en Flandre, où les coupes drastiques dans les budgets de la culture, de l’éducation et du mouvement associatif ont fait réagir de manière très forte et immédiate. Mais Tout autre chose est quand même né, lui aussi, du secteur socioculturel. Et nous avons ressenti comme une véritable agression les coupes dans le budget fédéral de la culture. Et puis, avec l’espèce de trahison du MR, qui a accepté d’entrer dans un gouvernement fédéral avec la N‑VA, on ne se sent plus protégé par rapport à cet adversaire qu’on croyait lointain. D’autant qu’il y avait déjà eu une déception à l’égard du gouvernement précédent d’Elio Di Rupo.
Vous insistez, chacun, sur la nécessité d’un mouvement social augmenté ou élargi. Jusqu’où vous sentez-vous en mesure d’aller sur le terrain de la conjonction des plans ou des niveaux de lutte ?
JB : Pour Hart boven Hard, c’était la question fondamentale lors du lancement du mouvement, le Hartslagdag, le 25 octobre 2014. On s’est posé la question de se rallier ou non au mouvement social des syndicats. Il y avait vraiment deux positions tranchées et des discussions assez dures. Finalement, on s’est rallié, en partant du point de vue que les syndicats sont des instances de résistance et de contestation de tradition foncièrement démocratique (degrés d’organisation, consultation des membres…). Ils se mobilisent, certes, avant tout pour défendre les droits de leurs membres, les travailleurs, et le pouvoir d’achat menacé de ceux-ci ; ils se sentent moins concernés par la défense des intérêts des travailleurs socioculturels ou des artistes. Mais le but de notre mouvement, c’est vraiment de créer un rapport de force augmenté. Ni le secteur social ou le secteur culturel seuls, ni les syndicats seuls ne pourront être assez forts pour construire ce rapport de force. C’est pour cela, avant tout, que le 6 novembre 2014, Hart Boven Hard a appelé à prendre part à cette immense manifestation. Cela nous a rapprochés à la fois des syndicats flamands et du monde francophone. Cela ne veut pas dire que, du jour au lendemain, les syndicats nous ont rejoints dans notre combat pour faire reconnaître l’éducation et la culture comme les véritables richesses de la société, ou, en sens inverse, que tout le monde chez Hart boven Bard est devenu syndicaliste. Mais c’est le début d’un chemin où on apprend l’un de l’autre, et où on commence à relier nos luttes, fût-ce en pointillés d’abord.
VCG : Du côté francophone, je ne pense pas qu’il y ait déjà eu des discussions aussi claires. Je crois que c’est plus tacite : tout le monde sait plus ou moins que, sans l’appui des syndicats, Tout autre chose serait un mouvement beaucoup plus réduit. On l’a senti le jour de la Grande Parade du 29 mars, qui a été un moment fondateur de ce point de vue aussi, je pense. La situation est comme inversée par rapport au côté flamand. Hart boven Hard émerge d’une sorte de no man’s land, dans un moment où il n’y avait pas grand-chose en termes de contestation active. Donc, les syndicats flamands doivent être bien heureux de l’arrivée de ce mouvement. Du côté francophone, il y a un tissu associatif beaucoup plus dense et plus imbriqué dans le fonctionnement de l’Etat social. Les syndicats eux-mêmes, dans ce schéma, ont un rôle encore très présent et assez fort. On doit travailler ensemble, donc, on le sait. Et travailler les convergences entre nous, en même temps. Cela se fait, d’ailleurs. Je pense à la réflexion et aux ateliers en cours sur la question du « travail digne », qui est articulée à ce que font les syndicats.
Hart Boven Hard et Tout autre chose se définissent comme des mouvements citoyens. Mais fédérez-vous des citoyens ou des associations avant tout, ou alors des citoyens et des associations ?
JB : En Flandre, nous réunissons 300 organisations et 20.000 personnes. Tout cela s’est développé avec des personnes, des citoyens et des organisations qui étaient présents à nos activités dans les locales. C’est cela la grande différence, selon moi, par rapport au mouvement antimondialiste des années 1990 : on vit à présent, chez nous, une fusion entre le citoyen lambda, les artistes, les travailleurs du secteur socioculturel et les organisations, qui vont des scouts à des organisations sportives en passant par des plateformes artistiques. C’est très large.
Par ailleurs, notre mouvement n’a pas de moyens. Mais nous pouvons compter sur des organisations comme les centres culturels, comme les syndicats ou même les scouts qui nous proposent, ici, un lieu pour tenir nos réunions, ou, là, du matériel pour mener nos actions…
Et puis, il ne faut pas oublier l’impulsion de départ, qui est venue du rassemblement et de la mobilisation du secteur socioculturel flamand, dès que le gouvernement flamand a été formé et que le contenu de son programme a filtré. À la vérité, jusqu’alors, avant qu’Hart Boven Hard n’existe, dans les associations, on préférait, en général, faire profil bas pour ne pas risquer de perdre (davantage) de subventions. Ce qui a facilité… les coupes budgétaires et le sous-financement structurel du secteur. Mais, l’an dernier, il est devenu clair, pour beaucoup de gens et d’associations, qu’on ne pouvait plus continuer à se cacher comme ça. C’est cela qui a redonné toute sa vitalité et son autonomie à la contestation de la société civile flamande, d’autant qu’elle est moins exposée aux dynamiques serrées de la pilarisation, telles qu’elles peuvent exister dans l’espace francophone.
Est-ce que, justement, lancer des mouvements comme Hart Boven Hard ou Tout autre chose, ce n’est pas aussi une volonté de sortir de cette logique historique des piliers ? On connaît le fort degré d’imbrication sociopolitique du tissu organisationnel en Belgique, et le rôle qu’y jouent les piliers, les « mondes » chrétiens et socialistes avec leurs anciennes organisations ouvrières, syndicales, mutuellistes, féminines…
JB : À mon avis, on ne doit pas en sortir. Tout autre chose et Hart Boven Hard n’ont pas à expliquer aux syndicats ou aux mutuelles ce qu’ils doivent faire. On veut, en premier lieu, rassembler, relier, pour renforcer les luttes. Il y a d’ailleurs un vrai respect entre nous, qui s’est créé sur le terrain. Lors des parcours à vélo des piquets les 8 et 15 décembre, à Bruxelles, des citoyens qui étaient presque anti-syndicats ou qui se montraient très sceptiques à l’égard de ceux-ci, ont compris, en parlant avec eux, que ceux qui faisaient grève savaient très bien ce qu’ils faisaient et pourquoi ils le faisaient. On se situe, donc, plus dans une logique inclusive de renforcement mutuel que dans la critique ou l’exclusive.
VCG : Je vais dans ce sens. Nous nous définissons comme des mouvements citoyens, en sachant que le citoyen a besoin de structures intermédiaires. Un mouvement comme le nôtre, ce ne peut pas être « le citoyen d’abord » sans ce qui contribue à le constituer comme citoyen. À Tout autre chose, nous souhaitons montrer que c’est dans notre vie quotidienne, là où on se trouve, à partir de nos expériences diverses, que l’on peut se mettre à réfléchir à d’autres façons de vivre ensemble, de faire communauté. Dès lors, nous ne souhaitons pas rompre avec ce qui, dans cet environnement, nous sert de soutien ou d’appui. Et ce qui nous soutient, ce sont, notamment, les piliers, ou ce qu’il en reste. Même si, d’un autre côté, on s’efforce de décloisonner, de « désectorialiser », pour se remettre à discuter ensemble, à un moment qui nous semble opportun.
Que pensez-vous, alors, d’un mouvement comme Podemos en Espagne qui était initialement un mouvement associatif et citoyen, et qui est devenu un parti politique, avec un certain succès si on en croit les sondages qui le placent plutôt haut dans les intentions de vote ?
JB : La référence à Podemos n’existe pour ainsi dire pas chez nous, en Flandre. Nous défendons le principe selon lequel les changements viennent d’en bas, que la direction à prendre se définit en laissant vivre les expériences en cours. Mais, je sens qu’à Tout Autre chose, on est plus sensible au « modèle » Podemos…
VCG : Effectivement, il existe, je pense, une certaine fascination, mais elle concerne plus le côté organisationnel, la participation démocratique, l’utilisation des moyens technologiques pour produire des réflexions de façon participative. C’est qu’il y a là une réelle expertise à utiliser. D’autre part, on se dit que si une constellation de gauche pouvait prendre corps au niveau européen, alors, malgré nos différences, on verrait dans Podemos un allié, comme on en voit un dans Syriza. Ce serait quand même plus motivant que « simplement » s’opposer à des partis de droite.