Comment en êtes-vous venu à devenir l’homme des découvertes, des cultures avant-gardistes, hors-normes, atypiques, souvent osées pour l’époque et incarnant le mouvement contre-culturel ?
Tout est parti de ce que nous appelions le cabaret littéraire. Lorsque j’étais étudiant à La Cambre — car je me dirigeais plutôt au début de ma jeunesse vers les arts plastiques — en compagnie de quelques amis nous avons ressenti une grande envie commune de fonder un cabaret. Un cabaret un peu comme ceux de la rive gauche, de Saint-Germain-des-Prés à Paris avant mai 68 ou encore des cabarets berlinois des années 30, à l’époque de Kurt Weill. Début des années 50, nous avons donc ouvert « La Poubelle », à Ixelles, ensuite, en 1955, « La Tour de Babel » sur la Grand Place puis « L’Os à la Moelle » en 1960, à Schaerbeek. Et enfin, tout près de ce dernier, à partir de 1962, le Théâtre 140 où j’ai présenté beaucoup de choses qui sont nées du cabaret. Je pense particulièrement à l’aventure allemande de l’entre-deux-guerres avec Kurt Weill et « L’opéra de quat’sous ».Le 140 est pluridisciplinaire, il doit être considéré comme tel. Il n’est pas un théâtre au sens premier du terme. J’insiste là-dessus.
Faisiez-vous partie de ceux qui nourrissaient le mouvement contre-culturel dans les années 60 ?
Certainement, j’ai d’ailleurs présenté Boris Vian dans ce contexte. Pour ma part, j’ai lu presque tout Henri Michaux sur scène, c’était un poète que j’adulais. J’ai aussi fait le pari d’inviter Serge Gainsbourg pour sa première apparition à Bruxelles. Il était à l’époque inconnu ou presque et le public était très clairsemé. Les critiques disaient de lui qu’il était un chanteur mou et désinvolte et que l’on n’entendrait probablement plus parler de lui… On m’a tenu le même discours quand j’ai invité Pink Floyd. Il y a eu également Bobby Lapointe, Brigitte Fontaine, Jacques Higelin à leurs débuts. J’ai aussi été à l’initiative du premier festival rock de Belgique, le « Pop-Event », à l’Arena de Deurne qui s’est déroulé le 27 février 1969. S’y sont produits des groupes comme The Nice, Yes, Fleetwood Mac ou encore Wallace collection.
Pour ce qui est du théâtre, j’ai fait venir sur scène Romain Bouteille, Patrick Dewaere, Miou-Miou, Coluche qui étaient en train d’inventer le premier Café de la Gare. Pour la danse contemporaine, les premiers spectacles de Michèle Anne De Mey, Anne Teresa De Keersmaeker, Pina Bausch… Et tellement d’autres qu’il me faudrait une deuxième vie pour les citer tous ! J’ai toujours essayé de maintenir une alternance entre théâtre, musique et chorégraphie. Cette orientation multidisciplinaire m’a poursuivi toute ma carrière.
C’est votre passion qui vous a amené vraiment à mener tous ces choix, toutes ces découvertes que vous avez faites à l’étranger ? C’est cela qui vous a amené à l’homme de théâtre que vous êtes ?
Exactement, ce qui m’intéressait, m’amusait, me passionnait, c’était de voir des choses qui n’avaient pas encore trouvé le chemin de la célébrité, de proposer de nouveaux langages, en minuscules comme en majuscules, des divertissements, mais des divertissements intelligents et éclairés.
Ce qui m’a toujours frappé chez vous, c’est ce rapport, que j’ai rarement vu chez d’autres directeurs de théâtre, que vous entreteniez avec votre public. Vous montiez sur scène avant de lancer le spectacle pour leur adresser quelques mots. Là aussi, c’est la personnalité de Jo Dekmine qui transparaît ?
Je ne le faisais pas systématiquement. Cette façon de rencontrer le public est simplement due au fait que je souhaitais faire partager ma passion. Je ne suis pas l’auteur du spectacle, je ne suis pas metteur en scène, mais je tenais tout de même à dire aux gens « voilà j’ai eu un bonheur, j’ai découvert une chose et je voudrais vous la faire partager ». C’était ce discours-là que je tenais à chaque fois, jamais plus long…
Quels sont les grands noms que vous avez invités, toutes catégories culturelles confondues, et que vous avez envie de pointer, qui représentent pour vous, la contre-culture ?
Le Living Theatre de New York a été déterminant, plus tard Jan Lauwers, Pina Bausch, Peter Brook, Joël Pommerat et la compagnie 4 litres 12. Mais aussi les compagnies d’avant-garde comme The Bread and Puppet et M7 Catalonia. Il y avait aussi beaucoup de spectacles qui venaient d’Angleterre. Je pense notamment à « An evening with the british rubbish » de la compagnie The Alberts, joué en 1963. Un petit chef-d’œuvre de l’humour absurde, doté d’un matériel électrique aberrant, qui se rapprochait de l’univers et des folies de Panamarenko. Mais je pense aussi aussi à l’Anglais Paul Clark dont les œuvres ont été présentées de nombreuses fois au 140, mais qui était peu connu à Londres. Il y a eu aussi la pièce « Naïves hirondelles » de Roland Dubillard. Et évidemment Alain Platel qui a pesé assez lourdement dans la carrière du 140. Je crois que presque tous les spectacles y ont été marqués par l’humour et la dérision. Quelqu’un comme Rufus est un grand poète et avait véritablement une écriture tout à fait intéressante. Sans oublier Pierre Desproges ou Zouc. Je suis plutôt un homme de spectacle que de théâtre.
Trop de gens, trop de noms me viennent en tête. Un Poyoroyo de Buenos-Aires, la compagnie Mabayassa du Burkina Faso, Third Angel de Londres, La Volige de Montréal, Vincent Delerm, Sanseverino, Karim Jhardi. Catherine Frot et Denis Lavant interprétaient « La mouette de Tchekhov » en 1986. Mais aussi Renaud Cojo, ce Bordelais qui a réalisé un travail fou, notamment un spectacle qui s’appelait « Le taxidermiste », un bijou secouant où il mettait en scène ce que des aliénés mentaux écrivaient sur les animaux. Plus récemment, à l’époque du mouvement punk, j’ai invité le légendaire Johnny Rotten des Sex Pistols. Il est venu jouer deux concerts avec son groupe PIL, il se faisait alors appeler John Lydon. Ce soir-là, ce fut chaud et pas trop du goût des habitants du quartier qui avaient une vue plongeante sur le public qui s’y engouffrait !
Des mauvais souvenirs vous en avez ?
Certainement, oui. J’ai présenté un spectacle de clowns italiens, je ne sais ce qui m’a pris. Je les ai vus à Rome, il y régnait une atmosphère formidable, ils développaient une force de dérision incroyable. J’ai voulu qu’ils se produisent au 140. Mais cette atmosphère s’est évanouie dans le voyage… C’est une chose qui ne pouvait vivre que dans ce petit théâtre-là, à Rome. Parfois, un spectacle ne peut pas être transposable.
Est-ce qu’il y a aujourd’hui des théâtres qui travaillent de la même façon que vous, qui défendent les libertés et les droits à la différence et qui dénichent comme vous de vrais talents ?
Bien sûr. On peut penser à l’aventure du théâtre des Brigittines évidemment. J’accorde une confiance particulière au directeur actuel du Théâtre National Jean-Louis Colinet qui est un vrai découvreur. Il y en a d’autres. Je pense au Varia qui a fait des découvertes, aux belles aventures du Théâtre de la Vie ainsi qu’aux théâtres flamands à Bruxelles qui prennent un volume intéressant et qui ont des moyens que personnellement je n’ai jamais connus.
Est-ce que vous avez un regret au terme de 52 ans de carrière ? Est-ce que vous regrettez quelqu’un ou quelque chose que vous auriez voulu faire ou que vous n’avez pas pu faire ? Un rêve que vous n’avez pas pu réaliser ?
Pas en grand nombre. Mon rôle était plutôt un rôle de découverte de talents qui éclosaient ici et là. Nous trouvions un langage commun. Les conditions n’étaient pas toujours réunies, je l’ai fait savoir plusieurs fois.
La culture est parfois désertée aujourd’hui, car les gens sont amenés à faire des choix financiers. Bien souvent ils rognent sur leur budget culturel. Faut-il repenser la façon d’amener les gens à la culture ?
Je pense que la télévision et la radio devraient jouer un rôle plus important à cet égard. En 1985, j’ai développé le projet d’une émission culturelle hebdomadaire qui s’appelait « Cargo de Nuit » (sous-titrée « vitamines, cultures etrock’n’roll »). Elle était présentée et produite par Jean-Louis Sbille et Anne Hislaire et passait tard dans la soirée sur les ondes de la RTBF. Cette émission, à la fois culturelle et musicale, durait 45 minutes. J’en avais écrit le synopsis. L’information c’est très important pour amener les gens au spectacle. Aujourd’hui, que reste-t-il comme émission annonciatrice de ce qui se déroule sur les scènes bruxelloises ? Est-ce que l’information passe ? Si peu… Bruxelles est plus riche en programmes culturels que Paris, mais les Bruxellois ne le savent pas !
Est-ce que vous vous considérez comme un passeur de culture ?
Je l’ai cru, mais là j’ai pris mes distances. Il y a un sujet majeur aujourd’hui, c’est que nous sommes dans le siècle industriel, la consommation y est forte et dominante et donc, on est peut-être un peu moins exalté. Avant l’exaltation venait du fait de l’individualité, de l’exclusivité, de l’insolite des aventures. Actuellement, les propositions merveilleuses qui sont faites à Bruxelles en matière de divertissements et spectacles relèvent davantage de l’esprit de consommation que de la pure découverte. En ce qui concerne le 140, même si son public reste abondant aujourd’hui, les spectacles les plus précieux qui y passent peuvent être qualifiés de non-marchands. Par ailleurs, j’estime que les gens doivent aussi aller au cinéma, voir des expositions, etc. Il existe une très grande sollicitation et se limiter au théâtre me paraît un peu court.
Si vous n’aviez pas été homme de théâtre, qu’auriez-vous aimé faire ?
Peut-être ouvrir une galerie d’art. Ou peut-être être critique d’art. J’ai écrit beaucoup de choses en fait, j’ai écrit énormément sur la peinture. On m’a souvent demandé d’écrire pour les galeries des billets pour leurs catalogues. Cela m’a toujours passionné comme d’ailleurs m’a toujours passionné la part de l’image, la part graphique dans le théâtre, dans le spectacle. Il y a en ce moment une superbe exposition dans le hall et le foyer du théâtre 140 de toutes les affiches que nous avons sorties depuis 1963.
Voici quelques années, vous avez présenté au 140 un spectacle sur la Palestine.
Oui, il s’agissait de « Quand m’embrasseras-tu ? » écrit par Mahmoud Darwich. Mais on a aussi montré une version d’Antigone en arabe mis en scène par le Théâtre national palestinien. C’était un événement. Je l’avais découvert en banlieue parisienne. Je n’ai pas été jusqu’à Jérusalem-Est pour le faire venir à Bruxelles ! [Rires]. De la même manière, Tadeusz Kantor, ce n’est pas en Pologne que je l’ai découvert. La plupart du temps j’allais le voir en Hollande au théâtre Le Mickery où se jouaient plein de choses venant de partout. On ne découvre pas nécessairement le théâtre argentin en Argentine, non !
Quels sont les films que vous aimez ?
Le dernier film que j’ai vu en 2016 était « A walk in the woods ». C’était un divertissement sur deux vieux hommes qui décident d’aller faire une promenade très éprouvante dans une campagne énorme et qui rencontrent des obstacles. C’est tendre, beau, une belle camaraderie. Robert Redford joue le rôle d’un écrivain âgé. J’ai revu à la télé presque tout Woody Allen et tous les films de Jacques Tati qui sont exemplaires et tout à fait importants. Ils sont pour moi tellement proches de ce que j’ai essayé de dire en théâtre : exprimer toute une philosophie par l’absurdité des situations.
Votre dernier lieu de vacances, un endroit particulier où vous aimez vous retrouver ?
Je ne vais plus vers ces pays où la promenade théâtrale me conduisait, parce que j’ai à peu près tout connu. Là, maintenant, je vais gentiment au sud de l’Espagne et c’est très bien.
En septembre dernier, vous avez décidé de tourner la grande page du livre du 140, comment voyez-vous la suite ?
Effectivement, je viens de tourner la page, mais au profit d’une équipe qui me donne un grand bonheur. Aujourd’hui, je ne fais plus partie du conseil d’administration, j’y suis invité. Je crois qu’il est très important que cette équipe vole de ses propres ailes. Astrid Van Impe a un instinct merveilleux de la programmation. Je puis en témoigner, elle a été ma co-programmatrice durant 4 ans.