Les « paléo-militants » 🙂 de l’ère pré-numérique ont beau jeu de fustiger l’activisme du clic qui n’exige plus des cyber-acteurs de « sortir de soi », c’est-à-dire de sacrifier leur vie privée pour se dévouer à l’intérêt général. Signe, leur est-il reproché, d’une culture par trop individualiste et des engagements « liquides » sur Internet qui fragiliseraient les collectifs et l’action elle-même. Est-ce à dire que les formes nouvelles de participation citoyennes surfent exclusivement sur l’éphémère, la volatilité, voire sur la légèreté narcissique des convictions ou des déterminations ? Rien n’est moins sûr…
D’abord, note Cardon, parce que « l’expressivisme » du Net incorpore toujours l’interaction et la reconnaissance d’autrui dans son projet. Par ailleurs, l’impulsion des engagements « jeunes » qui se tissent en ligne, est aussi, en général, plus existentielle, plus marquée par l’impératif, voire l’urgence, du résultat, par un sens pragmatique de l’utilité de l’action.
Leurs ressorts sont néanmoins, il est vrai, plus diffus et plus intimes ; ils introduisent une attention plus grande pour les projections de désirs ou d’attentes de bien-vivre personnels. Mais, pour le sociologue Antonio Casilli, auteur des Liaisons numériques, ils sont aussi finalement « peut-être plus subversifs que les engagements militants d’hier ». Précisément parce qu’ils articulent les deux dimensions, privée et publique, jugées antagonistes dans le cadre de l’engagement classique.
LA FORCE DES COOPÉRATIONS FAIBLES
C’est ce qui est si difficile à admettre, et même à comprendre, pour les militants orthodoxes : loin de toute communauté de destin, d’identité ou d’appartenance, les grands collectifs de l’Internet se forment de façon infiniment aléatoire, en dehors même des espaces de débat politiques ou politisés. L’improbable alchimie opère à partir des centres d’intérêt personnels, des manières d’être singulières des internautes, tels qu’ils se croisent et se découvrent éventuellement des points communs dans leurs expressions les plus ordinaires au cœur – ou, plutôt, en périphérie – de la vie numérique. Exposition de soi, communication privée en public : ainsi s’engagent les coopérations faibles, qui sont, pour Cardon, l’une des formes d’échange les plus originales qui soient apparues avec les réseaux sociaux de l’Internet.
La « force des coopérations faibles » émerge, donc, en quelque sorte, quand les « petites » conversations finissent par croiser les « grandes » et par créer, le cas échéant, des formes nouvelles d’actions collectives, décentrées, volatiles, protéiformes… et potentiellement puissantes. Car, de ces échanges au départ anodins et intéressés peuvent naître, ponctuellement, des liens plus forts entre individus, autour d’une volonté d’engagement plus explicite et plus déterminée.
C’est là, aux yeux de Cardon, le principal mérite démocratique de l’Internet : il jette des ponts entre nos conversations et un espace public plus autonome que celui dominé par les médias professionnels, et il stimule de la sorte les capacités d’action, d’auto-organisation, de sensibilisation, de mobilisation « par le bas » des publics concernés.
C’est aussi l’argument central de La démocratie Internet : le réseau des réseaux accélère le déplacement du centre de gravité de la démocratie de l’espace médiatico-institutionnel vers « la société en conversation ». La libération de l’expression publique des individus nourrit, potentiellement au moins, ce qui est, pour Cardon, la source la plus essentielle de l’exercice de la souveraineté populaire : c’est moins l’élection qui est au fondement de la représentation politique, soutient-il, que « l’existence d’un espace le plus riche et le plus autonome possible dans lequel les citoyens peuvent exercer leur liberté de penser, de dire et de faire ».
Ce que rend possible l’Internet, en fin de compte, c’est un couplage original entre affirmation expressive de soi et action collective.
LES INÉGALITÉS D’USAGES
C’est évidemment plus un horizon, une potentialité, admet toutefois Cardon, qu’une réalité.
Une des limites est imposée par l’état réel de la cartographie sociologique du Net. Elle tient dans la persistance des disparités entre les ressources culturelles et sociales des internautes, dans la grande diversité même des pratiques numériques des uns et des autres, des plus ludiques ou futiles aux plus érudites. Ceci en fonction du capital culturel, social et politique des usagers. En un mot, la question posée est moins celle de la ou des fractures numériques (les inégalités matérielles ou financières d’accès), que celle des inégalités sociales ou socioculturelles qui préexistent aux dispositifs techniques et que ceux-ci ne font que reproduire, voire creuser.
Deux attitudes se font jour en réaction à ce déséquilibre dans les modalités et les objets de la participation à l’espace numérique.
D’aucuns voient dans le développement des usages « au rabais » un effet pervers de la transformation de la morphologie sociale d’Internet, liée à l’arrivée de milieux sociaux beaucoup plus divers. La massification de l’accès aux technologies d’expression et de communication serait donc, dans cette logique, le cheval de Troie d’une reféodalisation de l’espace numérique : par l’odeur de masses alléchées, les institutions de l’espace public traditionnel (médias, partis, gouvernements, entreprises, industriels du secteur lui-même…) investissent de fait le Net de leurs logiques d’audience et de marketing.
De son côté, Dominique Cardon répond en deux temps. D’une part, avec l’intellectuel et activiste canadien Cory Doctorow, il réfute le caractère totalitaire de cette « reféodalisation » : malgré la multiplication exponentielle des futilités à portée de clic, les portes d’entrée à des espaces de débat sérieux et pertinents, relèvent-ils avec force, n’ont jamais été aussi nombreuses dans l’histoire de l’humanité. D’autre part, Cardon refuse le repli élitaire comme réponse à la massification du web. Pour lui, sans renoncer aux idéaux démocratiques de l’Internet, il faut tolérer une grande hétérogénéité de qualités des personnes entrantes, si l’on veut « conjurer les formes de disqualification symbolique qui ont séparé les publics cultivés des publics populaires dans l’espace public traditionnel ».
C’est la raison pour laquelle, dans l’esprit Internet, les participations même minimes, comme émettre un vote sur un article, appuyer sur le bouton « I like » de Facebook, rédiger un lien sur Twitter, poster un commentaire à chaud sur un blog…, ne sont pas dévalorisées. Il s’agit d’une sorte de reconnaissance, bienveillante, d’une inégalité des formes de participation, au cœur même, il est vrai, de la libération des expressions personnelles publiques qu’ont permise des formes de participation moins exigeantes socialement et culturellement.
SE CHANGER SOI-MÊME D’ABORD
Une autre facette de l’ADN de l’action collective sur Internet, c’est une dynamique de l’auto-organisation, ainsi que la règle du consensus ; toutes deux se veulent respectueuses de l’autonomie des individus, et sont centrales dans l’objet même de l’engagement. Il s’agit là, aussi, d’ailleurs des normes de fonctionnement affichées et revendiquées principalement, aujourd’hui, dans les formes d’expression et d’organisation du mouvement des Indignés.
On n’y cherche pas à « fédérer » les énergies séparées en un tout unique et plus fort pour s’attaquer de front au système économique, par exemple, ou changer radicalement le cœur de l’institution politique en prenant le pouvoir. On opte plutôt pour un cadre de type « confédéral », pour élaborer, ensemble, un autre possible démocratique. A travers le débat, et par consensus. Jamais via le vote ou une décision majoritaire imposée à la minorité.
Ce qui est premier, ce n’est pas le projet politique, c’est le processus démocratique, l’aspiration à une réappropriation de la démocratie par le sujet : la volonté des individus et des groupes, comme le dit Alain Touraine, d’être maîtres de leur propre avenir, de se commander eux-mêmes en fonction de leur droit. Parce que sans cela, dit une Indignée française, c’est vraiment « tout qui tombe ».
On retrouve là les traits constitutifs de la visée libertaire des pionniers du web, issus d’une des franges de la contre-culture américaine des années 1970 (elle donnera lieu à la naissance des communautés hippies). C’est ce qui unit les Indignés contemporains des places publiques européennes aux concepteurs « culturels » de l’Internet : ni les uns ni les autres ne veulent changer d’abord la politique ou la société ; ils pensent que l’on ne peut pas transformer le système sans commencer par se changer soi-même.
L’éthique profondément personnelle qui caractérise nombre d’engagements, pourtant collectifs, des jeunes aujourd’hui, naît en partie de là : de ces valeurs individualistes nées des mouvements d’émancipation des années 1960 et 70 qui ont constitué le bain idéologique dans lequel s’est forgé l’esprit Internet. Il caractérise aussi bien la volonté d’auto-organisation des acteurs engagés du réseau numérique, qu’une approche fortement critique de la représentation politique, de la régulation institutionnelle, de l’organisation partisane ou de l’autorité publique en général.
Il n’empêche… Dans la visée libertaire, à la différence de la vision libérale, il n’y a pas de consentement à l’ordre établi ; le projet de transformation individuelle est toujours associé au renouvellement des formes sociales existantes : est, notamment, mis en exergue le rêve d’une société réconciliée, sans frontières entres les âges, les sexes, les catégories socioprofessionnelles. « C’est d’ailleurs par cette manière de produire des solidarités dans un contexte d’individualisation expressive, relève Dominique Cardon, que l’Internet peut revendiquer une forme politique propre ».