Depuis le 1er novembre 2016 et la loi Borsus (alors ministre fédéral MR de l’Intégration sociale), tout nouvel usager des CPAS – et plus uniquement les moins de 25 ans ou ceux qui émargeaient à un CPAS ayant déjà fait le choix de l’obligation – se voit obligé de signer un contrat d’intégration sociale : un PIIS (Projet individualisé d’intégration sociale) en contrepartie de l’accès au droit à un revenu dit d’intégration (RIS).
Concrètement, le PIIS consiste en une série d’engagements « négociés » auxquels doit souscrire l’usager. Les travailleurs sociaux « responsables » du CPAS sont chargés d’informer les bénéficiaires des implications du contrat et des conséquences de son non-respect, dont, au final, ils sont eux-mêmes les juges. Ils se trouvent, du coup, transformés en agents d’« accompagnement », l’œil rivé sur le tableau de bord des critères imposés par la procédure, et des objectifs chiffrés désormais assignés aux directions de CPAS (contrats d’objectifs). Selon une étude de 2015, quatre CPAS sur cinq prononçaient, alors, des sanctions en cas de non-respect du PIIS. Ce qui revient à suggérer que c’est un déficit personnel qui est en cause dans la responsabilité de la situation de « décrochage » social, et non les causes socioéconomiques structurelles qui la produisent.
Les faux-semblants de la responsabilisation
C’est là le piège des plans d’activation ou d’intégration qui sont devenus centraux dans les politiques publiques de l’emploi ou de la remise à l’emploi. Ils visent à responsabiliser les personnes face à leur recherche d’emploi, à leur formation, à leur avenir, dans un cadre « qui ne laisse aucune place à la liberté de choisir et de participer à l’élaboration de la solution, qui empêche l’expression et la prise en compte de la manière dont l’intéressé vit ses difficultés, ainsi que ses aspirations »1.
Sous couvert de responsabilisation et d’autonomie, les deux mamelles de la « nouvelle gouvernance » sociale, on assiste, dans les faits, à une prise de pouvoir supplémentaire sur des populations qui n’ont déjà, par elles-mêmes, aucune prise sur les processus de décision qui les concernent.
Un tel cadre subjectif tend à faire vivre le contrat d’activation comme « une épreuve de soumission désenchantée et doublement hypocrite » : ni la personne, ni le professionnel n’y croient vraiment2. On ne sera pas étonné, dans ce contexte, d’observer une montée de l’agressivité entre des « hors emploi » et le personnel des CPAS, du Forem ou des services « chômage » des syndicats. , comme en témoigne le meurtre, en 2017, d’une employée de la CSC de Diest par un chômeur en colère3.
De l’autre côté de la table, la pression sur les services publics et les associations réorganisés par le « nouveau management public » est, elle aussi, de plus en plus forte. Les témoignages le confirment, les écarts entre les attentes liées à la fonction et le travail réel ne cessent de croitre dans les métiers de l’action sociale : assistants sociaux, formateurs en insertion socioprofessionnelle, éducateurs ou conseillers à l’emploi sont sans cesse plus entravés dans leur activité quotidienne par des protocoles de gestion et de fonctionnement qui leur sont imposés. Les situations humaines y sont de plus en plus formalisées par des cases, l’action des travailleurs sociaux et leurs décisions sont supposées s’y distribuer automatiquement. Il en résulte que les professionnels du social se sentent dévalorisés, désinvestis de leur rôle social premier, coupés des raisons mêmes de leur engagement.
Certains tentent de s’en sortir en s’enfermant dans des pratiques individualistes ou dans une conception purement exécutive du métier. Mais demeurent, chez d’autres, fort heureusement, des trésors d’énergie, de créativité et de connaissance des lois qui permettent de louvoyer, soit en dissimulant, soit en se confrontant4. D’une manière ou d’une autre, le « bricolage » aménagé par des travailleurs sociaux permet de desserrer les mâchoires du carcan néomanagérial, d’introduire un peu de jeu dans le système, de dévier d’une manière ou d’une autre par rapport à l’exécution de la procédure, et de pouvoir ainsi naviguer, entre les prescrits, un peu plus près des besoins effectifs de leurs publics. Mais le « jeu » tient d’un subtil équilibre à respecter autour des normes, et il peut, à terme, s’avérer épuisant et extrêmement coûteux pour le bien-être de l’agent social.
De la justice à la rentabilité
Dans ses habits de la « nouvelle gestion publique » (le New Public Management)5, l’« invasion technocratique » des métiers du public et du non-marchand à l’œuvre depuis les années 1990 participe d’une exigence d’efficience, de plus grande transparence et de responsabilisation des agents et des usagers… Avec le ralentissement de la croissance économique et l’explosion du chômage de masse, on a vu se développer l’idée que l’action sociale, publique comme associative, représentait un coût trop important pour le trésor public (« un pognon de dingue », dans les termes du Président Macron). L’État doit donc pouvoir opérer un contrôle plus serré sur les organisations qu’il finance ou subventionne…
Dans cette optique, on a estimé que les outils et les méthodes de gestion des entreprises marchandes, par le souci intrinsèque que celles-ci ont du profit, seraient naturellement les moyens les plus adaptés de garantir l’efficacité de l’action sociale6 : délais de plus en plus serrés, standardisation des tâches, reporting permanent, travail de bureaucratie débordant sans cesse sur les cœurs de métier, évaluation permanente de l’efficience et de son rapport coût-efficacité, primat du « relationnel », sorte de commerce « B to B » entre prestataires de services et bénéficiaires, tendance à l’individualisation et à la psychologisation des problèmes sociaux…
De façon concomitante, les politiques publiques structurelles ont fait place à des politiques sociales spécifiques de « prise en charge de la relégation »7. Leur mise en œuvre a été déléguée aux institutions et aux associations sociales. Le traitement « social » actif du chômage, les « réformes structurelles » du marché (il faut lire « du droit ») du travail et la lutte contre la pauvreté se sont substituées aux politiques de l’emploi, de la protection sociale et de la réduction des inégalités. Résultat ? Le nombre de travailleurs sans emploi n’a pas diminué, l’emploi et ses protections se sont précarisés et les mesures de lutte contre la pauvreté ont accompagné la hausse substantielle des inégalités…8
À la faveur de ce transfert, on a pu observer le basculement d’un modèle de justice sociale, d’inspiration réformiste social-démocrate, vers un modèle de la performance quantitative et de la rentabilité d’inspiration libérale9 : gestion serrée de l’occupation des lits d’hôpitaux, nombre de travailleurs sans emploi à remettre sur le marché, quotas de chômeurs exclus du droit aux allocations par l’ONEM à réinsérer par les équipes des CPAS… « Tu sais que t’es obligé de faire du chiffre si tu veux avoir tes subsides, mais tu ne sais pas faire autrement, quoi. Maintenant, s’ils veulent du chiffre, ils ont du chiffre », confie un éducateur de rue, actif dans l’offre de services sociaux en Wallonie10.
La richesse des populations
Face à cette réalité « instituée », il importe, peut-être plus que jamais, de rappeler les fondements du travail social. Lorsqu’il est à l’écoute des « invisibles » de la société, de « ceux qui n’entrent pas dans les tiroirs ou dans les cases définies à partir du seul point de vue de ce qui est apparent »11, il se donne les moyens d’expliciter, avec eux, ce que vivent ses publics, de dévoiler les troubles sociaux, et de libérer les richesses subjectives, c’est-à-dire les ressources par lesquelles chacun se constitue comme Sujet et qui contribuent à produire la société : les connaissances, la créativité, la force de proposition, de participation, d’engagement de toutes les populations.
Ce n’est pas un enjeu individuel. Ces richesses, aujourd’hui, ne sont reconnues que dans la mesure où elles sont captées et instrumentalisées dans le travail par le système économique et par la domination qu’il exerce. Identifier ce contexte de domination, (re)prendre conscience de ses effets sur l’action sociale, c’est commencer à y résister. Identifier la nature, le rôle central et l’importance réelle de ces richesses-là, détournées et dévoyées chez eux aussi, peut être à nouveau un enjeu collectif majeur de l’action des travailleurs sociaux. Ils n’en sont pas coupés, ils en sont seulement éloignés par l’injonction qui leur est faite de « s’adapter » aux règles. Car cet enjeu est toujours « déjà présent » dans leur souci de bien faire, au-delà ou en dépit des instructions technocratiques qui leur sont imposées, et dans le sens de traverse qu’ils peuvent construire avec les publics vulnérables. Il faut juste… l’activer.
- Robert Salais, « L’approche par les capacités et le travail. Contribution au Colloque Travail, Identités, Métier : quelles métamorphoses ? », colloque du 23 – 25 juin 2009, https://core.ac.uk/download/pdf/47811858.pdf
- Christine Mahy et Jean Blairon, « CPAS, majorité fédérale et mensonges d’État » in Intermag.be, analyses et études en éducation permanente, RTA asbl, avril 2016, www.intermag.be/560
- Cédric Leterme, « Une violence inédite » in La Libre Belgique, 10 octobre 2017.
- Renaud Maes, « Déviance et travail social » in La Revue nouvelle, janvier-février 2019
- Pauline Feron, « La nouvelle gestion publique ou l’ingérence des méthodes de gestion privées dans le secteur public », 23 septembre 2019, http://inegalites.be/La-nouvelle-gestion-publique-ou‑l
- Alice Willox, « L’idéologie managériale. Il n’y a pas de problème, il n’y a que des solutions » in Bruxelles Laïque Echos, n°80, 1er trimestre 2013.
- Jacques Moriau, « Huile ou grain de sable ? Que fait l’associatif aux rouages du système ? » in Bruxelles Laïque Echos, 3e trimestre 2017.
- Daniel Zamora, « Quand la pauvreté supplante les inégalités » in Imag, n° 347, CBAI, juin 2019.
- Jean Cornil, « De quoi le nombre est-il le nom ? » in Agir par la culture, n°45, printemps 2016 www.agirparlaculture.be/de-quoi-le-nombre-est-il-le-nom
- Témoignage recueilli parmi une série d’autres sur les sens du travail social, récoltés auprès de travailleurs de CPAS, de missions régionales pour l’emploi, d’éducateurs de rue. Cité par Pauline Feron, op. cit.
- Christine Mahy et Jean Blairon, « Vers un front social élargi : quel objet et quelle forme ? » in Intermag.be, analyses et études en éducation permanente, RTA asbl, novembre 2014 www.intermag.be/images/stories/pdf/rta2014m11n1.pdf