Ça commence par une évocation du manga One Piece et ces mots « Les trois enfants, Ace, Sabo et Luffy, habitent un quartier pauvre qui tient lieu de décharge au riche quartier d’à côté. Les deux quartiers font partie d’un même royaume mais sont séparés par un mur infranchissable. Les habitants du quartier bourgeois traitent leurs voisins de misère comme des déchets qu’ils peuvent exploiter et maltraiter – et auxquels ils finiront même par mettre le feu quand ils décideront de nettoyer la décharge. Les trois enfants étouffent dans ce monde extrêmement injuste et violent, mais ils comptent s’en libérer en devenant pirates. Un jour, alors qu’ils se retrouvent face à la mer après s’être échappés un court moment de la décharge, Sabo en fait la promesse : Ace, Luffy, un jour, nous prendrons la mer, nous quitterons ce royaume ! Et nous serons libres ! ».
Et ça finit par un conte : ceux-ci, « Fous de joie et d’impatience, les enfants-pirates hissèrent le pavillon noir. C’est ainsi que l’équipage prit la mer, revenant de temps en temps dans les cités pour danser autour des cerisiers, et chanter : Ô terre, entends-tu nos larmes couler, Nous prîmes la mer, libres, quelle joie ! Ô terre à nouveau nous sommes liés, Partout tu verdoies, partout tu verdoies, Et nous sommes libres ! Et nous sommes libres ! Tous nous sommes libres ! »
À L’ABORDAGE !
C’est dire si l’écologie pirate que propose la militante Fatima Ouassak suscite les imaginaires. Elle invite à la créativité pour qu’ensemble, nous construisions un projet écologiste qui soit en mesure de faire face aux politiques d’étouffement que mène le système en place, étouffement de tous les êtres vivants, humains et non-humains. Et, ensemble n’est pas un vain mot sous la plume de Fatima Ouassak, qui nous invite, toustes, à aller à l’abordage ! Libération, dragon, piraterie, enfance, elle convoque nos imaginaires en nous lançant ce défi. Mais à l’abordage de quoi, de qui ? Lors d’un de ses récents passages à Bruxelles, elle nous disait que « l’écologie, elle peut être fasciste, misogyne, transphobe, progressiste ou encore féministe. Et donc moi aussi, je me suis pliée à proposer quelque chose dans ce champ de bataille qu’est la définition de l’écologie qui peut être considérée comme une science, une lutte et un mouvement social. Si l’écologie est une science, l’écologie pirate, c’est la science des stratégies pour reprendre du pouvoir, du temps, de l’espace et de la joie au système colonial-capitaliste. Si l’écologie est une lutte, c’est une lutte collective pour que chaque individu puisse être libre de circuler. Et si l’écologie est un mouvement social, l’écologie pirate, c’est le mouvement de celles et ceux qui refusent ce monde nauséabond, et notamment pour leurs enfants. C’est tout ça, l’écologie pirate et voilà à l’abordage de quoi je propose d’aller ».
Se lancer à l’abordage, c’est inévitablement convoquer la notion de liberté, que Fatima Ouassak lie intrinsèquement à celle de la préservation de nos milieux de vie et donc à la lutte écologique. Ce lien peut sembler contre-intuitif, et pourtant, comment lutter pour la préservation d’un lieu, d’un quartier, d’un monde dans lequel on ne se sent pas accueilli ou dans lequel on nous a fait comprendre, depuis des générations, que nous ne sommes pas chez nous ? C’est toute la question de l’implication populaire dans les mouvements pour la préservation de l’environnement lorsque les partis politiques et autres groupes militants ne considèrent les gens que comme des faire-valoir de leur lutte, voire même que comme des réservoirs à voix, mobilisés uniquement lorsqu’elles sont considérées comme « utiles ».
Fatima Ouassak ne nie pas le fait qu’il soit nécessaire, aujourd’hui, d’élargir le front climatique. Mais pas à n’importe quel prix ! « La question est celle du projet politique. Le camp soi-disant progressiste, notre camp, n’a trouvé comme argument ultime que celui qui consiste à réduire cette population non-blanche, musulmane, etc. à sa stricte utilité, à sa stricte force de travail en Europe. Car sans elles et eux, le système s’effondrerait. On ne parle donc pas de leur égale dignité humaine mais uniquement de leur utilité. Ces personnes, qui sont sous-humanisées, ne défendent pas la terre qu’elles habitent puisqu’elles n’y sont pas chez elles. Par contre, elles luttent pour la préservation des terres de leur pays d’origine. Elles s’intéressent à la question environnementale là-bas, puisque là-bas, c’est leur terre. Et donc la question est celle de l’ancrage territorial ».
LA QUESTION COLONIALE AU CŒUR DE L’ÉCOLOGIE
Défendre la planète, la terre, l’humanité, le vivant et la biodiversité sans évoquer la question raciale et coloniale est de l’ignorance, affirme Fatima Ouassak, voire de la malhonnêteté. Toutes ces populations, hier et aujourd’hui, qui n’ont été considérées que par le biais de leur utilité peuvent produire de la pensée politique, si on leur en laisse la possibilité. Preuve en est avec la Maison de l’Écologie Populaire, créée à Bagnolet, en région parisienne, dont le projet premier est que les habitant·es relèvent le plus grand défi de l’histoire de l’humanité pour que leur (et donc notre) avenir ne reste pas dans les mains des puissant·es. Et leur combat paye !
Les politiques menées du point de vue des classes moyennes et supérieures ne peuvent pas être embrassées par les classes populaires. Privées de tout ancrage, celles-ci n’ont aucun intérêt concret à participer à la protection de l’environnement s’il s’agit de préserver les privilèges des classes supérieures. « En réalité, les écologistes refusent de considérer la question raciale comme pouvant faire partie du débat. Iels préfèrent continuer à croire et à faire croire que les habitant·es des quartiers populaires sont insensibles à la cause environnementale. Les écologistes prétendent défendre la biodiversité dans les quartiers populaires, mais ils font comme si leurs habitant·es n’en faisaient pas partie, comme s’iels n’habitaient pas là, comme si ce n’était pas leur terre, comme s’il s’agissait d’une terre vierge, ou pas vraiment habitée. Si on veut lutter contre ce désastre, il faut donc que les habitant·es des quartiers populaires commencent à reprendre leur terre. La libération de la terre, qui a été au cœur des luttes anticoloniales, doit devenir l’enjeu principal d’un projet écologiste du point de vue des quartiers populaires. Et ce, d’autant plus qu’un processus de gentrification mâtiné d’écologie y est à l’œuvre, un processus contre lequel il faut lutter, armé·e d’une ambition de reconquête territoriale ».
POUR LA LIBRE CIRCULATION DE TOUSTES
Pour Fatima Ouassak, le travail militant consiste à montrer que le système dans lequel nous vivons aujourd’hui trie entre les vies qui comptent et celles qui ne comptent pas. Ce même système qui détruit les solidarités et le vivre-ensemble s’en prend à l’ensemble du vivant partout dans le monde. Une des grandes revendications de son écologie pirate est la libre circulation sans condition et la reconnaissance, pour commencer, de la mer Méditerranée comme hyper-sujet.
Elle affirme que la liberté de circuler est un privilège racial et colonial et que la Méditerranée est aujourd’hui un mur qui sépare l’Europe et l’Afrique. Il s’agirait de « libérer la Méditerranée pour nous libérer. Aujourd’hui, la liberté de circuler n’est pas reconnue comme un droit fondamental, ni par l’Union européenne, ni par nos parlements, ni par nos organisations progressistes et écologistes. L’entreprise capitaliste a besoin d’entraves à la liberté de circuler. La mer Méditerranée est un mur de haine puisqu’elle est le lien pour le pillage des ressources de l’Afrique, lieu de pillage impérialiste et colonial, mais aussi lieu du filtrage des individus selon leur utilité ou non ».
D’où l’idée d’instaurer cette mer comme hyper-sujet, telle la Pachamama dans les pays d’Amérique du Sud, « une terre qui a des droits inaliénables et sacrés. Il s’agirait d’une réparation là où il y a eu amputation. Nous avons été coupé·es de nos terres, de nos peuples, de nos langues ou encore de notre spiritualité. Cette Méditerranée autonome, elle permettrait de réparer ça. Et puis il y a le côté pirate, évidemment. La Méditerranée est un lieu de subsistance où on n’a pas besoin du système colonial capitaliste. Nos mutineries consisteraient à mettre en commun nos savoirs entre le Nord et le Sud. Je pense aussi aux camarades de SOS Méditerranée, je les considère vraiment comme les pirates de l’écologie pirate ! Ça ouvre le champ des possibles et on n’y coupera pas ».
Lorsqu’on fait de l’éducation populaire, la mission première est le travail avec les gens, sur le terrain. Mais les victoires politiques ne peuvent se gagner qu’en ayant un projet avec les partis politiques, qu’en investissant leur terrain. Ce qui veut bien souvent dire « leur attraper la cravate ! » et, en plus de mener des mouvements sur le terrain, de proposer quelque chose qui soit aussi plus structuré et qui pourra porter sur le champ électoral. Car si Fatima Ouassak a pu obtenir ses victoires que sont la Maison de l’Écologie Populaire ou encore l’instauration d’une alternative végétarienne dans les cantines scolaires à Bagnolet « c’est bien qu’à un moment donné, il y a des gens qui ont signé un papier. Et s’ils l’ont fait, c’est parce qu’il y a eu un rapport de force politique et électoral. Il est donc nécessaire de penser nos stratégies avec les institutions, c’est une certitude. » Une nécessité d’autant plus pressante face à la montée en puissance de l’extrême-droite, face à la normalisation massive de ses idées dans le débat public. Il s’agit en effet de gagner la course de vitesse et d’« arrêter d’être trop gentil·les avec les partis politiques de gauche et progressistes. Il ne faut pas hésiter à leur dire ce qu’on veut, à leur dire qu’on rêve d’une autre organisation de la vie politique et d’arriver à leur proposer des choses qui peuvent avoir une opérationnalité. »
Par exemple, concernant la liberté de circuler sans condition, il s’agirait de les interpeller « en leur demandant s’ils sont pour ou contre. S’ils sont contre elle, alors ce sont des ennemis politiques. Mais s’ils sont pour, alors comment on travaille à la rendre possible ? C’est-à-dire comment peut-on envisager un système de sécurité sociale, d’allocations familiales, etc. ? Partons de ce fait inacceptable qui est que les Européen·nes peuvent circuler en Afrique mais pas le contraire. Affirmons que pour nous, c’est intolérable et que rien de bon ne sortira de cette injustice fondamentale. Faisons-en notre point de départ pour décliner de nouvelles politiques publiques, comme on prend en compte, dès le départ, l’égalité entre les hommes et les femmes. Soyons sans pitié avec notre camp ! ».
Pour une écologie pirate - Et nous serons libres
Fatima Ouassak
La Découverte, 2023