Toute une vague bleue tirant vers le brun s’abat sur le monde comme un éternel retour prophétisé par Nietzsche, à l’ère de la mondialisation et de la bombe nucléaire. Le « plus jamais ça » d’après-guerre épousa les promesses du capitalisme mondialisé qui, quelques dizaines d’années plus tard, s’épuisera à coup de crises pour finalement se dématérialiser, en assurant de façon forte un clivage de classe, de race dans un cynisme assumé et revendiqué. De l’enthousiasme promettant la reconstruction, la richesse et la Lune jusqu’au désenchantement d’un début de millénaire agonisant et désabusé ; d’un « plus jamais ça » déterminé jusqu’à un « on n’a pas encore essayé » amnésique, les stratégies du fascisme viennent choquer la population, la sidérer pour mieux l’instrumentaliser depuis des interstices qu’elles tendent peu à peu à recouvrir.
LA SIDÉRATION : L’INNOMMABLE
À l’époque du numérique, les informations circulent de façon continue et massive sur les réseaux sociaux imposant un flux d’images quasi continu. Il devient alors difficile de ne pas être acculé·e par ces médias intrusifs s’invitant sous forme de notifications, de gros titres et de vidéos courtes. Fin janvier 2025, Donald Trump signe dès son investiture différents décrets liberticides devant les caméras pendant qu’Elon Musk réalise à deux reprises le salut nazi lors d’une allocution filmée. Sur TikTok, des soldats israéliens exposent des sous-vêtements de femmes palestiniennes violées, se filment avant de faire exploser des villes en prenant la pose ou bien se vantent de ne plus savoir combien d’habitations avoir réduites en ruine au volant d’un bulldozer. La liste est longue et les plateformes, plus intéressées par le nombre de vues que la régulation du contenu, participent à la stratégie de choc charriée par les organes réactionnaires.
Le premier effet du choc est la sidération, c’est-à-dire l’impossibilité d’élaborer, de formaliser une description rationnelle de l’évènement traumatique. Sigmund Freud compare la sidération au regard de Méduse qui change sa proie en pierre1. L’irruption soudaine du traumatisme entraine le choc puis la sidération en ce qu’il défie l’entendement ; il est incompréhensible et rompt toute possibilité de formalisation d’une situation qui échappe à tout processus de conscientisation. C’est parce que je n’arrive pas à comprendre que le choc me sidère. Il repose donc sur l’innommable dont le champ lexical est souvent utilisé pour décrire des attaques terroristes2. L’indicible, la pétrification, la vulnérabilité participent au maintien d’un climat de peur entrainant un sentiment de gel de tout mouvement contestataire ou de résistance en profitant de la sidération pour continuer son expansion.
DIRE L’INDICIBLE : RASSEMBLER LES DÉBRIS
Le choc vient casser, briser et éparpiller en morceaux la subjectivité comme en témoigne le phénomène de dissociation psychique observé chez les victimes de traumatismes. Un sentiment de sortie de corps (dépersonnalisation) ou de fausse réalité (déréalisation) comme stigmate du choc ayant détruit une certaine forme d’unité psychique. À force de répéter certains traumatismes, un processus de morcellement psychique peut apparaitre comme décrit par le psychanalyste Sándor Ferenczi3 : pour augmenter la surface à opposer au choc, le psychisme se brise (se clive) pour mieux faire face au danger. Il s’agit d’un mécanisme de défense connu en psychotraumatologie. Toute la cure repose sur la capacité du langage à rassembler ces débris pour retrouver une forme d’unité, de logique, sans quoi le sujet reste pétrifié dans son clivage.
En grec ancien, le mot logos revêt plusieurs sens que le philosophe allemand Martin Heidegger étudie dans un séminaire consacré à Héraclite. En croisant plusieurs fragments, il propose de traduire logos par rassemblement4. Dans un autre texte, il utilise le mot allemand Sammeln qui signifie à la fois réunir, cueillir, accumuler et collectionner, de sorte que « la réunion n’est pas seulement celle résultant en une accumulation » mais que « ce qui a été rapporté à l’intérieur et repris est conservé. »5 Si nous suivons cette conception de la langue en tant que logos, parler devient un mouvement qui réunit, rassemble puis conserve ce qui était auparavant éparpillé, dispersé, jeté. Le logos dans son mouvement permet de symboliser ; l’étymologie de symbole (syn– : ensemble ; ballein : jeté) dit bien la capacité unificatrice du langage.
PRODUIRE DES ÉNONCÉS LOGIQUES POUR SORTIR DE LA SIDÉRATION
Après la dissociation, la destruction de l’unité psychique, rassembler à l’aide du langage permet de conceptualiser ce qui était auparavant indicible. Pensons à la formule de Nicolas Boileau : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément ». Produire des énoncés (articuler des mots en phrases, des phrases en discours, rassembler des discours en concepts) revient à réunir, symboliser, conserver ce qui est sinon épars. Rassembler sous forme d’énoncés devient cette faculté à recréer une cohérence psychique et par là une sortie de l’état de sidération induit par le choc.
Dans L’Anti-Œdipe : Capitalisme et Schizophrénie I, les philosophes Gilles Deleuze et Félix Guattari avancent que le psychisme est caractérisé par un désir essentiellement productif – conception théorique qui s’oppose à celle du psychanalyste français Jacques Lacan qui considère que le désir vient du manque. Tout acte productif s’accompagne d’un désir s’il veut continuer à élaborer des énoncés singuliers, nouveaux face à des machines réactionnaires tendant toujours plus à le contraindre.
La lutte des classes ne se définit plus seulement au niveau purement politique, mais aussi – et peut-être intrinsèquement — sur un plan discursif. Prenons un exemple d’actualité : tout le discours émanant des cultural studies intègre une multiplicité de champs allant des études décoloniales, à celles de genre en passant par la déconstruction… Il est animé par un désir de questionner des énoncés institués. Face à cela, les forces réactionnaire et conservatrice réduisent ce discours subversif à un signifiant autoritaire essentialisant : le wokisme. Le journaliste Jean-Michel Aphatie a récemment fait face à cette censure en étant limogé de la radio RTL suite à la dénonciation des crimes coloniaux français en Algérie. Les discours d’extrême droite s’appuient essentiellement sur la croisade contre « le danger woke » repris de façon ubiquitaire dans des médias de plus en plus sensibles à cette affinité politique réactionnaire. Obtenir le monopole discursif (que le philosophe italien Antonio Gramsci appelle l’hégémonie culturelle) nous semble au centre de cette stratégie du choc.
RÉSISTER À LA STRATÉGIE DU CHOC : LES AGENCEMENTS COLLECTIFS D’ÉNONCIATION
Face au discours monolithique du fascisme, les productions d’énoncés singuliers peuvent s’agencer pour sortir de la sidération en se collectivisant. Devant le choc réactionnaire, la résistance doit alors élaborer ce que Félix Guattari appelle des agencements collectifs d’énonciation. Ceux-ci sont à l’origine des « tactiques et des stratégies libératrices »6.
Ainsi, face au massacre du camp de réfugié·es à Rafah le 26 mai 2024 par les forces d’occupation israélienne, un mouvement estudiantin occupe pendant plus d’un mois un bâtiment de l’Université Libre de Bruxelles. La collaboration avec les universités israéliennes est dénoncée par un groupe ayant agencé collectivement un discours au sein d’une nouvelle institution (l’Université Populaire de Bruxelles — UPB). La diversité des étudiant·es au sein de cette occupation tant sur le plan idéologique, social que politique s’est agencée collectivement pour produire des revendications au sein d’un processus contestataire qui a mené à la cessation des partenariats de l’ULB avec l’entité sioniste7.
Toujours avec Guattari, l’élaboration d’un projet collectif s’efforce de saisir les articulations entre différentes composantes pour créer une sorte de carte avec autant de nœuds et de réseaux possibles pour contrer les effets aliénants des forces totalitaires.
La puissance du mouvement contestataire de l’UPB vient de sa capacité à pouvoir s’articuler avec les luttes antifasciste, décoloniale et révolutionnaire sur la carte du territoire bruxellois à la façon d’un rhizome. Plus le réseau est développé, plus il se consolide et échappe aux phénomènes de capture par l’appareil conservateur.
Pour sortir du choc, replacer le désir au centre des luttes permet d’impulser un mouvement de résistance à travers des interstices. Se laisser traverser par des affects, des désirs activant intensément des potentiels révolutionnaires. Après la sidération du choc, il s’agit de réanimer nos corps en branchant différentes intensités en les articulant ; permettant de passer d’une échelle individuelle à une dimension collective.
ARTICULATION DES LUTTES DE L’ÉCHELLE MICRO- À MACRO-
La distinction de deux niveaux sociaux permet de penser l’articulation des luttes et son extension. Une échelle individuelle (micro-sociale), les désirs des différent·es étudiant·es bruxellois·es qui s’agencent jusqu’à s’étendre à une échelle institutionnelle (macro-sociale) comme une boule de neige à l’origine de grands bouleversements8. Guattari donne l’exemple du mouvement de Mai 68. La résistance prend alors d’abord naissance à l’échelle micro-sociale avant de s’étendre. Devant le pessimisme ambiant d’une société à la dérive, un optimisme à l’échelle individuelle permet d’initier un mouvement contestataire susceptible — dans un second temps- de se généraliser.
La stratégie du choc produit des discours qui décrédibilisent les luttes au nom d’un impératif de rationalité raisonnable. Face à elle, différents éléments, différents potentiels latents peuvent s’actualiser. Cette différence nous parcourt et génère ce que Gilles Deleuze appelle une intensité9. Le désir est intense dans le sens où il contient en lui des contradictions, des différences à l’origine d’un mouvement. Se laisser affecter par les effets des forces réactionnaires (injustice, inégalités, répression) d’un côté ; d’un autre côté porter des valeurs sociales. Entre les deux, une différence à l’origine d’une tension, d’une intensité susceptible de mettre en mouvement un corps. Prônons les désirs subversifs à l’échelle individuelle, agençons nos intensités vers un projet d’amour révolutionnaire10 afin d’émerger des interstices par des agencements collectifs d’énonciation renversant le discours totalitaire dominant.
Soyons créatif·ves, inventif·ves, jouissif·ves face à l’essentialisation stérile du conservatisme ! Une multiplicité de possibles ne demandent qu’à être actualisés pourvu qu’ils soient intégrés à un réseau d’intensités et de discours subversifs. Être résistant·e, c’est toujours et avant tout être artiste, poète et planteur·euse ; créer, embellir et semer.
Le choc sidère, pétrifie et effraie tant qu’il reste incompréhensible, irrationnel. Produire des énoncés, des discours agencés collectivement, permet de sortir de l’immobilisme induit par les forces réactionnaires. Cette production de désir, de créativité et d’amour au sein d’une cohérence discursive intensifiant des potentialités subversives ne demandant qu’à être concrétisée dans un projet commun de résistance.
- Sigmund Freud, « La Tête de la Méduse (1922) » in Résultats, idées, problèmes II, PUF, 2009, p. 49.
- Par exemple, la une du numéro du 12 septembre 2001 du journal Libération qui présente seulement New York avec un nuage de fumée sans aucun titre. Le journal est pourtant connu pour ses titres de Une percutants.
- Sándor Ferenczi, Journal clinique : Janvier-octobre (1932), Payot, 2014.
- Martin Heidegger & Eugen Fink, Héraclite : séminaire du semestre d’hiver 1966 – 1967, trad. fr. Launay et Lévy, Gallimard, « Tel », 1973, p. 38.
- Nous traduisons ici Martin Heidegger, « Drei Wege zur Frage : Was ist der λόγος ? » in GA 55 : Heraklit, Vittorio Klostermann, 1979, p. 267.
- Félix Guattari, Lignes de fuite : pour un monde des possibles, L’Aube, 2021, p. 117.
- Voir pour une analyse plus approfondie de ces agencements collectifs « Intifada étudiante de mai 2024 : chronique d’une occupation à Bruxelles », lundimatin, n° 442, 9 septembre 2024.
- Félix Guattari, op. cit., p. 140.
- Gilles Deleuze, Différence et Répétition, PUF, 1985.
- Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous : vers une politique d’un amour révolutionnaire, La Fabrique, 2016.