Les micro-résistances : pour des désirs révolutionnaires

Photo : Université Populaire de Bruxelles

Le peuple pales­ti­nien ago­nise pen­dant que l’Occident conti­nue d’armer les forces géno­ci­daires ; Trump et Musk accèdent au pou­voir et enchainent les mesures liber­ti­cides ; la coa­li­tion Ari­zo­na pro­met un recul d’acquis sociaux ; un plan d’hyper-investissement dans l’intelligence arti­fi­cielle est annon­cé alors que le géno­cide au Congo dépasse les mil­lions de morts… La suc­ces­sion et la répé­ti­tion de ces évè­ne­ments par­ti­cipent à une stra­té­gie de choc char­riée par des forces réac­tion­naires sus­ci­tant la sidé­ra­tion. Pétri­fiées devant les consé­quences de cette logique, les voix dis­si­dentes peinent à se faire entendre et les résis­tances sont mises à mal. Sor­tir de cette tor­peur passe alors par l’élaboration de nou­veaux dis­cours qui émergent et s’associent entre eux. La micro-résis­tance pro­pose de nou­veaux énon­cés sus­cep­tibles de faire face au choc et contrer l’immobilisme induit par la sidération.

Toute une vague bleue tirant vers le brun s’abat sur le monde comme un éter­nel retour pro­phé­ti­sé par Nietzsche, à l’ère de la mon­dia­li­sa­tion et de la bombe nucléaire. Le « plus jamais ça » d’après-guerre épou­sa les pro­messes du capi­ta­lisme mon­dia­li­sé qui, quelques dizaines d’années plus tard, s’épuisera à coup de crises pour fina­le­ment se déma­té­ria­li­ser, en assu­rant de façon forte un cli­vage de classe, de race dans un cynisme assu­mé et reven­di­qué. De l’enthousiasme pro­met­tant la recons­truc­tion, la richesse et la Lune jus­qu’au désen­chan­te­ment d’un début de mil­lé­naire ago­ni­sant et désa­bu­sé ; d’un « plus jamais ça » déter­mi­né jusqu’à un « on n’a pas encore essayé » amné­sique, les stra­té­gies du fas­cisme viennent cho­quer la popu­la­tion, la sidé­rer pour mieux l’instrumentaliser depuis des inter­stices qu’elles tendent peu à peu à recouvrir.

LA SIDÉRATION : L’INNOMMABLE

À l’époque du numé­rique, les infor­ma­tions cir­culent de façon conti­nue et mas­sive sur les réseaux sociaux impo­sant un flux d’images qua­si conti­nu. Il devient alors dif­fi­cile de ne pas être acculé·e par ces médias intru­sifs s’invitant sous forme de noti­fi­ca­tions, de gros titres et de vidéos courtes. Fin jan­vier 2025, Donald Trump signe dès son inves­ti­ture dif­fé­rents décrets liber­ti­cides devant les camé­ras pen­dant qu’Elon Musk réa­lise à deux reprises le salut nazi lors d’une allo­cu­tion fil­mée. Sur Tik­Tok, des sol­dats israé­liens exposent des sous-vête­ments de femmes pales­ti­niennes vio­lées, se filment avant de faire explo­ser des villes en pre­nant la pose ou bien se vantent de ne plus savoir com­bien d’habitations avoir réduites en ruine au volant d’un bull­do­zer. La liste est longue et les pla­te­formes, plus inté­res­sées par le nombre de vues que la régu­la­tion du conte­nu, par­ti­cipent à la stra­té­gie de choc char­riée par les organes réactionnaires.

Le pre­mier effet du choc est la sidé­ra­tion, c’est-à-dire l’impossibilité d’élaborer, de for­ma­li­ser une des­crip­tion ration­nelle de l’évènement trau­ma­tique. Sig­mund Freud com­pare la sidé­ra­tion au regard de Méduse qui change sa proie en pierre1. L’irruption sou­daine du trau­ma­tisme entraine le choc puis la sidé­ra­tion en ce qu’il défie l’entendement ; il est incom­pré­hen­sible et rompt toute pos­si­bi­li­té de for­ma­li­sa­tion d’une situa­tion qui échappe à tout pro­ces­sus de conscien­ti­sa­tion. C’est parce que je n’arrive pas à com­prendre que le choc me sidère. Il repose donc sur l’innommable dont le champ lexi­cal est sou­vent uti­li­sé pour décrire des attaques ter­ro­ristes2. L’indicible, la pétri­fi­ca­tion, la vul­né­ra­bi­li­té par­ti­cipent au main­tien d’un cli­mat de peur entrai­nant un sen­ti­ment de gel de tout mou­ve­ment contes­ta­taire ou de résis­tance en pro­fi­tant de la sidé­ra­tion pour conti­nuer son expansion.

DIRE L’INDICIBLE : RASSEMBLER LES DÉBRIS

Le choc vient cas­ser, bri­ser et épar­piller en mor­ceaux la sub­jec­ti­vi­té comme en témoigne le phé­no­mène de dis­so­cia­tion psy­chique obser­vé chez les vic­times de trau­ma­tismes. Un sen­ti­ment de sor­tie de corps (déper­son­na­li­sa­tion) ou de fausse réa­li­té (déréa­li­sa­tion) comme stig­mate du choc ayant détruit une cer­taine forme d’unité psy­chique. À force de répé­ter cer­tains trau­ma­tismes, un pro­ces­sus de mor­cel­le­ment psy­chique peut appa­raitre comme décrit par le psy­cha­na­lyste Sán­dor Ferenc­zi3 : pour aug­men­ter la sur­face à oppo­ser au choc, le psy­chisme se brise (se clive) pour mieux faire face au dan­ger. Il s’agit d’un méca­nisme de défense connu en psy­cho­trau­ma­to­lo­gie. Toute la cure repose sur la capa­ci­té du lan­gage à ras­sem­bler ces débris pour retrou­ver une forme d’unité, de logique, sans quoi le sujet reste pétri­fié dans son clivage.

En grec ancien, le mot logos revêt plu­sieurs sens que le phi­lo­sophe alle­mand Mar­tin Hei­deg­ger étu­die dans un sémi­naire consa­cré à Héra­clite. En croi­sant plu­sieurs frag­ments, il pro­pose de tra­duire logos par ras­sem­ble­ment4. Dans un autre texte, il uti­lise le mot alle­mand Sam­meln qui signi­fie à la fois réunir, cueillir, accu­mu­ler et col­lec­tion­ner, de sorte que « la réunion n’est pas seule­ment celle résul­tant en une accu­mu­la­tion » mais que « ce qui a été rap­por­té à l’intérieur et repris est conser­vé. »5 Si nous sui­vons cette concep­tion de la langue en tant que logos, par­ler devient un mou­ve­ment qui réunit, ras­semble puis conserve ce qui était aupa­ra­vant épar­pillé, dis­per­sé, jeté. Le logos dans son mou­ve­ment per­met de sym­bo­li­ser ; l’étymologie de sym­bole (syn– : ensemble ; bal­lein : jeté) dit bien la capa­ci­té uni­fi­ca­trice du langage.

PRODUIRE DES ÉNONCÉS LOGIQUES POUR SORTIR DE LA SIDÉRATION

Après la dis­so­cia­tion, la des­truc­tion de l’unité psy­chique, ras­sem­bler à l’aide du lan­gage per­met de concep­tua­li­ser ce qui était aupa­ra­vant indi­cible. Pen­sons à la for­mule de Nico­las Boi­leau : « Ce qui se conçoit bien s’énonce clai­re­ment, et les mots pour le dire arrivent aisé­ment ». Pro­duire des énon­cés (arti­cu­ler des mots en phrases, des phrases en dis­cours, ras­sem­bler des dis­cours en concepts) revient à réunir, sym­bo­li­ser, conser­ver ce qui est sinon épars. Ras­sem­bler sous forme d’énoncés devient cette facul­té à recréer une cohé­rence psy­chique et par là une sor­tie de l’état de sidé­ra­tion induit par le choc.

Dans L’Anti-Œdipe : Capi­ta­lisme et Schi­zo­phré­nie I, les phi­lo­sophes Gilles Deleuze et Félix Guat­ta­ri avancent que le psy­chisme est carac­té­ri­sé par un désir essen­tiel­le­ment pro­duc­tif – concep­tion théo­rique qui s’oppose à celle du psy­cha­na­lyste fran­çais Jacques Lacan qui consi­dère que le désir vient du manque. Tout acte pro­duc­tif s’accompagne d’un désir s’il veut conti­nuer à éla­bo­rer des énon­cés sin­gu­liers, nou­veaux face à des machines réac­tion­naires ten­dant tou­jours plus à le contraindre.

La lutte des classes ne se défi­nit plus seule­ment au niveau pure­ment poli­tique, mais aus­si – et peut-être intrin­sè­que­ment — sur un plan dis­cur­sif. Pre­nons un exemple d’actualité : tout le dis­cours éma­nant des cultu­ral stu­dies intègre une mul­ti­pli­ci­té de champs allant des études déco­lo­niales, à celles de genre en pas­sant par la décons­truc­tion… Il est ani­mé par un désir de ques­tion­ner des énon­cés ins­ti­tués. Face à cela, les forces réac­tion­naire et conser­va­trice réduisent ce dis­cours sub­ver­sif à un signi­fiant auto­ri­taire essen­tia­li­sant : le wokisme. Le jour­na­liste Jean-Michel Apha­tie a récem­ment fait face à cette cen­sure en étant limo­gé de la radio RTL suite à la dénon­cia­tion des crimes colo­niaux fran­çais en Algé­rie. Les dis­cours d’extrême droite s’appuient essen­tiel­le­ment sur la croi­sade contre « le dan­ger woke » repris de façon ubi­qui­taire dans des médias de plus en plus sen­sibles à cette affi­ni­té poli­tique réac­tion­naire. Obte­nir le mono­pole dis­cur­sif (que le phi­lo­sophe ita­lien Anto­nio Gram­sci appelle l’hégémonie cultu­relle) nous semble au centre de cette stra­té­gie du choc.

RÉSISTER À LA STRATÉGIE DU CHOC : LES AGENCEMENTS COLLECTIFS D’ÉNONCIATION

Face au dis­cours mono­li­thique du fas­cisme, les pro­duc­tions d’énoncés sin­gu­liers peuvent s’agencer pour sor­tir de la sidé­ra­tion en se col­lec­ti­vi­sant. Devant le choc réac­tion­naire, la résis­tance doit alors éla­bo­rer ce que Félix Guat­ta­ri appelle des agen­ce­ments col­lec­tifs d’énonciation. Ceux-ci sont à l’origine des « tac­tiques et des stra­té­gies libé­ra­trices »6.

Ain­si, face au mas­sacre du camp de réfugié·es à Rafah le 26 mai 2024 par les forces d’occupation israé­lienne, un mou­ve­ment estu­dian­tin occupe pen­dant plus d’un mois un bâti­ment de l’Université Libre de Bruxelles. La col­la­bo­ra­tion avec les uni­ver­si­tés israé­liennes est dénon­cée par un groupe ayant agen­cé col­lec­ti­ve­ment un dis­cours au sein d’une nou­velle ins­ti­tu­tion (l’Université Popu­laire de Bruxelles — UPB). La diver­si­té des étudiant·es au sein de cette occu­pa­tion tant sur le plan idéo­lo­gique, social que poli­tique s’est agen­cée col­lec­ti­ve­ment pour pro­duire des reven­di­ca­tions au sein d’un pro­ces­sus contes­ta­taire qui a mené à la ces­sa­tion des par­te­na­riats de l’ULB avec l’entité sio­niste7.

Tou­jours avec Guat­ta­ri, l’élaboration d’un pro­jet col­lec­tif s’efforce de sai­sir les arti­cu­la­tions entre dif­fé­rentes com­po­santes pour créer une sorte de carte avec autant de nœuds et de réseaux pos­sibles pour contrer les effets alié­nants des forces totalitaires.

La puis­sance du mou­ve­ment contes­ta­taire de l’UPB vient de sa capa­ci­té à pou­voir s’articuler avec les luttes anti­fas­ciste, déco­lo­niale et révo­lu­tion­naire sur la carte du ter­ri­toire bruxel­lois à la façon d’un rhi­zome. Plus le réseau est déve­lop­pé, plus il se conso­lide et échappe aux phé­no­mènes de cap­ture par l’appareil conservateur.

Pour sor­tir du choc, repla­cer le désir au centre des luttes per­met d’impulser un mou­ve­ment de résis­tance à tra­vers des inter­stices. Se lais­ser tra­ver­ser par des affects, des dési­rs acti­vant inten­sé­ment des poten­tiels révo­lu­tion­naires. Après la sidé­ra­tion du choc, il s’agit de réani­mer nos corps en bran­chant dif­fé­rentes inten­si­tés en les arti­cu­lant ; per­met­tant de pas­ser d’une échelle indi­vi­duelle à une dimen­sion collective.

ARTICULATION DES LUTTES DE L’ÉCHELLE MICRO- À MACRO-

La dis­tinc­tion de deux niveaux sociaux per­met de pen­ser l’articulation des luttes et son exten­sion. Une échelle indi­vi­duelle (micro-sociale), les dési­rs des différent·es étudiant·es bruxellois·es qui s’agencent jusqu’à s’étendre à une échelle ins­ti­tu­tion­nelle (macro-sociale) comme une boule de neige à l’origine de grands bou­le­ver­se­ments8. Guat­ta­ri donne l’exemple du mou­ve­ment de Mai 68. La résis­tance prend alors d’abord nais­sance à l’échelle micro-sociale avant de s’étendre. Devant le pes­si­misme ambiant d’une socié­té à la dérive, un opti­misme à l’échelle indi­vi­duelle per­met d’initier un mou­ve­ment contes­ta­taire sus­cep­tible — dans un second temps- de se généraliser.

La stra­té­gie du choc pro­duit des dis­cours qui décré­di­bi­lisent les luttes au nom d’un impé­ra­tif de ratio­na­li­té rai­son­nable. Face à elle, dif­fé­rents élé­ments, dif­fé­rents poten­tiels latents peuvent s’actualiser. Cette dif­fé­rence nous par­court et génère ce que Gilles Deleuze appelle une inten­si­té9. Le désir est intense dans le sens où il contient en lui des contra­dic­tions, des dif­fé­rences à l’origine d’un mou­ve­ment. Se lais­ser affec­ter par les effets des forces réac­tion­naires (injus­tice, inéga­li­tés, répres­sion) d’un côté ; d’un autre côté por­ter des valeurs sociales. Entre les deux, une dif­fé­rence à l’origine d’une ten­sion, d’une inten­si­té sus­cep­tible de mettre en mou­ve­ment un corps. Prô­nons les dési­rs sub­ver­sifs à l’échelle indi­vi­duelle, agen­çons nos inten­si­tés vers un pro­jet d’amour révo­lu­tion­naire10 afin d’émerger des inter­stices par des agen­ce­ments col­lec­tifs d’énonciation ren­ver­sant le dis­cours tota­li­taire dominant.

Soyons créatif·ves, inventif·ves, jouissif·ves face à l’essentialisation sté­rile du conser­va­tisme ! Une mul­ti­pli­ci­té de pos­sibles ne demandent qu’à être actua­li­sés pour­vu qu’ils soient inté­grés à un réseau d’intensités et de dis­cours sub­ver­sifs. Être résistant·e, c’est tou­jours et avant tout être artiste, poète et planteur·euse ; créer, embel­lir et semer.

Le choc sidère, pétri­fie et effraie tant qu’il reste incom­pré­hen­sible, irra­tion­nel. Pro­duire des énon­cés, des dis­cours agen­cés col­lec­ti­ve­ment, per­met de sor­tir de l’immobilisme induit par les forces réac­tion­naires. Cette pro­duc­tion de désir, de créa­ti­vi­té et d’amour au sein d’une cohé­rence dis­cur­sive inten­si­fiant des poten­tia­li­tés sub­ver­sives ne deman­dant qu’à être concré­ti­sée dans un pro­jet com­mun de résistance.

  1. Sig­mund Freud, « La Tête de la Méduse (1922) » in Résul­tats, idées, pro­blèmes II, PUF, 2009, p. 49.
  2. Par exemple, la une du numé­ro du 12 sep­tembre 2001 du jour­nal Libé­ra­tion qui pré­sente seule­ment New York avec un nuage de fumée sans aucun titre. Le jour­nal est pour­tant connu pour ses titres de Une percutants.
  3. Sán­dor Ferenc­zi, Jour­nal cli­nique : Jan­vier-octobre (1932), Payot, 2014.
  4. Mar­tin Hei­deg­ger & Eugen Fink, Héra­clite : sémi­naire du semestre d’hiver 1966 – 1967, trad. fr. Lau­nay et Lévy, Gal­li­mard, « Tel », 1973, p. 38.
  5. Nous tra­dui­sons ici Mar­tin Hei­deg­ger, « Drei Wege zur Frage : Was ist der λόγος ? » in GA 55 : Herak­lit, Vit­to­rio Klos­ter­mann, 1979, p. 267.
  6. Félix Guat­ta­ri, Lignes de fuite : pour un monde des pos­sibles, L’Aube, 2021, p. 117.
  7. Voir pour une ana­lyse plus appro­fon­die de ces agen­ce­ments col­lec­tifs « Inti­fa­da étu­diante de mai 2024 : chro­nique d’une occu­pa­tion à Bruxelles », lun­di­ma­tin, n° 442, 9 sep­tembre 2024.
  8. Félix Guat­ta­ri, op. cit., p. 140.
  9. Gilles Deleuze, Dif­fé­rence et Répé­ti­tion, PUF, 1985.
  10. Hou­ria Bou­teld­ja, Les Blancs, les Juifs et nous : vers une poli­tique d’un amour révo­lu­tion­naire, La Fabrique, 2016.

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