On est entré dans une version d’un capitalisme particulièrement prédateur et radical, anticlimat et antisocial. Est-ce que la brutalité lui est aujourd’hui nécessaire pour s’imposer ?
On ne peut pas comprendre l’avènement de l’extrême droite sans faire le lien avec l’état du capitalisme actuel. Celui-ci est toujours plus prédateur et suit de plus en plus des logiques coloniales. Il est aussi très lié aux pulsions masculinistes et virilistes. On est vraiment entré dans une phase d’accélération : il faut continuer à étendre cette logique du capital toujours plus loin, et pour ça, il est nécessaire d’adopter une perspective de plus de plus autoritaire. Ça nous rapproche des années 1930, et de ce que pouvait analyser quelqu’un comme Daniel Guérin dans son ouvrage Le fascisme et le grand capital : à un moment donné, les capitalistes ont besoin de se tourner vers une brutalisation idéologique et politique pour continuer à s’imposer, notamment face à des mouvements de gauche qui les remettent en cause.
Les forces progressistes ont aujourd’hui l’impression de se faire déborder de toute part. A‑t-on connu d’autres moments dans l’histoire de profond repli pour la gauche ?
Les années 1930 me paraissent la période la plus susceptible de comparaison avec la situation actuelle. On constate dans les deux cas qu’une partie de la droite montre des porosités très grandes avec l’extrême droite. On se rappelle la formule des élites économiques des années 30 : « Plutôt Hitler que le Front populaire ». Or, aujourd’hui, en France, beaucoup est fait, y compris les pires alliances, pour éviter un gouvernement de gauche. Il y a une haine profonde de tout ce qui ressemble à la gauche, de tout ce qui renvoie à la justice, à l’émancipation, à l’égalité. Il faut en quelque sorte tuer socialement et politiquement la gauche en essayant de la disqualifier, de la dénigrer.
Alors évidemment, on n’observe pas nécessairement les formes des milices paramilitaires et des marches au pas (quoiqu’on l’observe tout de même lors de rassemblements néofascistes en Italie) : comme l’avait prédit Orwell, le fascisme n’est pas revenu en chemise brune, mais plutôt en costume-cravate.
Il ne faudrait cependant pas voir dans cette comparaison un fatalisme, un mouvement inéluctable auquel rien ne pourrait s’opposer. Au contraire, faire de l’histoire et se plonger dans les archives des années 1930, de ses résistances et des analyses que la gauche en faisait, permet de se former et de s’armer pour une résistance véritable contre la fascisation actuelle.
Comment cette brutalité capitaliste redéfinit-elle la manière de se défendre, et passer à l’offensive ?
Dans les années 1980 – 90 et même début 2000, on n’osait plus trop se réclamer de l’anticapitalisme, comme si c’était un gros mot, parce qu’il y avait une sorte de banalisation de la logique du capital, comme si c’était une évidence. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.
Ce qui est important, c’est justement de pouvoir faire un lien entre les mobilisations qui sont parfois un peu trop cloisonnées, qu’il s’agisse des mobilisations féministes, LGBTQI+, écologistes, antifascistes, des luttes pour les droits sociaux, contre les violences policières ou la répression. On a vraiment besoin de fédérer ces forces-là, sachant que le socle commun consiste à combattre une logique prédatrice et d’exploitation généralisée.
Il me semble que dans nos luttes, il ne faut donc plus avoir peur du mot capitalisme et de ce que ce mot décrit : un système économique qui a largement fait son temps, qui épuise nos ressources et nos existences. Il faut mettre en évidence tous ces liens dans nos combats pour montrer à quel point ils peuvent s’unir bien loin des querelles de chapelle. Car, au-delà des divergences politiques et stratégiques qu’on peut avoir, on n’a vraiment plus le droit de s’écharper au sein des gauches face à une situation d’une telle gravité. C’est une question de défense collective absolument urgente.
Est-ce que ce qui nous met à gauche dans un tel état de sidération, c’est le fait que le trumpisme galvanise les extrêmes droites européennes ? Est-ce l’idée terrorisante que ça pourrait arriver aussi chez nous ?
Oui, bien sûr. Mais en réalité, c’est déjà « chez nous » : plusieurs pays sont tombés aux mains de l’extrême droite en Europe. Viktor Orban, en Hongrie, se maintient au pouvoir depuis presque 15 ans. Il a mis la société au pas, muselé ses oppositions, fait passer au pas de charge des lois particulièrement réactionnaires. Il a, par exemple, coupé toutes les subventions de ses oppositions politiques et médiatiques. Il a très brutalement remis en cause la protection sociale. On peut aussi penser à la Finlande dont on ne parle pas assez et qui est dirigée depuis un an par une coalition droite-extrême droite dont la politique antisociale et antisyndicale est également d’une très grande violence. Et il y a évidemment aussi l’Italie de Meloni, où on rencontre cette même manière de mettre en cause les droits sociaux les plus élémentaires. Ça ne concerne donc pas que les États-Unis, l’Argentine, l’Inde ou Israël. C’est une vague qui touche l’Europe et il n’y a pas de raison de considérer qu’on pourrait être épargné en Belgique ou en France.
Combattre l’extrême droite a‑t-il cessé d’être une norme guidant nos sociétés comme c’était le cas jusqu’il n’y a pas si longtemps en France ?
C’est une évidence. Il me semble qu’il n’y a plus d’éthique politique et médiatique de ce point de vue-là. La banalisation de l’extrême droite est presque complète dans les médias français. Cela se traduit notamment par le fait qu’un certain nombre de médias hégémoniques assument de reprendre des thématiques de l’extrême droite comme si de rien n’était et d’en inviter les figures à des heures de grandes écoutes. Ils assument aussi le fait de ne plus la désigner comme telle c’est-à-dire de ne plus l’appeler « extrême droite ». Ce qui dénote d’un choix très politique. Il s’agit aussi d’en passer plutôt par le côté people que par l’exposition très claire des projets politiques de l’extrême droite. On dépolitise ce faisant le débat pour en faire un simple enjeu de personne.
Si on regarde les choses par rapport à la logique du capital, celui-ci a tout intérêt non seulement à respectabiliser l’extrême droite qui lui est favorable, mais aussi, en même temps, à discréditer la gauche qui lui met des bâtons dans les roues.
C’est notamment pour ces raisons que bon nombre d’électeur·rices se font prendre au piège et votent contre leur intérêt. Et ce n’est que lorsque l’extrême droite arrive au pouvoir qu’iels réalisent combien cela va affecter leur vie quotidienne. Partout, c’est un désastre, y compris pour une très grande partie de son propre électorat qui n’avait jamais imaginé que ça allait entrainer une telle régression sociale. Par exemple avec la suppression du jour au lendemain du revenu minimum en Italie qui a laissé sur le carreau des dizaines de milliers de bénéficiaires. On peut donc facilement observer l’extrême droite à l’œuvre là où elle est au pouvoir. Ce qui permet de répondre à l’argument « l’extrême droite, on n’a pas encore essayé ». Et bien si ! Et nous devons faire la démonstration, de manière rigoureuse des effets de leur programme. Ça nous donne une première clé pour agir : montrer que son projet socioéconomique favorise les grandes fortunes, les plus riches, le capital contre les classes populaires. Ceci, les médias dominants ne le feront pas.
Pourquoi des discours autrefois mobilisateurs de la gauche sont aujourd’hui presque inaudibles voire rejetés même par une partie de celles et ceux qu’elle prétend défendre ?
Une première raison tient au fait que les grands médias sont possédés par des milliardaires qui ont pour objectif d’imposer cette idéologie, et donc d’abreuver littéralement leurs téléspectateur·rices, et dès lors l’électorat, de cette idéologie, en la faisant passer pour l’intérêt général. Les études sur l’électorat de l’extrême droite le montrent : en France, ils ne « mangent » plus que de l’extrême droite d’un point vu médiatique. Le problème n’est donc pas tant que la gauche soit moins écoutée ou suivie, mais c’est qu’elle n’existe tout simplement pas dans bien de ces médias privés hémogéniques ! On assiste dès lors à une sorte d’inversion des valeurs, où désormais, ce qui est honteux, c’est d’être de gauche. Où être de gauche se résumerait à défendre les cas sociaux ou en être un soi-même…
En réalité, ce qui est le plus frappant selon moi, c’est le fait que la gauche reste relativement puissante malgré cette hostilité générale des médias dominants. Elle est ainsi arrivée en tête en nombre de sièges aux élections législatives en France de juillet 2024, alors même qu’on entendait partout qu’une partie de cette gauche n’était « pas républicaine », était « sorti de l’arc républicain » voire même était « antisémite » parce qu’elle osait parler de crime de guerre et de crime contre l’humanité à Gaza. Or, malgré ces très forts vents contraires, la gauche se maintient.
Une deuxième chose tient au fait qu’une partie de la supposée gauche, et qui continue se dire de gauche, a longtemps mené une politique de droite. Cela a évidemment créé énormément de déceptions, de désenchantements et de colère. Cela a renforcé cette idée que tout se vaut, que la droite et la gauche c’est la même chose. Difficile de rattraper les choses quand cette supposée gauche n’est pas de gauche et qu’elle mène des politiques aussi régressives socialement et économiquement. Et qui parfois même participe à une logique de stigmatisation d’une partie de la population en raison de ses origines ou de sa religion.
Comment faire vivre à gauche un projet, un récit alternatif qui pourrait mobiliser ?
On entend beaucoup dire que le problème de la gauche est qu’elle n’a pas de projet. C’est faux ! Elle a un projet d’émancipation et de justice, mais il faut savoir le mettre en évidence. Pour faire entendre ce programme, on a besoin que puissent exister des médias alternatifs et indépendants.
La sidération fait partie de la fascisation, c’est une manière de nous faire croire qu’il n’y a plus rien à faire, qu’on est face à un rouleau compresseur qui est en train de nous écraser, de briser nos forces, notre détermination, et même nos espérances ! Il faut donc savoir (se) dire qu’on tient bon, qu’on a une boussole, qu’on a un projet réaliste et réalisable qui est basé sur les principes de redistribution des richesses, de justice fiscale, environnementale et sociale.
Vous pointez le fait qu’on peut compter et se baser sur un « déjà là », sur des pratiques d’émancipation anticapitaliste qu’on expérimente déjà ou qu’on a déjà expérimentées dans l’histoire. Est-ce que vous pourriez revenir sur ces ressources et grandes questions que la gauche peut porter ?
Dans Que faire ?, quand j’évoque le déjà là, je fais référence à l’idée de se baser sur des éléments existants pour les étendre à d’autres domaines de la vie. Par exemple, reprendre le principe de la Sécurité sociale tel qu’il est appliqué aujourd’hui avec efficacité à la santé, et l’étendre à l’alimentation en créant une sécurité sociale alimentaire, afin de permettre à tous·tes de se nourrir et de bien se nourrir. Et pourquoi pas étendre également ce principe et ses institutions à la culture.
Il s’agirait de développer également un autre rapport à la propriété…
L’histoire et l’anthropologie montrent que, dans l’histoire de l’humanité, nombreuses sont les sociétés qui se sont fondées ou continuent de reposer sur des valeurs de partage, de mise en commun, de mise en valeur des ressources de manière collective. En fin de compte, l’idée que les richesses doivent nécessairement être concentrées, que l’argent et la valeur doivent constituer le critère suprême, que le profit et l’exploitation doivent être les étalons majeurs de l’existence humaine sont vraiment des principes qui n’existent que depuis peu de temps.
Changer notre rapport à la propriété, ce serait donc réaliser qu’on n’a pas besoin de tout posséder, y compris ce qui nous sert au quotidien. Là-aussi, on peut étendre certains modèles existant comme la bibliothèque pour les livres, soutenir massivement des associations qui mettent en partage des outils qu’on n’a pas nécessairement besoin d’avoir à demeure à la maison. On peut aussi penser à l’exemple tout simple des machines collectives du lavomatique plutôt que la multiplication des achats individuels de lave-linges. Dans le monde numérique, un bon exemple, c’est évidemment Wikipédia qui est un trésor commun, une mise en partage concrète qui gratifie l’idée que chacun·e puisse s’y investir sans rechercher de profit.
Face au verrouillage médiatique, l’éducation populaire peut-elle constituer une arme pour diffuser autrement le projet de la gauche ?
On n’a pas énormément de moyens pour contrer une machine de guerre médiatique aussi puissante que celle qui sévit actuellement. Il y a la question des médias alternatifs, mais il y a aussi en effet la question de cette mise en commun des savoirs, de la démultiplication des réseaux, associations, réunions, assemblées, mises en œuvre concrètes de coopératives… On observe une myriade d’initiatives, de réflexions collectives, qui permettent non seulement de développer l’intelligence collective, mais aussi de redonner courage à ceux et celles qui y participent. Toutes ces initiatives extrêmement pragmatiques permettent aussi de rompre avec l’isolement qu’on peut ressentir, de sortir de la solitude face à cette ultra puissance qui nous rend impuissant·es.
Le partage et la mise en commun des savoirs et savoir-faire permet également de briser la division sociale du travail et la conception limitée et descendante qui voudrait que des intellectuel·les portent la bonne parole et « éduquent le peuple ». Il faut miser sur cette intelligence collective par le biais d’assemblées où on réfléchit ensemble à ce qui nous arrive et à ce qu’on peut faire. Il faut renforcer tous ces réseaux de solidarité et d’éducation populaire.
Quels affects pourrait-on mobiliser aujourd’hui pour retrouver des couleurs ?
On a besoin de retourner dans la lutte, de faire assemblée pour retrouver cette joie commune. Toute l’histoire des luttes est une histoire de créativité, d’inventivité, de ténacité qui donne énormément de force. C’est aussi la joie militante au sens très large. Pas seulement en faisant partie d’une organisation, mais aussi par le fait d’être dans la rue, faire grève, se retrouver ensemble et dans la mobilisation, dans les liens que tout cela crée. On a besoin de relever collectivement la tête ainsi que de volontarisme politique pour être dans une joie singulière parce que c’est comme ça qu’on casse les solitudes, qu’on brise le désespoir.
Dernier livre paru
Nous ne sommes rien, soyons toutes ! - Histoire de femmes en lutte et de luttes féministes, de la Révolution à nos jours.
Le Seuil, 2025.