Entretien avec Ludivine Bantigny

« Se retrouver ensemble et dans la mobilisation, dans les liens que tout cela crée »

Illustration : Matthieu Ossona de Mendez

Les attaques des forces réac­tion­naires pleuvent et se concentrent par­ti­cu­liè­re­ment sur la gauche. Ludi­vine Ban­ti­gny, est ensei­gnante, his­to­rienne, mili­tante et l’autrice de livres très utiles par les temps qui courent comme Que faire ? et Battre l’extrême droite. Avec elle, nous avons ten­té de com­prendre ce qui nous arri­vait et de réflé­chir aux stra­té­gies qui pour­raient être mises en place pour sor­tir du marasme et vaincre l’extrême droite. Et aus­si de voir com­ment l’histoire pour­rait nous aider à retrou­ver confiance dans le pro­jet de gauche dont nous sommes les héritièr·es 

On est entré dans une version d’un capitalisme particulièrement prédateur et radical, anticlimat et antisocial. Est-ce que la brutalité lui est aujourd’hui nécessaire pour s’imposer ?

On ne peut pas com­prendre l’avènement de l’extrême droite sans faire le lien avec l’état du capi­ta­lisme actuel. Celui-ci est tou­jours plus pré­da­teur et suit de plus en plus des logiques colo­niales. Il est aus­si très lié aux pul­sions mas­cu­li­nistes et viri­listes. On est vrai­ment entré dans une phase d’accélération : il faut conti­nuer à étendre cette logique du capi­tal tou­jours plus loin, et pour ça, il est néces­saire d’adopter une pers­pec­tive de plus de plus auto­ri­taire. Ça nous rap­proche des années 1930, et de ce que pou­vait ana­ly­ser quelqu’un comme Daniel Gué­rin dans son ouvrage Le fas­cisme et le grand capi­tal : à un moment don­né, les capi­ta­listes ont besoin de se tour­ner vers une bru­ta­li­sa­tion idéo­lo­gique et poli­tique pour conti­nuer à s’imposer, notam­ment face à des mou­ve­ments de gauche qui les remettent en cause.

Les forces progressistes ont aujourd’hui l’impression de se faire déborder de toute part. A‑t-on connu d’autres moments dans l’histoire de profond repli pour la gauche ?

Les années 1930 me paraissent la période la plus sus­cep­tible de com­pa­rai­son avec la situa­tion actuelle. On constate dans les deux cas qu’une par­tie de la droite montre des poro­si­tés très grandes avec l’extrême droite. On se rap­pelle la for­mule des élites éco­no­miques des années 30 : « Plu­tôt Hit­ler que le Front popu­laire ». Or, aujourd’hui, en France, beau­coup est fait, y com­pris les pires alliances, pour évi­ter un gou­ver­ne­ment de gauche. Il y a une haine pro­fonde de tout ce qui res­semble à la gauche, de tout ce qui ren­voie à la jus­tice, à l’émancipation, à l’égalité. Il faut en quelque sorte tuer socia­le­ment et poli­ti­que­ment la gauche en essayant de la dis­qua­li­fier, de la dénigrer.

Alors évi­dem­ment, on n’observe pas néces­sai­re­ment les formes des milices para­mi­li­taires et des marches au pas (quoiqu’on l’observe tout de même lors de ras­sem­ble­ments néo­fas­cistes en Ita­lie) : comme l’avait pré­dit Orwell, le fas­cisme n’est pas reve­nu en che­mise brune, mais plu­tôt en costume-cravate.

Il ne fau­drait cepen­dant pas voir dans cette com­pa­rai­son un fata­lisme, un mou­ve­ment iné­luc­table auquel rien ne pour­rait s’opposer. Au contraire, faire de l’histoire et se plon­ger dans les archives des années 1930, de ses résis­tances et des ana­lyses que la gauche en fai­sait, per­met de se for­mer et de s’armer pour une résis­tance véri­table contre la fas­ci­sa­tion actuelle.

Comment cette brutalité capitaliste redéfinit-elle la manière de se défendre, et passer à l’offensive ?

Dans les années 1980 – 90 et même début 2000, on n’osait plus trop se récla­mer de l’anticapitalisme, comme si c’était un gros mot, parce qu’il y avait une sorte de bana­li­sa­tion de la logique du capi­tal, comme si c’était une évi­dence. Ce n’est plus le cas aujourd’hui.

Ce qui est impor­tant, c’est jus­te­ment de pou­voir faire un lien entre les mobi­li­sa­tions qui sont par­fois un peu trop cloi­son­nées, qu’il s’agisse des mobi­li­sa­tions fémi­nistes, LGBTQI+, éco­lo­gistes, anti­fas­cistes, des luttes pour les droits sociaux, contre les vio­lences poli­cières ou la répres­sion. On a vrai­ment besoin de fédé­rer ces forces-là, sachant que le socle com­mun consiste à com­battre une logique pré­da­trice et d’exploitation généralisée.

Il me semble que dans nos luttes, il ne faut donc plus avoir peur du mot capi­ta­lisme et de ce que ce mot décrit : un sys­tème éco­no­mique qui a lar­ge­ment fait son temps, qui épuise nos res­sources et nos exis­tences. Il faut mettre en évi­dence tous ces liens dans nos com­bats pour mon­trer à quel point ils peuvent s’unir bien loin des que­relles de cha­pelle. Car, au-delà des diver­gences poli­tiques et stra­té­giques qu’on peut avoir, on n’a vrai­ment plus le droit de s’écharper au sein des gauches face à une situa­tion d’une telle gra­vi­té. C’est une ques­tion de défense col­lec­tive abso­lu­ment urgente.

Est-ce que ce qui nous met à gauche dans un tel état de sidération, c’est le fait que le trumpisme galvanise les extrêmes droites européennes ? Est-ce l’idée terrorisante que ça pourrait arriver aussi chez nous ?

Oui, bien sûr. Mais en réa­li­té, c’est déjà « chez nous » : plu­sieurs pays sont tom­bés aux mains de l’extrême droite en Europe. Vik­tor Orban, en Hon­grie, se main­tient au pou­voir depuis presque 15 ans. Il a mis la socié­té au pas, muse­lé ses oppo­si­tions, fait pas­ser au pas de charge des lois par­ti­cu­liè­re­ment réac­tion­naires. Il a, par exemple, cou­pé toutes les sub­ven­tions de ses oppo­si­tions poli­tiques et média­tiques. Il a très bru­ta­le­ment remis en cause la pro­tec­tion sociale. On peut aus­si pen­ser à la Fin­lande dont on ne parle pas assez et qui est diri­gée depuis un an par une coa­li­tion droite-extrême droite dont la poli­tique anti­so­ciale et anti­syn­di­cale est éga­le­ment d’une très grande vio­lence. Et il y a évi­dem­ment aus­si l’Italie de Melo­ni, où on ren­contre cette même manière de mettre en cause les droits sociaux les plus élé­men­taires. Ça ne concerne donc pas que les États-Unis, l’Argentine, l’Inde ou Israël. C’est une vague qui touche l’Europe et il n’y a pas de rai­son de consi­dé­rer qu’on pour­rait être épar­gné en Bel­gique ou en France.

Combattre l’extrême droite a‑t-il cessé d’être une norme guidant nos sociétés comme c’était le cas jusqu’il n’y a pas si longtemps en France ?

C’est une évi­dence. Il me semble qu’il n’y a plus d’éthique poli­tique et média­tique de ce point de vue-là. La bana­li­sa­tion de l’extrême droite est presque com­plète dans les médias fran­çais. Cela se tra­duit notam­ment par le fait qu’un cer­tain nombre de médias hégé­mo­niques assument de reprendre des thé­ma­tiques de l’extrême droite comme si de rien n’était et d’en invi­ter les figures à des heures de grandes écoutes. Ils assument aus­si le fait de ne plus la dési­gner comme telle c’est-à-dire de ne plus l’appeler « extrême droite ». Ce qui dénote d’un choix très poli­tique. Il s’agit aus­si d’en pas­ser plu­tôt par le côté people que par l’exposition très claire des pro­jets poli­tiques de l’extrême droite. On dépo­li­tise ce fai­sant le débat pour en faire un simple enjeu de personne.

Si on regarde les choses par rap­port à la logique du capi­tal, celui-ci a tout inté­rêt non seule­ment à res­pec­ta­bi­li­ser l’extrême droite qui lui est favo­rable, mais aus­si, en même temps, à dis­cré­di­ter la gauche qui lui met des bâtons dans les roues.

C’est notam­ment pour ces rai­sons que bon nombre d’électeur·rices se font prendre au piège et votent contre leur inté­rêt. Et ce n’est que lorsque l’extrême droite arrive au pou­voir qu’iels réa­lisent com­bien cela va affec­ter leur vie quo­ti­dienne. Par­tout, c’est un désastre, y com­pris pour une très grande par­tie de son propre élec­to­rat qui n’avait jamais ima­gi­né que ça allait entrai­ner une telle régres­sion sociale. Par exemple avec la sup­pres­sion du jour au len­de­main du reve­nu mini­mum en Ita­lie qui a lais­sé sur le car­reau des dizaines de mil­liers de béné­fi­ciaires. On peut donc faci­le­ment obser­ver l’extrême droite à l’œuvre là où elle est au pou­voir. Ce qui per­met de répondre à l’argument « l’extrême droite, on n’a pas encore essayé ». Et bien si ! Et nous devons faire la démons­tra­tion, de manière rigou­reuse des effets de leur pro­gramme. Ça nous donne une pre­mière clé pour agir : mon­trer que son pro­jet socioé­co­no­mique favo­rise les grandes for­tunes, les plus riches, le capi­tal contre les classes popu­laires. Ceci, les médias domi­nants ne le feront pas.

Pourquoi des discours autrefois mobilisateurs de la gauche sont aujourd’hui presque inaudibles voire rejetés même par une partie de celles et ceux qu’elle prétend défendre ?

Une pre­mière rai­son tient au fait que les grands médias sont pos­sé­dés par des mil­liar­daires qui ont pour objec­tif d’imposer cette idéo­lo­gie, et donc d’abreuver lit­té­ra­le­ment leurs téléspectateur·rices, et dès lors l’électorat, de cette idéo­lo­gie, en la fai­sant pas­ser pour l’intérêt géné­ral. Les études sur l’électorat de l’extrême droite le montrent : en France, ils ne « mangent » plus que de l’extrême droite d’un point vu média­tique. Le pro­blème n’est donc pas tant que la gauche soit moins écou­tée ou sui­vie, mais c’est qu’elle n’existe tout sim­ple­ment pas dans bien de ces médias pri­vés hémo­gé­niques ! On assiste dès lors à une sorte d’inversion des valeurs, où désor­mais, ce qui est hon­teux, c’est d’être de gauche. Où être de gauche se résu­me­rait à défendre les cas sociaux ou en être un soi-même…

En réa­li­té, ce qui est le plus frap­pant selon moi, c’est le fait que la gauche reste rela­ti­ve­ment puis­sante mal­gré cette hos­ti­li­té géné­rale des médias domi­nants. Elle est ain­si arri­vée en tête en nombre de sièges aux élec­tions légis­la­tives en France de juillet 2024, alors même qu’on enten­dait par­tout qu’une par­tie de cette gauche n’était « pas répu­bli­caine », était « sor­ti de l’arc répu­bli­cain » voire même était « anti­sé­mite » parce qu’elle osait par­ler de crime de guerre et de crime contre l’humanité à Gaza. Or, mal­gré ces très forts vents contraires, la gauche se maintient.

Une deuxième chose tient au fait qu’une par­tie de la sup­po­sée gauche, et qui conti­nue se dire de gauche, a long­temps mené une poli­tique de droite. Cela a évi­dem­ment créé énor­mé­ment de décep­tions, de désen­chan­te­ments et de colère. Cela a ren­for­cé cette idée que tout se vaut, que la droite et la gauche c’est la même chose. Dif­fi­cile de rat­tra­per les choses quand cette sup­po­sée gauche n’est pas de gauche et qu’elle mène des poli­tiques aus­si régres­sives socia­le­ment et éco­no­mi­que­ment. Et qui par­fois même par­ti­cipe à une logique de stig­ma­ti­sa­tion d’une par­tie de la popu­la­tion en rai­son de ses ori­gines ou de sa religion.

Comment faire vivre à gauche un projet, un récit alternatif qui pourrait mobiliser ?

On entend beau­coup dire que le pro­blème de la gauche est qu’elle n’a pas de pro­jet. C’est faux ! Elle a un pro­jet d’émancipation et de jus­tice, mais il faut savoir le mettre en évi­dence. Pour faire entendre ce pro­gramme, on a besoin que puissent exis­ter des médias alter­na­tifs et indépendants.

La sidé­ra­tion fait par­tie de la fas­ci­sa­tion, c’est une manière de nous faire croire qu’il n’y a plus rien à faire, qu’on est face à un rou­leau com­pres­seur qui est en train de nous écra­ser, de bri­ser nos forces, notre déter­mi­na­tion, et même nos espé­rances ! Il faut donc savoir (se) dire qu’on tient bon, qu’on a une bous­sole, qu’on a un pro­jet réa­liste et réa­li­sable qui est basé sur les prin­cipes de redis­tri­bu­tion des richesses, de jus­tice fis­cale, envi­ron­ne­men­tale et sociale.

Vous pointez le fait qu’on peut compter et se baser sur un « déjà là », sur des pratiques d’émancipation anticapitaliste qu’on expérimente déjà ou qu’on a déjà expérimentées dans l’histoire. Est-ce que vous pourriez revenir sur ces ressources et grandes questions que la gauche peut porter ?

Dans Que faire ?, quand j’évoque le déjà là, je fais réfé­rence à l’idée de se baser sur des élé­ments exis­tants pour les étendre à d’autres domaines de la vie. Par exemple, reprendre le prin­cipe de la Sécu­ri­té sociale tel qu’il est appli­qué aujourd’hui avec effi­ca­ci­té à la san­té, et l’étendre à l’alimentation en créant une sécu­ri­té sociale ali­men­taire, afin de per­mettre à tous·tes de se nour­rir et de bien se nour­rir. Et pour­quoi pas étendre éga­le­ment ce prin­cipe et ses ins­ti­tu­tions à la culture.

Il s’agirait de développer également un autre rapport à la propriété…

L’histoire et l’anthropologie montrent que, dans l’histoire de l’humanité, nom­breuses sont les socié­tés qui se sont fon­dées ou conti­nuent de repo­ser sur des valeurs de par­tage, de mise en com­mun, de mise en valeur des res­sources de manière col­lec­tive. En fin de compte, l’idée que les richesses doivent néces­sai­re­ment être concen­trées, que l’argent et la valeur doivent consti­tuer le cri­tère suprême, que le pro­fit et l’exploitation doivent être les éta­lons majeurs de l’existence humaine sont vrai­ment des prin­cipes qui n’existent que depuis peu de temps.

Chan­ger notre rap­port à la pro­prié­té, ce serait donc réa­li­ser qu’on n’a pas besoin de tout pos­sé­der, y com­pris ce qui nous sert au quo­ti­dien. Là-aus­si, on peut étendre cer­tains modèles exis­tant comme la biblio­thèque pour les livres, sou­te­nir mas­si­ve­ment des asso­cia­tions qui mettent en par­tage des outils qu’on n’a pas néces­sai­re­ment besoin d’avoir à demeure à la mai­son. On peut aus­si pen­ser à l’exemple tout simple des machines col­lec­tives du lavo­ma­tique plu­tôt que la mul­ti­pli­ca­tion des achats indi­vi­duels de lave-linges. Dans le monde numé­rique, un bon exemple, c’est évi­dem­ment Wiki­pé­dia qui est un tré­sor com­mun, une mise en par­tage concrète qui gra­ti­fie l’idée que chacun·e puisse s’y inves­tir sans recher­cher de profit.

Face au verrouillage médiatique, l’éducation populaire peut-elle constituer une arme pour diffuser autrement le projet de la gauche ?

On n’a pas énor­mé­ment de moyens pour contrer une machine de guerre média­tique aus­si puis­sante que celle qui sévit actuel­le­ment. Il y a la ques­tion des médias alter­na­tifs, mais il y a aus­si en effet la ques­tion de cette mise en com­mun des savoirs, de la démul­ti­pli­ca­tion des réseaux, asso­cia­tions, réunions, assem­blées, mises en œuvre concrètes de coopé­ra­tives… On observe une myriade d’initiatives, de réflexions col­lec­tives, qui per­mettent non seule­ment de déve­lop­per l’intelligence col­lec­tive, mais aus­si de redon­ner cou­rage à ceux et celles qui y par­ti­cipent. Toutes ces ini­tia­tives extrê­me­ment prag­ma­tiques per­mettent aus­si de rompre avec l’isolement qu’on peut res­sen­tir, de sor­tir de la soli­tude face à cette ultra puis­sance qui nous rend impuissant·es.

Le par­tage et la mise en com­mun des savoirs et savoir-faire per­met éga­le­ment de bri­ser la divi­sion sociale du tra­vail et la concep­tion limi­tée et des­cen­dante qui vou­drait que des intellectuel·les portent la bonne parole et « éduquent le peuple ». Il faut miser sur cette intel­li­gence col­lec­tive par le biais d’assemblées où on réflé­chit ensemble à ce qui nous arrive et à ce qu’on peut faire. Il faut ren­for­cer tous ces réseaux de soli­da­ri­té et d’éducation populaire.

Quels affects pourrait-on mobiliser aujourd’hui pour retrouver des couleurs ?

On a besoin de retour­ner dans la lutte, de faire assem­blée pour retrou­ver cette joie com­mune. Toute l’histoire des luttes est une his­toire de créa­ti­vi­té, d’inventivité, de téna­ci­té qui donne énor­mé­ment de force. C’est aus­si la joie mili­tante au sens très large. Pas seule­ment en fai­sant par­tie d’une orga­ni­sa­tion, mais aus­si par le fait d’être dans la rue, faire grève, se retrou­ver ensemble et dans la mobi­li­sa­tion, dans les liens que tout cela crée. On a besoin de rele­ver col­lec­ti­ve­ment la tête ain­si que de volon­ta­risme poli­tique pour être dans une joie sin­gu­lière parce que c’est comme ça qu’on casse les soli­tudes, qu’on brise le désespoir.

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