Modification de la carte géographique
Après la guerre de 1948, l’expulsion de deux tiers de la population palestinienne et la création d’Israël, une commission est mise en place pour judaïser le territoire de l’État. Près de 615 villes et villages palestiniens sont détruits et disparaissent de la carte. Pour le reste, Ben Gourion déclare à la commission : « Nous sommes obligés de supprimer les noms arabes pour des raisons d’État. » Dont acte.
Autrement dit, les Palestinien·nes sont déraciné·es de la carte qui perd la marque de leur présence. Non content d’avoir détruit la communauté et le patrimoine culturel de ces villes et villages, l’État d’Israël les éradique pour faire place à sa narration : « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». Le processus actuel de judaïsation de Jérusalem-Est suit le même chemin : par exemple, des noms des rues sont modifiés et les habitant·es palestinien·nes de la Vieille ville, devenus de simples résident·es (pas des citoyen·nes) après 1967, se retrouvent dans un chez eux qui nie leur présence ancestrale.
L’élimination de la Palestine ne s’arrête pas là puisqu’on a vu le premier ministre israélien, Netanyahou montrer, lors d’un point presse en septembre 2024, une carte où la Cisjordanie occupée est partie intégrante d’Israël. Exit ce territoire palestinien qu’Israël nomme d’ailleurs de noms bibliques (« Judée » et Samarie ») pour le soustraire à l’ancrage palestinien dans la région. Il faut dire que depuis longtemps déjà, les cartes officielles du gouvernement n’indiquent pas la ligne verte — à savoir la ligne de démarcation établie après la guerre israélo-arabe de 1948 – 49 qui sert de démarcation entre Israël et le territoire palestinien.
Confisquer la culture et l’histoire
La guerre de 1948 s’est accompagnée de pillages et de vols organisés. Comme en témoigne le documentaire The Great book robbery, réalisé par Benny Brunner en 2012, des unités spéciales ont été chargées de ramasser les livres et documents dans les maisons dont les Palestinien·nes avaient été chassés, dans les bibliothèques ou archives. Tous ces livres (près de 70.000), classés dans la catégorie « propriété des absents », se retrouvent aujourd’hui dans diverses bibliothèques et ne sont consultables que par des Israélien·nes. Pour l’historien Ilan Pappé le but est clair : mettre en échec le récit palestinien. Privés de ces livres et documents, les Palestinien·nes sont en effet dépossédés d’une partie de leur histoire et de leur culture.
Depuis 1948, les réfugié·es palestinien·nes avaient établi une base de documents florissante au Liban concernant leur activisme et leur résistance à l’occupant. Deux de ces archives, le Centre de recherche sur la Palestine et les Archives du film palestinien, étaient situées à Beyrouth. En juin 1982, Israël envahit Beyrouth et s’empare des archives de ces deux institutions palestiniennes. Les documents saisis comportaient des livres, des articles, des documents, des microfilms, des manuscrits, des cartes, des affiches, des photographies, des journaux et divers clips cinématographiques et photographiques. Ils n’ont évidemment pas été restitués.
Cette politique de dépossession du patrimoine est toujours à l’œuvre. En janvier 2024, l’armée, agissant pour le compte de l’Autorité des Antiquités d’Israël, a ainsi volé des artefacts dans un entrepôt archéologique de la bande de Gaza. Autre exemple, en Cisjordanie, des fonds baptismaux datant de l’époque byzantine ont été dérobés par l’armée dans le village de Tequa. En dépouillant les Palestinien·nes de leur patrimoine historique, Israël tente de les gommer de l’Histoire et entrave le travail des historien·nes et archéologues palestinien·nes.
Effacer l’autre passe aussi par la destruction pure et simple des bibliothèques, des monuments, des musées, des centres culturels, des lieux de cultes et des sites. C’est le cas avéré à Gaza où rien n’a été épargné.
Comme l’écrit Yara Hawari, membre de Al Shabaka, un groupe de réflexion indépendant de Palestine : « Le projet colonial de peuplement d’Israël ne consiste pas simplement à chasser les Palestiniens du présent en les forçant à quitter leurs maisons et en créant des conditions de vie invivables. Il s’agit également de les effacer de l’histoire de la terre de la Palestine historique dans le but de leur refuser toute prétention à la souveraineté et à l’indigénéité. »
Manger la Palestine
Sans vergogne aucune, dans les livres de cuisine ou dans les annonces touristiques, les falafels sont revendiqués comme plat national. Pour expliquer la présence de ce mets typiquement moyen-oriental dans la cuisine israélienne, la doctrine officielle est qu’il a été popularisé dans les années 1950 par les immigrants juifs yéménites. Or les falafels sont partie intégrante du répertoire culinaire traditionnel palestinien. Notons que d’autres plats typiquement moyen-orientaux et donc palestiniens sont aussi accaparés : ainsi on parle de houmous israélien et de salade israélienne.
Que les cuisines se mélangent est évidemment naturel, mais que les apports de l’une soient occultés pose problème et fait réagir les Palestiniens pour qui il s’agit d’un vol destiné à prouver l’indigénéité des Israélien·nes et à consolider ainsi leur légitimité au détriment de la population autochtone.
Déshabiller la Palestine
Pour les Palestinien·nes, la broderie est, avec sa signification symbolique, un drapeau culturel et national. Or, en 2020, quand Israël accueille le concours de Miss Univers, l’organisateur habille les candidates en tenues traditionnelles palestiniennes, présentées comme relevant de la culture bédouine israélienne ! Une appropriation pure et simple réitérée par des créateurs israéliens qui utilisent les motifs de broderie palestiniens dans des lignes de vêtements, sur des chaussures, dans des bijoux, en les revendiquant comme israéliens. Évacué l’héritage palestinien autochtone.
Déraciner la Palestine
S’il est un arbre symbolique de la Palestine, c’est bien l’olivier. Outre son importance économique, il incarne la résistance et l’enracinement des Palestinien·nes dans leur terre occupée par Israël. Il est un élément essentiel de la culture paysanne palestinienne : depuis son entretien jusqu’à la cueillette des olives et à la fabrication de l’huile, il réunit les familles et les communautés avec toute une série de gestes, de chants et de techniques traditionnelles. Il est présent dans les peintures et la littérature. Il dit par son ancienneté l’existence d’un peuple sur sa terre. L’olive et son arbre, en raison de leur profonde signification historique, sont des éléments importants de la culture palestinienne, étroitement intégrés dans le tissu des vêtements des femmes palestiniennes ou dans le keffieh. Pour le peintre renommé, Sliman Mansour, « L’olivier rappelle la ténacité du peuple palestinien qui peut vivre dans les circonstances les plus difficiles ». Pour le peintre, céramiste et sculpteur palestinien Nabil Anani, il est un symbole national et artistique.
Or, depuis 1967, au moins 800.000 arbres ont été déracinés, brûlés ou détruits par les autorités ou les colons israéliens. Par ailleurs, depuis l’occupation militaire israélienne de la Cisjordanie, les colons et les autorités israéliennes volent les oliviers palestiniens et les transfèrent pour les replanter dans les colonies et les grandes villes israéliennes. C’est ainsi qu’un olivier centenaire volé orne aujourd’hui l’entrée de la colonie de Ma’aleh Adumim.
L’olivier est comme une tache palestinienne indélébile dans le paysage pour Israël. Aussi, « Quand il n’est pas possible d’effacer complètement les symboles palestiniens comme l’olivier, les Israéliens tentent de se l’approprier » rapporte Quantin Raverdy pour Le Point. Ainsi, en 2002, une « route de l’olivier » est créée : elle guide les touristes « sur les traces des anciens pressoirs et hauts lieux de l’oléiculture, présentés comme israéliens », tandis qu’un festival de l’olivier est organisé au nord d’Israël.1
Résistance, à la carte
On l’aura compris à partir de ces quelques exemples, Israël se construit essentiellement contre la population qui habitait le territoire avant elle. Le nettoyage ethnique des Palestinien·nes en 1948 et la destruction de la Palestine historique se sont accompagnés d’une politique constante d’expulsion des Palestinien·nes du paysage physique comme du paysage historique et culturel.
Malgré l’occupation et les moyens de l’État d’Israël, dans chacun des domaines concernés, les Palestinien·nes ont cherché à contrer leur effacement et à affirmer leur existence.
Aux cartes de géographie israéliennes, les Palestinien·nes opposent leurs cartes, que ce soit simplement dans les maisons sous forme d’une broderie ou d’un tableau reprenant les noms des villes et villages de la Palestine historique ou, plus scientifiquement, sous forme de carte historique des villages détruits comme celle de l’historien Walid Khalidi ou de carte actualisée du territoire palestinien colonisé par le géographe-cartographe Khalil Tafakji. Si les noms des lieux et des villages ont été hébraïsés pour être oubliés, chaque réfugié palestinien garde le nom de son village d’origine et le transmet à ses enfants. Des sites, comme Palestineremembered, permettent à tout un chacun de retrouver son village d’origine et d’en connaitre l’histoire. Ce qui est d’autant plus précieux qu’Israël ne permet pas aux réfugié·es de Cisjordanie ou de Gaza de visiter le village ou la ville de leurs aïeux.
Mais la résistance peut aller plus loin. Des Palestinien·nes d’Israël mènent des actions directes : ils retournent dans leur village détruit, y organisent des camps pour les jeunes et en plus, y assurent une occupation en vivant sur place pendant les vacances. Des fêtes ou des enterrements y sont organisés. Le but de ces réoccupations est de reconnecter les jeunes à leurs racines et de se retrouver « chez soi » avec les autres habitants du village. Ce que les autorités israéliennes tentent d’empêcher.
Résistance patrimoniale
Sitôt signés les Accords d’Oslo, les démarches de patrimonialisation – projet ou création de musées ethnographiques ou de la mémoire, réhabilitation de centres urbains anciens, ouverture de chantiers archéologiques, etc. – se sont multipliées. Un État palestinien devait naitre et il se devait de soigner son patrimoine historique et culturel, porteur de l’identité culturelle palestinienne. À Hébron comme à Bethléem, l’Autorité palestinienne a mis en place des comités de réhabilitation du patrimoine focalisés sur le centre-ville. À Naplouse, la municipalité crée en 1995 un département pour la réhabilitation de la vieille ville, qu’elle installe dans le centre historique. La municipalité de Ramallah définit la protection du patrimoine culturel comme l’un des six objectifs prioritaires en 2010.
Néanmoins, dès avant les Accords d’Oslo, faute d’un État palestinien, des acteurs privés et associatifs en lien direct avec les municipalités avaient pris en charge le patrimoine. Dont notamment l’ONG Riwaq qui a produit en 2005 un inventaire des bâtiments traditionnels et qui restaure des édifices anciens avec la volonté de les voir de nouveau utilisés. Dont aussi l’ONG Welfare Association qui a notamment aidé à la revitalisation de la vieille ville de Jérusalem en 2015 et a soutenu le projet de réhabilitation de Naplouse.
Par ailleurs, pour résister au rouleau compresseur israélien, la Palestine, qui avait fait une demande d’adhésion à l’UNESCO en 1989, voit sa candidature acceptée en 2011. Dès lors, trois sites ont pu jusqu’à présent être inscrits sur la liste du patrimoine mondial et celle du patrimoine en péril : l’Église de la nativité et la route de pèlerinage à Bethléem, le village de Battir et la vieille ville d’Hébron. Maigre protection puisque Smotrich, le ministre des Finances et à la tête de l’administration des colonies israéliennes, a décidé en août 2024 d’implanter une colonie au milieu du site protégé de Battir.
Enfin, en 2021, la Palestine a pu inscrire la broderie au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO et protéger ainsi l’héritage palestinien.
Résistances culturelles
En dépit de l’occupation, en dépit des atteintes à leur culture, les écrivain·es et artistes palestinien·nes font vivre la Palestine2. Le rôle de l’artiste en temps de guerre ou de lutte a toujours été difficile. Il y a ceux qui s’engagent par leur art pour une cause et ceux qui évitent l’engagement. Néanmoins, pour la plupart des acteur·trices de la vie culturelle, la culture est outil de résistance et d’affirmation identitaire face à l’occupation israélienne. Comme en conviennent à la fois l’écrivain et militant, Mohammed al-Kurd et le plasticien, Taysir Batniji, sitôt qu’un·e artiste palestinien·ne reflète sa réalité personnelle, il/elle est automatiquement d’une certaine manière porte-parole de la Palestine. Si la nouvelle génération refuse l’embrigadement, de par même son inscription dans la réalité quotidienne, elle témoigne de manière directe ou indirecte de la vie des habitant·es de la Palestine sous occupation et fait vivre l’identité palestinienne sous des formes nouvelles.
Les centres culturels, les théâtres, les musées, les galeries d’art sont nombreux aussi bien en Cisjordanie avec Jérusalem qu’à Gaza (avant le génocide actuel). Si certains endroits sont fréquentés par une élite intellectuelle ou bourgeoise, il y a une réelle volonté d’ouvrir la culture à un large public. C’est le cas par exemple du Theater for Everybody de Gaza, du Freedom Theatre de Jénine ou du Yes Theatre d’Hébron dont la particularité est d’adresser aussi les problèmes de la société palestinienne. La production artistique en général n’obéit pas à une politique dictée par un parti ou une autorité, d’où sa richesse mais aussi sa vulnérabilité aux critiques internes.
Que ce soit la littérature, le théâtre ou le cinéma, la danse ou la musique, la peinture ou la sculpture, tous les domaines de l’art sont investis. Le simple fait pour un acteur·trice ou un·e artiste d’être reconnu·e internationalement comme palestinien·ne suffit à affirmer l’existence de la Palestine. C’est ainsi qu’avec ses films, la Palestine fait une intrusion remarquée dans les festivals, à Cannes comme à Venise, et poussent les vedettes présentes à prendre position3. La vitalité du cinéma palestinien est extraordinaire si bien que de plus en plus de films atteignent le public occidental. Le pari de rendre la Palestine visible est donc réussi.
Que ce soit par la danse ou la musique, la volonté exprimée par les acteurs est de faire entrer la Palestine dans le monde sous un visage différent. Ainsi, pour les responsables de l’ONG Al-Kamandjâti, par la musique, « le peuple palestinien peut transmettre sa culture, promouvoir son identité et faire en sorte que les autres peuples du monde le reconnaissent en tant que nation ».
En réalité, le peuple palestinien résiste par tous les moyens à l’anéantissement voulu par Israël. En dépit des tentatives d’Israël de s’accaparer de son patrimoine, avec la culture pour arme, il a réussi à affirmer et à faire reconnaître son existence loin des clichés véhiculés par les médias. Néanmoins, le génocide perpétré par Israël à Gaza montre que, sans solution juste et durable, le risque est toujours là d’une disparition forcée, par les armes.
- Voir Sue Surkes, « L’olivier désigné arbre national pour marquer Tu Bishvat », The Times of Israël, 29/01/2021 — — Le Fonds national juif, qui jusque-là avait planté majoritairement des pins pour cacher des villages palestiniens détruits, finance, depuis 2021, la plantation d’oliveraies en Israël et l’olivier est déclaré « arbre national »
- Il est évidemment impossible ici de citer tous les artistes dans les divers domaines. Le mieux est de se reporter au site de l’Agence média Palestine.
- Comme l’a fait par exemple l’actrice Cate Blanchett qui a monté les marches du festival de Cannes vêtue d’une robe aux couleurs du drapeau palestinien.