L’espérance comme discipline

Illustration : Vanya Michel

« Notre époque se pré­sente comme un cata­logue d’hor­reurs avec les­quelles nous devrions à pré­sent vivre, une réa­li­té si mau­vaise qu’elle serait insai­sis­sable, qu’elle nous para­ly­se­rait tota­le­ment. Et si ce que recher­chait ce récit dévas­ta­teur, c’é­tait pré­ci­sé­ment cette para­ly­sie ? » Nous repro­dui­sons ici une chro­nique ras­sé­ré­nante de Mar­ga Fer­ré, mili­tante argen­ti­no-espa­gnole et copré­si­dente de l’ONG Trans­form Europe!, publiée sur le média en ligne espa­gnol Publi­co. Elle nous rap­pelle que culti­ver l’espoir, c’est déve­lop­per un puis­sant remède au fata­lisme por­té par le capi­ta­lisme auto­ri­taire et mor­bide qui nous assaille ces der­niers temps.

« La lune peut être prise à la cuillère
ou en gélule toutes les 2 heures. »
(Jaime Sabines)

L’année 2025 débute et je détecte une atmo­sphère de dépres­sion, au moins dans les médias et sur les réseaux : comme si seules les mau­vaises choses étaient racon­tables. Même Car­los Amor [chro­ni­queur cultu­rel de la chaine TVE. NDLR] nor­ma­le­ment joyeux, a fait un résu­mé abso­lu­ment dépri­mant de 2024. Je ne nie pas, je recon­nais même volon­tiers les hor­reurs de notre époque, mais il y a quelque chose dans ce récit sans espoir qui ne colle pas, qui m’in­sup­porte. Nous vivons une époque de guerres, de géno­cides, de catas­trophes cli­ma­tiques, de vio­lence machiste et de racisme non dis­si­mu­lé… Ce qui me gêne, ce ne sont pas tant les faits, mais qu’on les décrive comme étant insurmontables.

Notre époque se pré­sente comme un cata­logue d’hor­reurs avec les­quelles nous devrions à pré­sent vivre, une réa­li­té si mau­vaise qu’elle serait insai­sis­sable, qu’elle nous para­ly­se­rait tota­le­ment. Et si ce que recher­chait ce récit dévas­ta­teur, c’é­tait pré­ci­sé­ment cette para­ly­sie ? C’est la note dis­so­nante, le grin­ce­ment qui me dérange et me rap­pelle une phrase d’Angela Davis, tou­jours de bons secours.

À la ques­tion « Y a‑t-il de l’es­poir dans ce monde ? » posée lors d’une confé­rence à Bar­ce­lone en mai der­nier, Ange­la Davis, avec sa belle dic­tion et son sou­rire, a répon­du par une idée qu’elle dit avoir aimée dès qu’elle l’a enten­due : « L’es­poir est une dis­ci­pline ».

Davis a ensuite pré­ci­sé, avec son hon­nê­te­té habi­tuelle, que l’i­dée venait de Mariame Kaba, une acti­viste et édu­ca­trice afro-amé­ri­caine, qui, dans une inter­view, la défi­nis­sait de la manière sui­vante : « L’i­dée que l’es­poir est une dis­ci­pline m’a été trans­mise par une reli­gieuse il y a de nom­breuses années. L’es­poir dont elle par­lait était un espoir enra­ci­né que l’on pra­ti­quait tous les jours. Dans le monde dans lequel nous vivons, il est facile de céder au déses­poir, de pen­ser que tout va mal tout le temps, que rien ne chan­ge­ra jamais. Je com­prends pour­quoi les gens res­sentent cela. Mais moi, j’ai choi­si autre chose. »

En ces temps de confor­misme, assu­mer l’es­poir comme une dis­ci­pline me semble rele­ver de la pure rébel­lion. Et pas seule­ment, selon l’autre sens du mot dis­ci­pline, parce que ça devient quelque chose à étu­dier, à com­prendre. C’est sans doute ce qui a pous­sé Byung-Chul Han1 à publier The Spi­rit of Hope [L’esprit de l’espoir, pas encore tra­duit en fran­çais. NDLR], qui a la forme d’un livre mais qui est, comme tous les livres qu’il écrit, une boite de médi­ca­ments : on l’ouvre pour y trou­ver des pilules qui nous aident à pen­ser. Comme celle-ci :

« Dans le régime néo­li­bé­ral, le culte de la posi­ti­vi­té fait que la socié­té devient insup­por­table. Contrai­re­ment à la pen­sée posi­tive, l’es­pé­rance ne tourne pas le dos aux néga­ti­vi­tés de la vie. Il les garde à l’es­prit. En outre, il n’i­sole pas les gens, mais les relie et les récon­ci­lie. Le sujet de l’es­poir, c’est un nous. »

CE N’EST PAS DE L’OPTIMISME

Je me réjouis que Han et Kaba, qui sont aux anti­podes l’un de l’autre en presque tout (l’une mili­tante pour l’a­bo­li­tion des pri­sons, l’autre pro­fes­seur d’u­ni­ver­si­té à Ber­lin) fassent clai­re­ment la dif­fé­rence entre l’es­poir et l’optimisme.

Mariame Kaba nous apprend qu’avoir de l’es­poir, ce n’est pas être opti­miste. Il s’a­git de croire qu’il exis­te­ra tou­jours une pos­si­bi­li­té de trans­for­ma­tion et de chan­ge­ment, cette convic­tion n’ex­cluant pas de res­sen­tir de la tris­tesse, de la frus­tra­tion, de la colère ou toute autre émo­tion normale.

En d’autres termes, la pen­sée espé­rante ne nie pas les maux du monde ; ce qu’elle nie, c’est qu’ils soient immuables. Han ne nous dit pas autre chose, bien qu’il uti­lise un lan­gage dif­fé­rent : « Contrai­re­ment à l’es­poir, l’op­ti­misme est dépour­vu de toute négativité ».

Ceux qui le font, et abon­dam­ment, ce sont les Trump, Musk, Milei, sans par­ler de Neta­nya­hou, qui tous ont besoin de déve­lop­per une rhé­to­rique apo­ca­lyp­tique pour pas­ser pour ceux qui [nous] sau­ve­ront. Cela fait un moment que le capi­ta­lisme ne nous vend plus d’avenir, mais au mieux un pré­sent plus tech­no­lo­gique, plus mili­ta­ri­sé et plus dépri­mant ; c’est pour­quoi l’es­poir (l’as­pi­ra­tion à quelque chose de dif­fé­rent) les défie. Ils ont besoin de la peur et de la ran­cœur (le ciment de l’ex­trême droite) pour que la pos­si­bi­li­té d’un chan­ge­ment pour un mieux (l’es­poir, ce qui nous fait nous rele­ver quand nous tom­bons) appa­raisse comme étant son anta­go­niste. Reve­nons à Han et à ses pilules : l’es­poir per­met d’é­chap­per à la pri­son du temps clos sur lui-même.

Je trouve une cer­taine logique dans la résur­gence de l’es­poir en tant que dis­ci­pline et concept, je le vois comme une réac­tion à des temps qui sont décrits comme déses­pé­rés, confor­mistes et dans les­quels, mal­gré tout, il y a de la beau­té. Il y a une beau­té du pré­sent dans les mil­lions de per­sonnes qui des­cendent dans la rue pour le peuple pales­ti­nien, dans les vic­times du machisme qui élèvent la voix, dans les volon­taires de DANA2, dans la cer­ti­tude que c’est notre tour de nous battre pour un loge­ment décent pour tous, pour réduire notre temps de tra­vail, pour une vie digne, pour la paix.

De tout cela (et d’el­leux), je déduis que dans la vie, dans la poli­tique et dans l’es­prit de notre époque, le contraire de l’es­poir n’est pas le déses­poir, mais le confor­misme ain­si qu’une immense paresse.

Parce qu’un pré­sent qui ne rêve pas ne génère rien de nou­veau, il ne remet rien en ques­tion, et nous savons déjà que le capi­tal absorbe tout ce qui ne le défie pas. C’est pour­quoi, face à tant de « on ne peut rien y faire », je choi­sis, avec Ange­la, avec Mariame et même avec la reli­gieuse, l’es­poir comme discipline.

C’est ain­si que je com­mence cette année, avec l’in­ten­tion de prendre l’es­poir à la cuillère (comme la lune du poète) ou en gélule, toutes les deux heures. Avec discipline.

  1. Phi­lo­sophe et théo­ri­cien de la culture alle­mand d’origine sud-coréenne
  2. « Les volon­taires de DANA » fait réfé­rence aux mil­liers de béné­voles qui se sont mobilisé·es pour venir au secours des sinistré·es du phé­no­mène météo­ro­lo­gique de goutte froide (Depre­sion ais­la­da en niveles alto — soit Dana — en espa­gnol) ayant entrai­né des pluies dilu­viennes et inon­da­tions notam­ment dans la région de Valence en octobre 2024.

La version originale de la chronique de Marga Ferré (en Espagnol) parue le 6 janvier 2025 sur le site Publico.es est à lire ici : La esperanza como disciplina .

(Traduction : Aurélien Berthier)

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