En France, les droits culturels sont sous-développés, mal connus, sujets à malentendus, amalgames ou confusions. Le développement des capacités et des ressources des personnes tels que ces droits tendent à les développer apporte pourtant la clé de résolution de nombreuses problématiques contemporaines. Leur mise en œuvre permettrait de modifier en profondeur l’ensemble de nos politiques publiques. C’est cette hypothèse que nous mettons concrètement à l’épreuve dans une démarche d’observation et d’évaluation des politiques publiques des départements français au regard des droits culturels.
Collectivité de la proximité aux compétences sociales, les départements représentent une échelle territoriale particulièrement pertinente pour cette expérimentation, au plus près du quotidien des femmes et des hommes, des enfants, des jeunes ou des personnes âgées et de leurs histoires de vie.
PÉDAGOGIE ET APPROPRIATION
Les occasions d’être exposé à la définition des droits culturels sont quasiment inexistantes dans notre parcours tant personnel que professionnel. « À l’école de la République », chaque enfant doit se conformer au même modèle : langue unique et culture unique. À l’âge adulte, « au pays des droits de l’homme », la notion de culture se réduit le plus souvent à la question artistique, alors que, dans son acception large comme dans l’article 2 de la Déclaration de Fribourg « le terme “culture” recouvre les valeurs, les croyances, les convictions, les langues, les savoirs et les arts, les traditions, institutions et modes de vie par lesquels une personne ou un groupe exprime son humanité et les significations qu’il donne à son existence et à son développement. »
Pour répondre à cette nécessité d’élargissement conceptuel et irriguer les politiques publiques, la démarche Paideia 4D a, en premier lieu, l’ambition de créer des espaces où les droits culturels sont explicités et débattus.
Notre équipe, composée de Patrice Meyer-Bisch et Johanne Bouchard de l’Observatoire de la diversité et des droits culturels de l’Université de Fribourg, Irene Favero et moi-même pour Réseau culture 21, coordonne les travaux dans un échange permanent avec les groupes départementaux afin de nous permettre d’ajuster méthode et pédagogie.
Les premières rencontres publiques et les travaux d’études de cas dans les quatre départements ont permis aux participants de s’approprier les fondements des droits culturels. Alors qu’à première vue, la traduction des différents droits dans les pratiques professionnelles peut paraître trop complexe, ce travail d’observation et d’analyse a ouvert la voie de leur mise en œuvre au quotidien. De nombreuses questions sont venues éclairer d’un nouveau jour les finalités de l’action publique. Les pratiques et les politiques sont-elles discriminantes ? Ouvrent-elles des espaces d’expression de la diversité des identités ? Permettent-elles de croiser les savoirs ? Comment contribuent-elles au développement d’espaces publics ? Quelles sont les ressources partagées et mutualisées ? De quelle manière renforcent-elles la coopération ? Autant d’interrogations qui permettent aux participants d’identifier ce qui peut être amélioré ou de valoriser les points forts de leurs pratiques.
CONFRONTATION ET EXPÉRIENCES
L’observation transforme. C’est cet adage que la démarche 4D permet de mettre à l’épreuve. Dans chaque département concerné, les groupes de travail rassemblent des personnes issues des secteurs culturel, social, éducatif, du développement durable ou de l’aménagement du territoire. Ces groupes interrogent leurs pratiques au prisme des 8 droits culturels et de la dimension culturelle des autres droits humains (logement, santé, travail… dignes et adéquats).
Les exemples collectés sont nombreux. En l’espace de quelques mois seulement, 110 cas ont été observés et analysés. Ces cas traversent des politiques très diverses allant de l’action culturelle au développement durable, de l’accueil à la lecture publique en passant par l’enfance, la santé, ou l’insertion professionnelle des bénéficiaires du RSA (Equivalent français du Revenu d’Intégration Sociale).
Les participants prennent du recul, décortiquent, valorisent et détectent les manques et les facteurs de réussites. Le travail se déroule dans un cadre bienveillant, en bénéficiant du regard de ses pairs, de ses collègues ou partenaires. Ces échanges permettent de suspendre pour un temps le flux hypertendu dans lequel vivent les professionnels et les élus et qui tend parfois à éloigner du sens de l’action.
La démarche Paideia 4D ouvre de nouveaux modes d’échange horizontaux et transversaux. Les collègues de diverses directions qui ne s’étaient, pour certains, jamais rencontrés, se découvrent, échangent, imaginent des projets communs sur leur territoire mais aussi d’un territoire à l’autre. Au delà des conseils généraux, l’implication d’autres collectivités, d’acteurs institutionnels et associatifs permet de faire l’expérience d’autres modes d’interactions que la politique de guichet à laquelle les collectivités sont si souvent réduites dans leurs relations aux acteurs. Une véritable coopération peut s’inventer ici.
Il a suffit de ces quelques mois pour ouvrir des perspectives concrètes dans les projets, les métiers ou les dispositifs. Une plus grande reconnaissance des droits culturels intègre progressivement les référentiels d’évaluation, les fiches de poste, les lettres de mission ou encore les schémas sociaux…
SE DONNER LES MOYENS DE LA TRANSFORMATION
L’objet d’étude que sont les droits culturels nous oblige à les mettre en œuvre à toutes les étapes de notre propre processus. Les méthodes de travail proposées impliquent ainsi la participation de tous à tous les niveaux. Elles bousculent les modes conventionnels hiérarchisés et descendants et affirment le développement de l’intelligence collective.
La tâche est ambitieuse, mais les politiques publiques ont profondément besoin de rénovation. Elles se perdent souvent dans les dédales d’une bureaucratie fatiguée ou tanguent dangereusement au son de sirènes managériales plus radicales. Aucune des deux tendances ne semble redonner le souffle et le sens que la politique publique et son administration auraient besoin de trouver.
Le sujet des droits culturels est très impliquant. Il vient interroger en profondeur la posture de travail des personnes engagées, leurs valeurs et méthodes. Ce questionnement touche souvent tout autant sur le plan personnel que professionnel. De ce fait, il s’agit non seulement de respecter et mettre en œuvre les droits culturels des personnes à qui sont destinées les politiques publiques mais aussi les siens propre, en tant que personne, frère ou sœur, parent, voisin, professionnel… Les repères sont bousculés. Qui est donc ce professionnel de l’action publique et que devient sa mission ? N’est-il pas aussi un habitant ? Comment sa parole est-elle prise en compte ?
La définition des droits humains, et en premier lieu des droits culturels, permet de nommer les valeurs que nombre de personnes ont envie de partager et au nom desquelles elles ont envie d’agir. Ce référentiel formalise les fondements communs nécessaires pour travailler ensemble.
Projet politique ? Évidemment. Des élus se montrent très impliqués, même s’ils restent encore peu nombreux. Le sujet n’est pas forcément la priorité des collectivités. Ce serait aller bien vite en besogne après une petite année de travail. Nous pensons malgré tout que cette modeste démarche peut avoir l’ambition de dessiner une alternative prometteuse à un système actuel épuisé et en attente de rénovation profonde. La recherche-action continue.
Christelle Blouët est Coordinatrice du Réseau culture 21