La notion de droits culturels est une notion qui parait un peu floue, est-ce que vous pouvez nous l’expliquer un peu plus ?
C’est tout ce qui touche à l’identité et à l’accès aux ressources culturelles. On peut définir ça comme les droits de chacun d’accéder aux ressources culturelles nécessaires pour vivre son processus d’identification tout au long de la vie. Droit d’accès donc et en même temps, un droit de participer à des activités culturelles. C’est le droit d’avoir du savoir. Parce que la culture, c’est toute la circulation des savoirs dans la société. Vous avez ça dans le droit à l’éducation qui est en quelque sorte le premier droit culturel. Dans la Déclaration universelle des droits de l’homme, c’est le « droit à participer à la vie culturelle ». Et ensuite, on déploie cela dans toute une série de droits qui sont repris dans la Déclaration de Fribourg.
Pouvez-vous nous citer des exemples dans le quotidien où l’on pourrait rencontrer ces droits culturels ?
On peut citer le droit à la mémoire. On a par exemple, une assistante sociale qui s’occupait d’un groupe d’adolescents dans la région lyonnaise dont les parents venaient du Maroc ou d’Algérie mais aucun de ces adolescents ne connaissait l’histoire de ses parents. Il y avait un tabou dessus. Ils vivaient avec un énorme trou de mémoire à partir duquel ils ne pouvaient pas construire leur identité. Ils étaient dès lors la cible de tous les gens qui ont des identités prêts-à-porter. Des fondamentalistes de toutes sortes, pas seulement religieux.
Il y a également le droit linguistique. Le fait de parler la ou les langues de son choix, voir ces langues reconnues. Ça ne veut pas dire qu’on peut en public utiliser toutes les langues qu’on veut mais qu’on a le droit de parler avec sa famille, dans son quartier et d’avoir une éducation dans sa langue. Même chose au niveau de la liberté religieuse. Et c’est évidemment toute la question de la liberté artistique. Pour faire plus simple : c’est le droit à la beauté ! On a tous besoin de vivre, d’expérimenter de l’admiration. Sinon on ne peut pas se développer. Et c’est cette admiration qui fait vraiment grandir la liberté d’esprit et qui donne toutes les libertés.
Les droits culturels ne viennent pas s’ajouter en dernier, après les autres droits mais sont bel et bien à la base de tous les autres droits. C’est donc le contraire de ce qu’on pense habituellement, que la culture est ce qui vient après, une fois qu’on a un logement, à manger, du travail, et après tant mieux si on a encore de l’argent pour aller au cinéma ou au théâtre. La réalité du culturel est beaucoup plus fondamentale. Prenez les gens qui ne font jamais l’expérience des repas de famille. Il n’y pas la culture d’une alimentation saine et d’un partage de l’amitié et de la vie sociale et aussi du respect pour ce qu’on mange, du lien entre son corps et ce qu’on mange, de l’animal, du végétal, c’est aussi un savoir extrêmement important pour la vie. Le culturel, c’est la circulation des savoirs dans tous les domaines de la vie, tout ce qui donne du sens. La définition qu’on trouve dans la Déclaration de l’UNESCO dans la déclaration de 2001 : une activité culturelle est une activité porteuse d’identité, de valeur et de sens.
Pourquoi selon vous, cette dernière décennie, cette notion fait l’objet de beaucoup d’attention ? Est-ce que cela répond à une menace née dans la mondialisation ?
Dans les années 70, on avait une attention pour le droit culturel des minorités exclusivement et on pensait que pour la majorité c’était la culture nationale. Et on avait une cécité complète sur la pauvreté. Parce que quand les gens sont très pauvres, de fait, ils n’ont pas accès à la vie culturelle. Les choses ont changé autour de 2001 avec les débats sur l’exception culturelle et l’adoption de la Déclaration de l’UNESCO sur la diversité culturelle. À partir de là, il y a un renversement de perspective. Cette diversité culturelle auparavant considérée comme un obstacle (au progrès, au marché, aux droits de l’Homme…) devient patrimoine commun de l’humanité, devient une ressource qu’on va chercher. C’est l’aspect macropolitique. Mais il y a aussi une dimension moins éclatante, au niveau des Droits de l’homme, on conçoit bien que pour faire les guerres, on est obligé de violer toute une série de droits culturels et de laver les cerveaux des soldats pour qu’ils acceptent de tuer. Et même chose pour la pauvreté, on s’aperçoit petit à petit que les dimensions culturelles sont centrales à la pauvreté. On le savait déjà pour l’éducation, ce qui ne veut pas dire pour autant que l’on prenne cela assez au sérieux. On dit dans des pays où le droit à l’éducation est très peu respecté, qu’on n’a pas d’écoles parce qu’on est très pauvre alors qu’en réalité on reste pauvre parce qu’on ne fait pas d’écoles. On a porté à partir de 2005 l’idée d’un 4e pilier du développement après l’écologique, l’économique et le social : le pilier culturel. Maintenant, petit à petit, on développe l’idée que ce n’est pas le 4e pilier mais bien la base du développement. Rien que parce que les gens doivent avoir la liberté de choisir le développement qu’ils veulent. Ce n’est pas simplement parce qu’on a un meilleur PIB qu’on est plus développé. Ce sont ces différents facteurs qui interviennent et qui font que progressivement ces droits culturels viennent sur le devant de la scène. Et c’est une vraie révolution même si nous n’en sommes qu’aux balbutiements.
Qu’est-ce qui empêche cette mise en avant du culturel ?
C’est parce que c’est trop efficace ! Ça exige beaucoup plus de démocratie aussi. Si on prend le droit à l’alimentation, au logement : finalement, on a l’impression que l’État doit faire des efforts pour fournir plus de logements, la communauté internationale doit faire des efforts contre la malnutrition. On raisonne en terme de besoins. Avec les droits de l’Homme, on n’est pas au niveau des besoins. Par une approche fondée sur les besoins, on comble un manque. Dans les approches fondées sur le droit, on développe une capacité. La dimension culturelle, c’est la capacité fondamentale. Si vous prenez l’exemple de l’alimentation, les populations qui ont faim, ça ne suffit pas de leur envoyer du blé, il faut leur apporter des outils, mais aussi du savoir : une bonne gouvernance, une bonne agriculture, une bonne culture de son environnement. Ça veut donc dire qu’on va faire confiance dans la liberté des personnes.
C’est cet aspect qui serait révolutionnaire…
Oui, ça implique qu’on ait une approche beaucoup plus démocratique. Au niveau de la vie culturelle au sens plus étroit, ce n’est pas l’État qui peut garantir la vie culturelle à sa population. C’est sa population qui doit développer sa propre vie culturelle même si elle a besoin des acteurs publics. Mais la responsabilité est d’abord dans les mains des personnes et de tous les acteurs culturels de la société.
C’est une manière de dépasser l’opposition État/Marché ?
Les personnes ont chacune trois casquettes. On est des associés : on participe à la vie civile et on peut faire partie d’une association par exemple. On est aussi dans le marché : on achète, on peut acheter des disques, des places de théâtre, des livres. Et puis on est aussi citoyen. Donc ce n’est pas l’État ou le Marché mais ce sont les personnes qui sont aux centres et qui ont trois responsabilités : associative, citoyenne et économique. On est dans une approche basée sur des Droits de l’homme qui met vraiment les personnes au centre.
On évoquait les langues ou l’expression religieuse, est-ce qu’il y a des bornes à cette liberté culturelle ? Notamment afin d’éviter qu’elle favorise l’éclosion d’une multiplicité de chapelles qui ne communiquent pas ensemble.
Bien sûr que toutes les libertés sont dangereuses. Alors, on peut soit les réduire, soit au contraire, développer leur responsabilité. Les réduire, ça veut dire qu’on va les limiter et qu’on va avoir une conception agressive de la laïcité par exemple. Ou au contraire avoir une conception plus ouverte en pensant que quelqu’un qui a une conception faible de sa religion, au sens de peureuse, de pas assez instruite, va être très vite intolérant. Si au contraire, quelqu’un a une conception suffisamment profonde, instruite de sa religion, il sait très bien que musulmans et chrétiens ont le même dieu, ce qui peut créer une certaine fraternité. C’est par la profondeur des références culturelles qu’on vit l’hospitalité mutuelle, parce que toute référence culturelle, c’est un lieu de rencontre : c’est vrai d’une religion, un courant littéraire, un genre musical, une science… Les libertés culturelles sont les plus dangereuses car non seulement on a le droit de s’exprimer mais en plus on a le droit de changer les codes d’expression. Mais d’un autre côté, une liberté culturelle doit être une liberté instruite. Instruite de ses responsabilités. Le développement, c’est faire beaucoup plus confiance aux personnes en leur disant « oui, vous pouvez être libres mais en même temps responsables ». C’est ce qu’on apprend aux enfants à l’école : vous allez à l’école pour devenir plus libres mais en même temps il faut faire ses devoirs, vous comprenez que la liberté a un prix. Ce n’est pas exactement une limite à la liberté au sens du « ma liberté s’arrête là où commence celle des autres » qui est une devise un peu bourgeoise, nous on dit l’inverse : « ma liberté commence là où commence celle des autres » Quand l’enfant doit apprendre à se taire pour écouter les autres, ce n’est pas seulement pour limiter son temps de parole mais c’est aussi pour écouter ce que dit l’autre, ou l’instit, et devenir plus intelligent. Ta liberté va être augmentée par celle de l’autre.
C’est dialectique ?
Exactement. Et c’est ça la base même de la démocratie. Nos libertés s’appuient les unes sur les autres. Plus nous sommes cultivés dans ce sens-là, c’est-à-dire que nos libertés sont plus instruites, sont plus intelligentes, alors, plus elles sont responsables. Vous avez donc deux dimensions : les droits culturels proprement dits et la dimension culturelle de tous les autres droits de l’homme. La dimension culturelle du droit à l’alimentation, du droit au travail, du droit au logement mais aussi de la liberté d’expression. Si vous avez la liberté d’expression mais que vous ne savez pas maîtriser une langue, tenir un pinceau ou un instrument de musique, votre liberté d’expression ne veut pas dire grand-chose. C’est bien le culturel qui va vous donner la matière, la capacité de vous exprimer. Si chaque droit de l’homme est une capacité (de se nourrir, de travailler, de se loger, etc.), les droits culturels ce sont des capacités de capacités, des connaissances nécessaires pour savoir exercer ses autres droits.
C’est révolutionnaire parce que si vous êtes en face de gens qui sont pauvres, la réaction habituelle c’est de dire, ils sont paresseux, irresponsables ou ils ne connaissent rien, on va leur apporter quelque chose. Tandis que dans cette approche, quelqu’un de pauvre, c’est quelqu’un dont les capacités sont humiliées, méconnues. On va d’abord essayer d’aller les recueillir et les restaurer.
De cette restauration de capacité peut déboucher une sortie de la pauvreté ?
Oui, même si ce n’est pas forcément l’idée de richesse qu’on obtiendrait. C’est à cette personne-là de choisir quel type de développement elle souhaite. On va chercher à l’intime du sujet. Les droits culturels c’est la dignité à l’intime du sujet. Mais c’est en même temps dans ses relations sociales ‑parce que vous choisissez vos amis, etc. C’est à la fois intime et social, c’est comme ça que la société se construit.