Entretien avec Dorothée*Myriam Kellou

Partout où l’on va, le seul lieu qui reste, c’est soi

Illustration : Vanya Michel

Dorothée*Myriam Kel­lou est née en France, d’un père algé­rien qui, comme tant d’autres, s’est long­temps tu dans toutes les langues sur son par­cours d’exil. Enfant sans his­toire, sans mémoire, il n’est pas simple de se construire en tant que per­sonne pour trou­ver sa place dans la socié­té. Jour­na­liste et réa­li­sa­trice, Dorothée*Myriam Kel­lou a arpen­té le monde en quête de ses ori­gines, de sa langue, de son his­toire fami­liale, de l’Égypte à la Pales­tine en pas­sant par les États-Unis et, bien sûr, l’Algérie où elle s’est ren­due avec son père. Dans ces tra­vaux, elle prend le temps de retra­cer ce che­mi­ne­ment per­son­nel pour lui don­ner une vision uni­ver­selle tant la ques­tion de « la nos­tal­gé­rie » reste un impen­sé dont les consé­quences sont encore aujourd’hui por­tées comme de lourds far­deaux par les descendant·es des per­sonnes contraintes à l’exil. Qu’est-ce que la colo­ni­sa­tion fran­çaise a fait à la socié­té algé­rienne ? Quelles réper­cus­sions sur la vie sociale et poli­tique aujourd’hui ?

Si la psy­cha­na­lyste Kari­ma Laza­li s’interroge, dans son ouvrage Le trau­ma colo­nial1 en ces termes « Com­ment éla­bo­rer son his­toire per­son­nelle lorsque le silence paren­tal rejoint le blanc du poli­tique ? Tout est mis en place en France et en Algé­rie pour assu­rer l’impunité de la colo­nia­li­té », Dorothée*Myriam Kel­lou se ques­tionne quant à elle ain­si : « Où ma mémoire est-elle défaillante ? Par­tout j’ai la sen­sa­tion d’un effa­ce­ment, d’une dis­pa­ri­tion dont il me res­te­rait néan­moins des indices ». Ces indices, elle en a fait un film À Man­sou­rah tu nous as sépa­rés, un pod­cast L’Algérie des camps et un livre Nan­cy-Kaby­lie2.

Quelle place occupent l’émotion et les sentiments dans votre travail journalistique au travers duquel vous documentez la mémoire collective algérienne ?

Mon père est pen­dant long­temps res­té silen­cieux sur son his­toire. Je pense que ce qui m’a vrai­ment inter­ro­gée, c’est sa très grande mélan­co­lie par moments. Elle était liée à son exil, mais je n’é­tais pas capable de le nom­mer non plus. En tant qu’en­fant, on est affec­té par l’é­tat émo­tion­nel de ses parents, sans en com­prendre les causes. Et c’est tel­le­ment enva­his­sant émo­tion­nel­le­ment, tel­le­ment bou­le­ver­sant que je pense que j’ai eu besoin de com­prendre les sources de cette mélan­co­lie qui est vrai­ment consti­tu­tive de mon his­toire. Aujourd’hui, j’utilise le terme de « nos­tal­gé­rie », mais il fau­drait dire les « nos­tal­gé­ries ». À l’o­ri­gine, ça décrit le sen­ti­ment de nos­tal­gie des Européen·nes d’Al­gé­rie qui ont été contraint·es de quit­ter le ter­ri­toire algé­rien et qui vivent une forme de déra­ci­ne­ment, avec en même temps, pour beau­coup, le fan­tasme d’une gran­deur pas­sée. Et il y a aus­si celles et ceux qui arrivent à ques­tion­ner, à décons­truire, à se remettre en ques­tion sur leur place dans l’his­toire. Enfin, je pense qu’il y a aus­si une nos­tal­gie dans beau­coup de familles d’exilé·es, d’immigré·es, descendant·es d’immigré·es, qui par­ti­cipe aus­si à une sorte de fan­tasme du pays d’o­ri­gine qui est mythi­fié, enjo­li­vé, même par­fois une sorte de res­source, de para­dis res­source en com­pa­rai­son avec ce qui est vécu en France. J’ai bien conscience qu’en réa­li­té, nous sommes Français·es, mais on a tel­le­ment de dif­fi­cul­tés à le dire du fait du contexte que c’est un peu la ligne de fuite. C’est la ten­ta­tion aus­si d’une échap­pa­toire, mais qui dit en même temps quelque chose de cet atta­che­ment, de tous ces affects qui sont en jeu, qui nous mobi­lisent dans nos créa­tions, dans nos réflexions, dans nos désirs.

Vous avez réalisé un film, produit un podcast, rédigé un livre… Quel rôle doit jouer la culture dans ce travail mémoriel ?

Je crois beau­coup à la culture et je pense qu’elle n’est pas du tout anec­do­tique. Je suis, par exemple, inter­ve­nue en pri­son et j’ai bien vu qu’à par­tir du moment où on était dans l’é­mo­tion, dans le sen­sible et dans la réflexion, il y avait une ren­contre pos­sible. C’est quand on assène des véri­tés qu’il y a une forme de résis­tance au dis­cours. Moi, je pense que l’é­mo­tion déplace et per­met d’ou­vrir des espaces fon­da­men­taux à l’in­té­rieur de soi à une époque où on est tous en train de se figer et de se rigi­di­fier sur des idées. Je crois vrai­ment que tous ces endroits de lec­ture, de pro­jec­tion, même par­fois de chan­sons, sont des endroits que l’on peut ouvrir.

Vous reprenez le terme de « schizophrénie coloniale » que Karima Lazali développe dans son livre Le trauma colonial. Pourriez-vous nous expliquer ce que cela représente ?

Il s’agit d’une sorte de concur­rence dans les allé­geances et dans les loyau­tés. Je pense que l’en­jeu de notre géné­ra­tion, qui gran­dit notam­ment en France, c’est de réus­sir à faire un tra­vail dia­lec­tique, à savoir qu’il y a une thèse, une anti­thèse et nous devons trou­ver com­ment faire la syn­thèse de ses héri­tages sans être dans l’am­pu­ta­tion ni d’un côté ni de l’autre. Per­son­nel­le­ment, je me suis apai­sée grâce à mon tra­vail de créa­tion et d’é­cri­ture. Mais il fut un temps où j’avais l’impression, lorsque je posais un choix, d’être en posi­tion de tra­hi­son d’un autre choix pos­sible, ce qui crée des sen­ti­ments très dou­lou­reux de contra­dic­tion impos­sible à résoudre. Ces der­niers sont mis en concur­rence, et nous entrainent à nous ques­tion­ner sur qui nous sommes vraiment.

Il n’en reste pas moins que le terme « schi­zo­phré­nie » est un terme psy­chia­trique. À cet endroit pré­cis, il est dif­fi­cile pour moi d’ap­pro­fon­dir davan­tage la ques­tion d’un point de vue médi­cal. Mais je pense qu’­his­to­ri­que­ment, il serait inté­res­sant de se ques­tion­ner pour savoir s’il y a eu des recherches là-des­sus, des cas de démence notam­ment. Je pense qu’il y a eu un vrai impact psy­cho­lo­gique qui n’a pas été suf­fi­sam­ment travaillé.

Vous avez très tôt ressenti le besoin impérieux d’apprendre l’arabe. Qu’est-ce que cela représente pour vous d’apprendre la langue parlée par votre père ? Quelle est l’importance de la langue dans votre héritage ? Peut-elle être réparatrice ?

J’ai fait un che­min sans me rendre compte qu’il allait me rame­ner sur cette ques­tion. Comme je l’é­cris dans le livre, enfant, je me reven­dique de père algé­rien. Je me dis Algé­rienne, mais les autres me ren­voient à un vide de trans­mis­sion de la langue et de la mémoire. Petit à petit, j’ai conscience qu’il y a un endroit de vide que je cherche à com­bler. Et donc très vite, je deviens obsé­dée par l’idée d’apprendre l’arabe, mais cette obses­sion est aus­si un moteur. Iro­nie du sort, j’ai réa­li­sé bien plus tard que mon père ne parle pas l’a­rabe, mais le kabyle. Quoi qu’il en soit, la langue arabe fait aus­si par­tie d’un héri­tage, et elle y occupe une place consé­quente. Je pense que la langue est un point d’ac­cès impor­tant. À tra­vers la langue, on a accès à des ima­gi­naires et à des mondes dif­fé­rents. En appre­nant l’a­rabe, je me suis confron­tée à des idées et à des pen­sées que ce soit en Égypte, en Tuni­sie, au Maroc, en Pales­tine, en Syrie, au Liban, ou ailleurs. En fait, avoir accès à la langue nous déplace, cela nous décentre. Et je pense que c’est tout l’in­té­rêt de ce travail.

Tous ces dépla­ce­ments dans des langues dif­fé­rentes m’ont aidée à mieux appro­cher et à mieux com­prendre ces ques­tions que je n’ar­ri­vais pas à for­mu­ler. Et je pense à ce rap­port de l’U­NES­CO sur l’im­por­tance de l’en­sei­gne­ment dans la langue mater­nelle. Or le bilin­guisme en France n’est pas du tout encou­ra­gé — à part pour l’an­glais et l’al­le­mand, éven­tuel­le­ment l’i­ta­lien. On est à un niveau affli­geant de recon­nais­sance du patri­moine lin­guis­tique. Je me dis qu’on perd beau­coup de temps et que ces langues, nos langues, dis­pa­raissent alors que cela crée beau­coup de mal-être de ne pas connaitre la langue de ses ancêtres, et donc de ne pas se sen­tir relié par les mots. Cela crée une sorte de hia­tus douloureux.

Ceci rejoint également ce que vous partagez à l’égard de votre double prénom et de votre manière de l’écrire. Pouvez-vous nous expliquez ?

Il s’agissait pour moi de rendre visibles mes dif­fé­rents héri­tages. Mon pré­nom en France, c’est Doro­thée. Mais j’ai un deuxième pré­nom, Myriam, et quand je vais en Algé­rie, mon père me pré­sente avec ce deuxième pré­nom. J’ai donc déci­dé de gar­der mes deux pré­noms pour me pré­sen­ter. J’ai ima­gi­né, en m’inspirant de ces « iden­ti­tés traits d’union » aux États-Unis, ajou­ter un trait d’union entre Doro­thée et Myriam. Mais je me suis ren­du compte que visuel­le­ment, ce trait, c’était aus­si une néga­tion : Doro­thée moins Myriam. Ce n’était pas ce que j’avais envie de racon­ter. J’ai donc trans­for­mé ce trait d’union en asté­risque en me disant que ce signe repré­sen­tait une mul­ti­pli­ca­tion pos­sible. Et c’est ça que j’ai envie de gar­der comme idée, celle d’une mul­ti­pli­ca­tion, d’une plu­ra­li­té pos­sible, pas d’une néga­tion – une injonc­tion bien trop dans l’air du temps avec la mon­tée de l’extrême droite.

Dans votre ouvrage, vous vous demandez si les peurs que l’extrême droite met en avant ne renverraient pas à celles de l’ancien colon attaché à ses privilèges. Il me semble impossible de ne pas lier cette idée à la forte progression du Rassemblement National aux récentes élections législatives françaises…

C’est vrai que quand je pré­sente mon livre ou mon film à des jeunes qui ont entre 20 et 30 ans, je les sens en vrai ques­tion­ne­ment. Iels sont perdu·es dans leur construc­tion per­son­nelle et ne savent pas à qui se réfé­rer. Iels vivent un malaise quo­ti­dien parce qu’ef­fec­ti­ve­ment, iels subissent des vio­lences sym­bo­liques, de dépré­cia­tion, des vio­lences psy­cho­lo­giques de stig­ma­ti­sa­tion. Com­ment se construire avec cette vio­lence subie, quand, en plus, on n’a pas héri­té des richesses de son his­toire ? Et c’est une vraie ques­tion d’actualité quand, grâce au tra­vail d’enquête du jour­na­liste Farid Ali­lat, on découvre les ori­gines kabyles du lea­der du RN Jor­dan Bar­del­la dont l’arrière-grand-père a immi­gré en France au début du 20e siècle. Ali­lat a retra­cé toute son his­toire alors que son frère est retour­né dans leur vil­lage d’origine. Ce tra­vail d’enquête ques­tionne. Quel type d’in­té­gra­tion est-ce qu’on pro­pose en reniant un héri­tage ? Je crois vrai­ment que c’est cet endroit-là, celui de l’hé­ri­tage et de la connexion à son héri­tage qui per­met d’empêcher une vio­lence et une haine de soi qu’on retourne ensuite contre l’autre. En fait, le dis­cours domi­nant est tel­le­ment violent que par moments, moi, je me suis ren­du compte que très incons­ciem­ment, je peux moi-aus­si inté­rio­ri­ser le mépris qui s’ex­prime à l’é­gard de soi. Il s’agit donc d’une résis­tance de tous les ins­tants. Nous devons prendre conscience du cli­mat raciste issu de l’héritage colo­nial. Celui-ci est très peu ques­tion­né et conti­nue de nous tou­cher au niveau de nos incons­cients. On doit vrai­ment s’en libé­rer. En outre, je pense qu’avec cette peur du déclas­se­ment des classes popu­laires, il y a effec­ti­ve­ment la ten­ta­tion de voter pour le RN puisqu’il refor­mule une domi­na­tion raciale. Et ça, je trouve qu’il fau­drait davan­tage le pen­ser parce que ça nous bloque dans l’his­toire, ça nous refige dans un moment de l’his­toire qu’on n’a pas assez tra­vaillé et qu’on ne veut pas tra­vailler. Je pense que tant que ce ne sera pas vrai­ment fait, on res­te­ra dans des sortes de bar­rages per­ma­nents face à une extrême droite qui va être de plus en plus forte.

Vous avez vécu et travaillé en Palestine. Quel lien tissez-vous entre la lutte de libération de l’Algérie et ce qui se déroule en Palestine ? Y voyez-vous une lame de fond qui serait similaire ?

C’est vrai que tout ça était très incons­cient pour moi, mais le fait d’a­voir été en Pales­tine, d’a­voir docu­men­té l’oc­cu­pa­tion, ça m’a vrai­ment pré­pa­rée au tra­vail de recherche sur l’oc­cu­pa­tion fran­çaise en Algé­rie. J’y étais en 2008 et 2010, au moment de l’o­pé­ra­tion « Plomb dur­ci » à Gaza qui a fait plus de 1400 morts. J’ai assis­té à l’expropriation de vil­lages, de terres, à l’expulsion de familles. On était dans un contexte déjà hyper violent, et vrai­ment dans cette logique de dépos­ses­sion his­to­rique assor­tie de la domi­na­tion d’un peuple sur un autre. Ce sont des logiques que j’ai retrou­vées dans l’his­toire colo­niale en Algérie.

La dif­fi­cul­té, et c’est là où on est piégé·es par l’his­toire, c’est que, comme le dit Edward Saïd, les Palestinien·nes sont « les vic­times des vic­times ». C’est là que ça devient com­pli­qué à pen­ser puisque comme on a une approche mani­chéenne de l’his­toire, il est deve­nu impos­sible de dire qu’il y a les bons et les méchants. C’est main­te­nant que nous allons avoir besoin du tra­vail des historien·nes et qu’iels s’expriment publi­que­ment, comme le fait Ilan Pap­pé, en affir­mant que les anciennes vic­times peuvent deve­nir des bour­reaux. C’est à cet endroit qu’il faut ces­ser de ne pas ques­tion­ner Israël aujourd’­hui parce qu’on est dans une situa­tion que lui, en tant qu’historien israé­lien, qua­li­fie de géno­cide. On est encore ici sur une bataille de voca­bu­laire qui empêche de pen­ser l’his­toire. Il le disait encore très jus­te­ment récem­ment dans une inter­view en décla­rant que, pour évo­quer l’expulsion for­cée de 1948, les Palestinien·nes uti­lisent le terme de Nak­ba. Et en fait, nak­ba signi­fie catas­trophe en arabe, ce qui sous-entend qu’il n’y aurait pas de res­pon­sable. Or, toute la ques­tion est de nom­mer les res­pon­sables. Je pense que dans le contexte de l’Al­gé­rie colo­niale, étant don­né qu’il n’y a pas eu de pro­cès en rai­son des lois d’am­nis­tie, on n’a pas nom­mé les res­pon­sables. C’est toute l’importance du tra­vail des historien·nes qui vont, par exemple, citer le tor­tion­naire Jean-Marie Le Pen dans la cas­bah à Alger pen­dant la bataille d’Al­ger. Cela per­met de retra­cer des res­pon­sa­bi­li­tés. Et donc oui, il y a toute la ques­tion de l’ef­fa­ce­ment, à la fois des crimes et des res­pon­sa­bi­li­tés, qui se rejoue aus­si dans le contexte pales­ti­nien. D’où l’im­por­tance d’in­ter­na­tio­na­li­ser cette cause, parce que ça a été le cas aus­si pour l’Al­gé­rie. On voit bien qu’à Gaza, l’ac­cès au ter­ri­toire est blo­qué pour les jour­na­listes parce qu’il y a un enjeu d’in­for­ma­tion et de nar­ra­tion. Dans une cer­taine mesure, je retrouve ces enjeux autour de l’Al­gé­rie colo­niale. Donc oui, c’est très simi­laire, et ce rap­pro­che­ment dérange.

Il est donc nécessaire de poursuivre le travail et de documenter ce qui est en train de se dérouler pour visibiliser ce qui se passe là-bas du mieux qu’on peut…

Le plus pos­sible, oui. Moi, je crois beau­coup au tra­vail des historien·nes, des juristes aus­si, c’est à cet endroit que ça va se jouer. Mal­heu­reu­se­ment, pour empê­cher les crimes, là, on est tel­le­ment démuni·es. Même si on peut ima­gi­ner des solu­tions de sanc­tions, de pres­sion, mais bon, voi­là, la mobi­li­sa­tion importe, on l’a vu dans l’his­toire de l’Al­gé­rie colo­niale. Même on sait qu’elle est à la marge, il faut conti­nuer à aller battre le pavé.

  1. Kari­ma Laza­li, Le trau­ma colo­nial, La Décou­verte, 2018.
  2. Dorothée*Myriam Kel­lou, Nan­cy-Kaby­lie, Gras­set, 2024.

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