Avec plus de 50 représentations à son actif et plus d’une centaine à venir, La Convivialité laboure France et Belgique avec succès alors que le texte de la pièce vient de paraitre aux éditions Textuel sous le titre La faute de l’orthographe. Cette conférence théâtralisée, pour ne pas dire gesticulée, nous révèle d’abord une histoire un peu tue de l’orthographe, faite de hasard, d’erreurs, d’accidents, d’arbitraire, de raisons techniques ou de décisions politiques. Ainsi en est-il par exemple des pluriels en ‑x, dont l’origine provient d’une mauvaise interprétation d’abréviations utilisées par les moines copistes… L’orthographe n’est donc pas descendue du ciel pour être révélée aux francophones mais résulte d’une construction sinueuse.
La pièce montre aussi à quel point des décisions politiques ont visé à rendre délibérément difficile l’accès à l’orthographe. L’Académie française ayant en effet tout fait, dès le 17e siècle, pour en faire un instrument de sélection et d’inégalité, de distinction et de pouvoir pour « distinguer les gens de lettres d’avec les ignorants et les simples femmes ». Depuis 1835 environ (où un nouveau dictionnaire de l’Académie consacre les formes les plus compliquées contre celles plus simples auparavant en vigueur), nous écrivons ainsi avec une orthographe contenant énormément d’exceptions, de fioritures, de chichis, de références pompeuses à l’étymologie, de lettres muettes et avec très peu de correspondances phonétiques entre la langue écrite et la langue parlée. Pour des raisons qui n’ont donc rien de naturel (l’orthographe, contrairement à la langue est rarement « naturelle » puisqu’elle est un code choisi), et dans de très nombreux cas, rien de logique.
Sauf que l’opinion majoritaire des pays francophones s’oppose à ce qu’elle évolue, à ce qu’on puisse y toucher, même si c’est pour l’améliorer comme l’a timidement tenté la rectification de 1990. Car, outre les institutions, ce sont également, nous, les gens, qui montrons un respect quasi religieux à son égard. Et qui rechignons en majorité à ce qu’on puisse imaginer corriger les erreurs de l’orthographe, notamment parce qu’il nous en a coûté de l’apprendre. Comment changer le rapport qu’on entretient avec ce qui devrait être un outil de communication et non une source d’oppression ?
« TOUT CELA N’EST PEUT- ÊTRE QU’UN MALENTENDU »
Pour Arnaud Hoedt, « le tout premier objectif de la pièce, c’était de débloquer la parole. On voulait que les gens se permettent de s’interroger sur l’orthographe en montrant qu’elle n’est pas une chose qu’on doit révérer et servir sans réfléchir, mais plutôt qu’elle nous sert à nous. Qu’elle est d’abord et avant tout un outil ».
Pour ce faire, il est nécessaire de lever un malentendu fondamental qui préside à la plus grande passion et déraison dans les débats : la confusion entre la langue et l’orthographe, entre l’oral et l’écrit. « Car l’orthographe, c’est l’écriture de la langue, c’est-à-dire le code graphique qui sert à retranscrire la langue orale. » Ce n’est donc pas la langue elle-même. C’est un outil au service de la langue « à la manière des partitions pour la musique ». Il est dès lors légitime de se demander s’il s’agit d’un bon outil ou non, et comment on peut l’améliorer en réduisant la part d’absurdités, d’aberrations, d’exceptions et de difficultés non fondées de l’expression écrite.
Le but, en rendre l’accès plus facile pour tous, et utiliser le temps gagné à son apprentissage pour acquérir d’autres ressources langagières. « Les détracteurs des réformes orthographiques parlent de « simplification », un mot qui induit une idée de perte et de paresse. En réalité, on va améliorer, on ne va pas faire moins, on va faire mieux. » Les deux auteurs proposent en effet que tout ce temps gagné soit converti dans l’apprentissage d’autres ressources linguistiques : « Tout le temps qu’on ne consacrerait plus à « choux-hiboux-cailloux » ou à des dictées, on pourrait le consacrer au non verbal, à la syntaxe, à écouter l’autre, à argumenter, à apprendre les syllogismes, à détricoter les impostures intellectuelles et faire en sorte que nos enfants soient moins victimes des fake news. » Bref : développer l’esprit critique et l’expression plutôt que de se farcir des listes d’exception.
DISCRIMINER PAR L’ORTHOGRAPHE
« L’esprit critique semble s’arrêter au seuil de l’orthographe », nous rappelle la pièce. Et ce, y compris dans les milieux progressistes. Il y a une cécité à ne pas arriver à lier ensemble la question de l’orthographe et des enjeux d’égalité. Car les conséquences de ces difficultés — que certains travestissent en « subtilités » —, de cette complexité de l’orthographe, c’est qu’elle devient un filtre social. Car avec l’orthographe, rappelle Arnaud, « il y a ceux qui l’ont et ceux qui ne l’ont pas. Les enfants s’identifient très tôt à leur camp. »
Du côté des perdants : « Une fois que l’enfant a compris que c’est que c’était trop difficile pour lui, parce qu’il est dyslexique ou qu’il n’arrive pas à comprendre la logique orthographique, il a tendance à jeter le bébé avec l’eau du bain et à se dire « le français, c’est pas pour moi ». Et du coup, à évacuer tout ce qui fait la richesse de la communication, la littérature, la lecture, la beauté de la langue, et peut-être même la culture francophone en général ». De l’autre côté, on a les gagnants qui « vont s’identifier à cette culture patrimoniale traditionnelle et devenir eux-mêmes les bourreaux, les nouveaux gardiens de l’église orthographique, en répétant que l’orthographe c’est la langue, que la langue c’est la culture et qu’il n’est donc pas question d’y toucher. »
Par cette complexité entretenue, on empêche certaines catégories venant d’un milieu moins favorisé, notamment des immigrés, d’avoir accès à la langue : « Le fait que l’orthographe, porte d’entrée sur la langue, soit fermée à double tour ou exige un code hyper biscornu est problématique ». On parle d’écriture inclusive pour évoquer la féminisation de la langue mais « en fait, c’est toute l’écriture qui n’est pas inclusive, qui exclut une partie de gens qui voudraient s’intégrer, qui exige d’eux qu’ils montrent patte blanche avant d’avoir le droit de pouvoir s’exprimer, à qui on dit : « tu es mauvais en orthographe donc tu es mauvais en français donc tu es mauvais dans la culture française ». »
Outre ces enjeux d’intégration, c’est évidemment en tant qu’outil de reproduction sociale des classes sociales que l’orthographe joue, car on n’est pas socialement égaux devant elle : « C’est tout le propos du livre Les Héritiers de Bourdieu, plus les enfants disposeront de conditions de travail à la maison qui permettent l’apprentissage, de parents qui parlent français et pas une autre langue à la maison, eux-mêmes ayant une bonne orthographe et un rapport sacralisant à la langue, meilleur sera l’apprentissage de l’orthographe par l’enfant. » Bref, « les difficultés de l’orthographe vont accentuer les inégalités sociales à l’école ». Phénomène qui se poursuivra ensuite pour l’accès à l’emploi, car la maitrise de l’orthographe sera souvent un critère d’embauche implicite.
Néanmoins, la discrimination par la langue ne disparaitra jamais totalement, se recomposant probablement ailleurs. Et s’il reste important de pouvoir déterminer qui écrit bien et qui n’écrit pas bien, « la vraie question, c’est sur quel critère on base cette distinction. S’appuyer sur l’orthographe, sur les listes d’exception à apprendre par cœur est infondé, car on discrimine alors en fonction des conditions de travail et du fait d’avoir ou non une bonne mémoire. »
VERS UNE NORME PLUS CONVIVIALE
Le public est très réceptif à ces arguments déposés tout en douceur. Y compris les « grammar nazis », ces obsédés de l’orthographe, ceux-là mêmes qui ne répondent jamais sur le fond sur les forums internet mais laissent des commentaires type « quand tu sauras écrire sans fautes, on discutera ». Ils viennent voir le spectacle et en sortent perturbés dans leurs fondements. La forme aide à cet effet : « on a mis trois ans pour écrire ce spectacle, car on a vraiment pesé et pensé chaque mot. On voulait que ce soit le plus doux et le moins militant possible. On vient vraiment en posant les choses scientifiquement, en disant « on a découvert que… vous en pensez quoi ? » Il n’y a aucune agressivité ou volonté de revanche dans le propos. » Ce qui désamorce les conflits habituels lors des débats qui suivent chaque représentation : « comme tout le monde a bien compris la différence entre la langue et l’orthographe, les débats sont extrêmement riches parce que les gens parlent vraiment d’orthographe. » Les échanges, pacifiés, ne portant plus sur le fait de changer ou pas l’orthographe mais sur ce qu’on change de l’orthographe, comment on le change et à quel rythme. « Ils se rendent bien compte qu’on ne veut pas que chacun écrive comme il le veut, mais qu’on veut une nouvelle norme commune ».
Si on facilite l’approche de l’orthographe en rendant les règles plus logiques et en corrigeant certaines absurdités, on amènera plus de gens à maitriser la langue écrite, on donnera un accès plus direct à l’écriture… et on réduira aussi le nombre de fautes commises. « Il faut dire aux gens qui n’aiment pas les fautes d’orthographe que si on améliore l’orthographe, il y aura inévitablement beaucoup moins de fautes ! En turc, où l’orthographe est parfaitement phonétique, la faute d’orthographe n’existe pas ! Et les enfants l’apprennent en deux semaines ! » Même si ce n’est pas possible que le français arrive à ce niveau-là, il pourrait par exemple suivre le chemin de l’espagnol dont l’orthographe « est pratiquement devenue phonétique, à force de réforme, tous les 15 – 20 ans, simplement parce qu’elle n’a pas cessé d’évoluer avec la langue. »
Rendre l’orthographe conviviale, ce serait la mettre au service de l’homme et non l’inverse. Ça serait par exemple modifier l’accord du participe passé avec l’auxiliaire avoir, une règle due à une mauvaise interprétation des grammairiens d’erreurs de recopie des moines qu’Arnaud juge absurde et ultra complexe, alors même qu’à l’oral, l’accord n’est quasiment plus marqué… « On pourrait donc simplement se dire qu’on accorde le participe avec l’auxiliaire être et qu’on n’accorde plus avec l’auxiliaire avoir. Tout d’un coup, avec une seule nouvelle règle, le niveau global de la population en orthographe augmenterait significativement ! Et on arrêterait de se fliquer les uns les autres sur cette question. L’idée c’est d’arriver à une tolérance orthographique assez grande pour que pendant une ou deux générations, on oublie progressivement certaines fautes ».
La convivialité, c’est aussi viser une société qui respecte la liberté d’expression, qui donne accès à l’expression par l’écriture à tout le monde. « L’écriture est un droit. On devrait tous avoir le droit d’écrire. Après, il y en a qui écrirait bien, d’autres moins bien, mais avoir accès au code ça devrait être fondamental. Si on veut vivre et communiquer ensemble, à quoi bon passer son temps à regarder comment l’autre écrit, intéressons-nous plutôt à ce qu’il raconte. »
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