Il y a quelque temps, j’ai reçu une lettre d’huissier me réclamant une trentaine d’euros pour un mois d’abonnement téléphonique soi-disant non payé, auxquels s’ajoutaient plusieurs centaines d’euros de frais de rappels et de procédures. La fin de la lettre me menaçait de près de 1000 euros de frais d’huissier, de justice, etc. Après de multiples démarches et coups de téléphone, j’ai pu prouver que j’étais dans mon bon droit et n’avais pas à payer ce mois d’abonnement. Il m’a alors été demandé d’écrire une lettre expliquant le détail de l’histoire. Ce que j’ai fait immédiatement. Peu après, je recevais un courrier du même huissier qui m’informait que tout était résolu et que je n’avais plus rien à payer.
Suite à cette mésaventure, je me suis rendu compte des multiples compétences que j’avais dû mettre en œuvre pour arriver à ce résultat : la lecture et la compréhension d’un texte écrit dans un langage administratif bien spécifique, expliquer ma situation par téléphone et finalement faire valoir mes arguments dans un courrier. À chaque étape, j’ai dû faire preuve d’une excellente maitrise de la langue d’usage.
Cela met en évidence une question essentielle : et si cette langue n’avait pas été ma langue maternelle ? Et même si elle l’avait été, si je n’avais pas été en mesure de maitriser les niveaux de langue nécessaire, que se serait-il passé ? Peut-être que, impressionné par les menaces, j’aurais payé les quelques centaines d’euros injustement réclamées. Ou pire, je ne me serais pas rendu compte de l’importance de la situation et je l’aurais niée jusqu’à ce qu’il soit trop tard, que l’huissier sonne à ma porte et que je m’endette faute de pouvoir payer.
C’est à ce type d’injustices causées par la non-maitrise de la langue que sont quotidiennement confrontés les écrivaines et écrivains publics de notre réseau. Souvent, leurs usagères et usagers viennent les trouver en dernier recours, proches du désespoir et ne sachant plus vers qui se tourner. Leur situation, déjà précaire, risque de basculer vers la grande pauvreté par la seule faute d’un courrier mal géré.
UNE FRACTURE LINGUISTIQUE
Ce qui pour moi n’a été qu’une mésaventure peu agréable et ne m’aura couté qu’un timbre peut entrainer des situations sociales inextricables. La principale raison en est une difficulté dans la maitrise de la langue d’usage. En effet, que l’on soit un primo-arrivant ne parlant pas français, un ou une Belge analphabète ou n’importe quelle personne ayant ou n’ayant pas fait d’études, on peut toutes et tous être confrontés un jour ou l’autre à un registre linguistique qui nous dépasse et, si nous ne possédons pas les ressources nécessaires, les conséquences peuvent être dramatiques.
Il est communément admis que la langue peut être un lieu d’exclusion et de domination1. Elle détermine non seulement notre rapport au monde, mais aussi notre place dans la société. Les groupes sociaux se regroupent et se reconnaissent par le registre linguistique qu’ils utilisent, que l’on pense par exemple au verlan des « jeunes des cités ». Mais elle peut également exclure. Prenons l’exemple d’une personne récemment arrivée sur le territoire qui voudrait savoir si elle a droit aux allocations d’études pour ses enfants et qui se retrouve face au texte suivant : « Les personnes à charge à prendre en considération sont celles reprises sur le dernier avertissement-extrait de rôle. Sont pris en compte les revenus de toutes les personnes qui figurent sur la même composition de ménage, à l’exception des revenus des personnes qui poursuivent des études supérieures de plein exercice. »2 Irait-elle au bout de la démarche ou renoncerait-elle à ces allocations ?
La complexification sans cesse grandissante de la langue administrative, les démarches de plus en plus techniques et informatisées3, l’éloignement des services publics du citoyen, mais aussi la diminution générale des capacités langagières parmi la population créent, en plus de la fracture sociale, une fracture linguistique.
DES TENTATIVES DE RÉPONSES
Pour lutter contre ces injustices, des citoyennes et des citoyens militants se mobilisent. Ils et elles sont retraitées, chômeuses ou salariées. Ils ont en commun d’aimer lire et écrire et de vouloir aider les autres, celles et ceux qui ont eu moins de chance qu’eux disent-ils souvent. Ces futures écrivaines et écrivains publics suivent 20 jours d’une formation exigeante. Une fois celle-ci terminée, ces bénévoles se rendent dans des communes, des CPAS, des bibliothèques, des prisons ou encore des associations de tout type. Ils y rédigent des courriers, écrivent des mails, font des recherches internet, passent des coups de téléphone… Mais surtout, ils écoutent, comprennent, conseillent et luttent à leur mesure, en prise directe avec le terrain, contre cette fracture linguistique qui les révolte.
Ils sont une réelle initiative citoyenne visant à réduire ces inégalités. Sur l’ensemble de la Wallonie et à Bruxelles, ce sont près de 150 personnes qui s’investissent dans cette fonction, plus de 5.000 courriers sont rédigés annuellement et autant de personnes dans des situations souvent critiques sont aidées. Le point commun de ces situations est le fait qu’elles sont causées par des difficultés à maitriser certains niveaux de langage.
Au sein de PAC, les écrivaines et écrivains publics sont constitués en réseau et se comportent comme des « vigies sociales ». Ils sont en effet à un excellent poste d’observation des injustices sociales, qu’elles soient liées à la fracture linguistique ou à des défaillances du service public4. Les membres de notre réseau rencontrent souvent des personnes dépassées par des problèmes administratifs, que ce soit dû à des opérateurs publics ou privés d’ailleurs. Une des premières tâches à laquelle ils sont confrontés est un travail de traduction. Comment traduire des documents, qu’eux-mêmes ont parfois du mal à comprendre, dans une langue accessible à des non-francophones ou à des personnes maitrisant mal la langue ? Leur travail se voit également confronté au contrôle grandissant des administrations (par exemple le Forem, l’Onem, les CPAS, etc.) vis-à-vis des personnes les plus fragilisées. De plus en plus, les écrivaines et écrivains publics sont amenés à interpeler les pouvoirs publics à propos des difficultés qu’ils observent.
Outre cette mission de première ligne d’accompagnement à la rédaction de courriers, certaines et certains écrivains publics ont eu la volonté d’effectuer un travail plus en profondeur. L’objectif de ces actions collectives que nous organisons est de permettre aux personnes les plus fragilisées d’exprimer les injustices qu’elles vivent et de les dénoncer. Elles peuvent prendre la forme d’ateliers d’écriture, de recueils collectifs de récits de vies, de lectures à voix haute. Et permettent à des sans-papiers, des primo-arrivant, des détenus, des personnes en réinsertion sociale, etc. de trouver un espace d’expression et un moyen de se réapproprier la langue5. Ce peuvent être également des demandeurs d’emploi qui lors d’un atelier d’écriture rédigent des lettres de non-motivation ou les écrivain·e·s publics eux-mêmes qui, en formation continuée, s’amusent à s’égarer dans les méandres des discours « langue de bois ».
VERS DES SOLUTIONS STRUCTURELLES
Nous le constatons au quotidien, le travail effectué par les membres du réseau Espace Écrivain public de PAC contribue réellement à la lutte contre les inégalités causées par la langue. Toutefois, les écueils sont nombreux : malgré tous nos efforts, la fonction reste méconnue du grand public, elle peut également être victime d’une instrumentalisation ou d’une mise en concurrence de la part des différents services. Et surtout, la fonction souffre d’une absence de statut et d’une réelle reconnaissance de la part des pouvoirs publics.
Malgré toute la bonne volonté de nos écrivaines et écrivains publics et de nos animateurs et animatrices, la question de la réduction de la fracture linguistique continue de se poser. Ce travail est de plus en plus nécessaire, mais nous craignons que devant la diminution des moyens et du personnel des services publics6, ils se déchargent d’une partie de leurs missions sur les bénévoles et donc sur les écrivain·e·s publics.
Une lutte contre des inégalités aussi importantes que celles liées au langage ne peut pas être confiée uniquement à la solidarité citoyenne. Il faut qu’enfin les différents niveaux de pouvoirs se rendent compte que les politiques publiques ne peuvent pas faire l’économie d’une réelle politique linguistique7. C’est à eux de prendre en charge de manière efficace la formation de base, l’alphabétisation, le français langue étrangère, mais aussi l’appropriation de la langue française, et surtout la mise en place d’une réelle simplification de la langue administrative, juridique, commerciale, etc. Tant que cela ne sera pas réalisé, le travail de bénévoles, aussi impliqués soient-ils que les écrivaines et écrivains publics, ne sera jamais qu’un emplâtre sur une jambe de bois.
- J.-M. Klinkenberg, La langue dans la cité, Vivre et penser l’équité culturelle, Les Impressions nouvelles, 2015, pp. 40 – 52.
- Arrêté du Gouvernement de la Communauté française fixant la condition peu aisée des candidats à une allocation d’études ainsi que les critères servant à déterminer les montants des allocations d’études, du 21/09/2016, Art 1, §1.
- Pour rester sur l’exemple des allocations d’étude, la procédure de demande se fait désormais principalement en ligne et a mis de nombreuses personnes en difficulté qui se sont rendues chez les écrivaines et écrivains publics. Cela a même conduit à l’envoi d’une lettre aux ministres responsables ainsi qu’à l’administration.
- Voir l’article « Entre le marteau et la plume » de Cécile Mantello et des écrivains publics de Liège in Agir par la culture, n°47, automne 2016, pp.26 – 27.
- Nous citerons par exemple les ateliers d’écriture qui ont eu lieu avec des sans-papiers liégeois et qui ont servi de base au spectacle « Je rêvais de manger des croissants chaque dimanche » ou encore les ateliers de la Régie de quartier d’Angleur qui ont accompagnés pendant longtemps la permanence d’écrivain public.
- Le Forem qui renvoie de plus en plus souvent les demandeurs d’emploi vers les écrivain·e·s publics pour rédiger des CV et des lettres de motivation. Cf. « Entre le marteau et la plume », op.cit.
- J.-M. Klinkenberg, La langue dans la cité, op.cit., p. 14.