Pourquoi des Journées du Matrimoine et pourquoi à Bruxelles ?
Apolline Vranken : La genèse est assez marrante. Je suis tombée sur cet article de Maïté Warland et tout spontanément, je l’ai partagé sur mon profil Facebook en mode « Qui est chaud ? ». J’étais très motivée et j’ai lancé un appel pour trouver des personnes qui voudraient organiser ça avec moi. Je m’étais rendu compte que j’avais des choses à raconter, que j’avais déjà fait des visites guidées féministes, que je pourrais appeler ma prof d’histoire, et, en fait, je voyais déjà une petite programmation se dessiner. Et puis une camarade de cours m’a écrit en me disant qu’elle était partante et voilà ! En deux mois, on lançait les Journées du Matrimoine. Tout ça a été très spontané. Et franchement, au moment où je l’ai lancé, je ne me suis jamais dit que ça deviendrait ce que c’est aujourd’hui. Il n’y avait pas de vision.
Si cela s’est fait à Bruxelles, c’est parce que je suis bruxelloise et que ma connaissance du territoire à la fois géographique, associatif et culturel est ancrée dans la capitale. Quand on parle d’histoire des femmes et des minorités, ça demande de faire appel à des expertises, une simple recherche sur Google ne donne pas de résultat. Et cette expertise, elle est dans le chef de personnes qui vivent là, qui travaillent là, ou dont c’est le territoire de recherche. Ce qui était mon cas.
Quel était l’objectif de départ ?
AV : Dès la première édition, dans notre ADN, il y avait l’objectif de parler du matrimoine historique et du matrimoine contemporain, des enjeux des luttes féministes actuelles. Ce n’était peut-être pas formulé en termes d’objectifs, mais il y avait autant ces enjeux contemporains de droit à la ville, de réflexion par le prisme du genre sur les luttes urbaines, que la question des béguinages et tous les enjeux matrimoniaux et historiques. Au fil des éditions, nous essayons toujours d’améliorer nos propositions. Il y a des choses qui vont être très opérationnelles, nous essayons de faire davantage d’activités en néerlandais, plus d’animations, et puis il y a des choses qui sont de l’ordre d’une vision stratégique, à savoir mettre en place des activités jeunesse, réfléchir en termes d’accessibilité au sens large, avec des collectifs comme F.R.I.D.A. (Féministe Radicalement Inclusive et Définitivement Anti-validiste) et Fat Friendly (collectif de lutte contre la grossophobie), intégrer la question de l’accessibilité pour les familles, et plus particulièrement pour les familles monomarentales [en regard au terme monoparental, puisque les parents solos sont majoritairement des femmes — NDLR], une garderie pour les enfants. Ce qui a changé aussi, c’est que, depuis 2021 nous nous sommes entourées d’un comité d’accompagnement qui amène vraiment une vision transversale, et qui nous permet aussi d’avoir une programmation intersectionnelle, tout en gardant en tête de ne pas devenir un festival féministe pluridisciplinaire, mais de garder notre empreinte « matrimoine ».
Cela fait maintenant trois ans que des Journées du Matrimoine sont organisées à Charleroi et, cette année, une première édition a eu lieu à Mons. Qu’est-ce qui vous a incitées à vous lancer ?
Marie Demoustiez : Il y a quelques années, nous avons intégré le Conseil consultatif pour l’égalité hommes/femmes de Mons, mais on s’est vite rendu compte que le travail au sein de cette plateforme était compliqué, en termes de timing et de partenariat, notamment. Du coup, on a décidé de mener certains projets avec eux, et à côté de ça, on a rédigé une note d’intention que nous avons soumise à Picardie Laïque. On l’a retravaillée ensemble pour qu’elle convienne à nos deux structures, puis nous avons proposé à Soralia de nous rejoindre. L’idée était de réfléchir ensemble à un programme d’activités lié à de futures Journées du Matrimoine parce qu’on avait les mêmes objectifs, à savoir faire ressortir l’invisibilité des femmes au niveau de la ville de Mons, mais aussi se questionner par rapport à son histoire. C’est là qu’est né le double projet, d’une part celui des oubliées de l’histoire et d’autre par celui de la Ducasse inclusive. On s’est inspirée de ce qui se fait à Bruxelles, mais sans en faire un copier-coller. On voulait faire ça à notre sauce, en restant ancrées au sein de nos territoires.
Margaux Joachim : Il y a dix ans, nous avons créé un collectif qui s’appelle Charliequeen. Notre idée de départ était de réfléchir la place des femmes dans l’espace public. On a fait pas mal d’actions, il y a plein de choses qui ont été créées à partir de là dont une exposition, nous avons aussi intégré la Commission odonymique [Branche de la toponymie qui s’intéresse aux noms des rues — NDLR) pour pouvoir changer les noms des rues. La première fois qu’on a entendu parler des Journées du Matrimoine, c’est à l’occasion de celles de Paris, avant qu’elles n’arrivent à Bruxelles. Et pour nous, ça a tout de suite été une évidence qu’on arrivait à un stade où on avait de quoi monter un événement de ce type.
On s’inspire assez fort de l’esprit bruxellois, entre autres avec la question du matrimoine historique, architectural, social comme elles le font à Bruxelles, mais aussi toute la question de l’appropriation de l’espace public par les femmes en partant du principe que demain, on n’a plus envie de devoir refaire le même constat. Ainsi, il y a une journée qu’on attribue à la question de l’urbanisme sensible au genre, tandis que le reste du week-end est consacré à la question des métiers et du matrimoine commun historique.
Qu’est-ce qui vous distingue de ce qui se fait à Bruxelles ?
MJ : Je dirais qu’on s’indépendantise parce que nous formons un groupe citoyen et que notre programmation, élaborée par les membres de ce groupe, s’inscrit dans notre travail d’éducation permanente, ce qui, cela dit en passant, n’est pas toujours facile. À Bruxelles, je pense qu’elles ont moins cette dimension. Et surtout, on essaye, comme le disait Marie, de coller au territoire carolo. Nous ne sommes pas du tout sur les mêmes réalités et nous ne touchons pas le même public.
Marianela Gallegos : Il me semble important de mentionner qu’au début, si l’objectif était la construction de Journées du Matrimoine, on s’est vite rendu compte qu’il y avait tout un processus à construire avant. À commencer par la rédaction d’une note d’intention politique. Au début, notre note d’intention ne mentionnait pas du tout la question décoloniale ni celle des femmes racisées. C’est nous qui avons amené ces thématiques, tout comme celle du matrimoine intime. Ce sont ces ajouts qui ont permis de construire ces deux expositions « Héroïnes oubliées » et « Ducasse inclusive » et le podcast « Héroïnes oubliées du Matrimoine Montois », en gardant toujours en tête ce que nous apportent les femmes qui ne sont pas belges aujourd’hui. C’est tout ce volet éducation permanente derrière qu’on a essayé de faire coller avec ce qu’on fait. C’était essentiel.
Est-ce que tu as l’impression que les choses ont évolué en cinq ans ? Au sein de la société civile, au niveau politique, les Journées du Matrimoine ont-elles eu un impact ?
AV : Oui et d’abord parce qu’il y a eu les petites sœurs à Mons et à Charleroi. D’ailleurs, à Charleroi, je dirais même que c’est juste une sœur. Sans se calquer à notre vision, mais en se disant qu’elles voyaient l’intérêt de parler d’hier et d’aujourd’hui, celui de la loupe intersectionnelle, de faire à la fois des visites guidées mais aussi des ateliers ou des événements grand public, elles se sont lancées. Je pense que notre force, c’est de sortir de cette idée muséale qui peut potentiellement aussi être un frein à une série de profils parmi notre public. Une de nos plus belles réussites, c’est d’être devenues, l’Architecture qui dégenre et les Journées du Matrimoine à Bruxelles, un pont entre le monde académique, le monde culturel, le monde associatif, et même les écoles d’art et de conservation. On rassemble toute une série de profils, en ce compris les aficionados des Journées du Patrimoine, nouvellement rebaptisées « Heritage Days », et c’est un beau succès à mes yeux. Notre force, c’est de décloisonner, et au-delà, de créer des collaborations. Par exemple, nous avons des conventions tripartites avec diverses administrations, notamment la cellule architecture et la cellule égalité des genres de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Et au fil du temps, on s’est rendu compte que c’était des directions qui n’avaient jamais travaillé ensemble. Et donc nous, on crée des ponts même au sein des administrations, et ça, c’est génial. Il y a clairement du gender-mainstreaming [Stratégie qui vise à renforcer l’égalité entre les hommes et les femmes en réservant une place à la dimension de genre dans la politique gouvernementale — NDLR] à aller faire partout, et il y a des enjeux urbains à aller défendre aussi du côté de l’égalité. Donc oui, ça bouge, mais c’est fragile. Et effectivement, quand Urban.brussels (l’administration qui soutient le développement territorial de la Région Bruxelles Capitale) nous a dit que Heritage Days incluait tout le monde, nous, on a maintenu qu’on n’allait pas arrêter d’aller faire du gender-mainstreaming au sein de leur programmation en continuant d’avoir une action spécifique parce que les deux sont nécessaires. À la fois rentrer dans la grande histoire, mais aussi continuer à montrer que c’est une lutte, que rien n’est encore conquis et qu’on doit encore se battre.
À Charleroi, vous venez de clôturer votre troisième édition. As-tu pu percevoir des changements concrets que vos luttes auraient permis de faire exister ?
MJ : Le plus concret, c’est le changement de noms de rues. On fait partie de la Commission odonymique, cela prend du temps de faire bouger les lignes, mais il y a des choses qui sont en cours et certains noms ont déjà été attribués. Ce qui est intéressant aussi, c’est que nous interpellons des musées, ou des acteurs du tourisme pour leur proposer de réfléchir à la question du genre dans leurs balades et leurs visites. Si ce n’est pas quelque chose sur laquelle ils sont forcément à l’aise, ils font un travail spécifique pour les Journées du Matrimoine. Je pense notamment à une balade sur la verrerie du côté de Lodelinsart. Un des guides s’est complètement pris au jeu, il a fait plein de recherches alors que c’était une chose à laquelle il n’avait jamais pensé. Et voilà, maintenant, sa visite est au féminin et elle est super intéressante.
On ne travaille pas chaque année avec les musées, mais je pense que ça permet de mettre un angle là où ils ne sont pas toujours hyper attentifs. Donc oui, concrètement, je pense que ça fait évoluer les choses. Le public aussi est différent. Là où, sur la question féministe, notamment lors de notre événement « Femmes de Mars », on retrouve un public convaincu, les Journées du Matrimoine rassemblent un tout autre public. Sur la question décoloniale, on travaille avec I See You, une association afrodescendante carolo. Grâce à elles ainsi qu’à leurs partenaires de Belgian Entreprenoires et aFreeKam, une nouvelle statue de Kimpa Vita a été inaugurée pendant les Journées du Matrimoine 2024 dans le parc de Couillet. Elles ont fait un gros travail sans nous, mais on a sans doute permis l’émergence de ça, et elles nous le reconnaissent. C’est super chouette. Tout le boulot leur revient, mais c’est gai parce qu’on a vraiment été associées et elles ont organisé une journée complète autour de la figure de Kimpa Vita lors de cette édition 2024. Ça, c’est quand même très concret. On est très fières que cette statue puisse être là. Elle fait d’ailleurs partie d’un réseau mondial de statues de Kimpa Vita.
Et à Mons, après votre première édition, vous sentez des lignes bouger ? Vous parliez de décolonisation, vous pensez avoir pu amener ce genre de question davantage à l’avant-plan ?
MG : Je pense que c’est encore trop tôt parce que nous avons touché des publics différents, mais c’était aussi stratégique. Nous avions contacté d’autres structures pour toucher d’autres personnes. Mais l’idée, c’est de continuer à travailler, surtout dans le contexte actuel. Nous aussi, on est en contact avec I See You, donc c’est bien, ça fera lien. On voudrait créer une balade féministe décoloniale à Mons. Cela fait partie de nos projets pour l’année prochaine.
Et pour rebondir, auriez-vous envie de nous raconter quelque chose qui vous a marqué lors de cette première édition ?
MG : Lors d’un atelier sur la question du matrimoine ici et ailleurs, nous avions convié des intervenantes d’origine étrangère. Or, les personnes qui participaient étaient des personnes en insertion socioprofessionnelle d’origine belge. Cela nous a permis d’amener la question décoloniale au sein de nos Journées du Matrimoine. C’est un travail de très longue haleine et cela m’a laissé des questionnements pour la suite et comment amener cette question dans le projet matrimoine sans qu’il ne soit question de « faire la morale » à d’autres gens sur ce thème-là.
MD : J’ai été très émue par la réaction du groupe de filles qui avaient lancé une pétition pour devenir actrices du petit Doudou. Malmenées sur les réseaux sociaux, elles ont été très touchées par la fresque. Elles nous ont dit se sentir soutenues et écoutées dans leurs combats parce qu’elles trouvent inacceptable de ne pas pouvoir prendre part au folklore parce qu’elles sont des femmes.
Y aurait-il, Margaux, sur ces trois éditions, un moment qui t’aurait touché plutôt qu’un autre ?
MJ : On a pas mal travaillé la question de l’immigration, année après année. L’an dernier, nous avons produit une création sonore, « Ciao Nona », qui traite du matrimoine à travers trois générations de femmes italiennes. Le groupe Charliequeen y interviewe une grand-mère – la nona –, une fille et sa petite-fille. Cette création a été diffusée en présence de la nona, mais aussi de pas mal de personnes de la communauté turque, certaines de la première génération, dont une qui est ensuite venue présenter son histoire. Et c’était dingue de similitude, c’était beau, c’était très émouvant. On était une quarantaine, et ça a été pour moi un des moments les plus forts. C’était plutôt du matrimoine intime, mais, en même temps, l’histoire de l’immigration à Charleroi, comme partout, c’est intéressant et important.
Apolline, aurais-tu envie de nous partager un élément marquant pour toi dans cette aventure ?
AV : Ce dont je me rends compte, c’est que tant parmi les membres de l’Architecture qui dégenre, que parmi les équipes de Charleroi et de Mons, il y a cette même volonté de se mouiller en termes de contenus et en termes politiques. C’est une prise de risque que j’aime bien. Et puis, ce que j’aime bien aussi dans nos trois organisations, c’est qu’on fait quelque chose de digne. C’est-à-dire qu’on n’est pas là avec des bouts de ficelles, à faire un peu ceci, un peu cela, à mal payer les gens, etc. Non, on paye l’expertise, on est alignées avec une éthique féministe sur le plan professionnel, mais au-delà de ça, on vise une qualité exemplaire dans ce qu’on propose au public. Et ça, malheureusement, ce n’est pas le cas partout. Nous avons ce côté « On y va, on se mouille », mais aussi « Si on le fait, on le fait bien ». Plutôt qu’un moment marquant, j’ai envie de garder que quand j’y vais, je suis fière, je me sens digne et je me dis qu’il faut maintenir le cap que je poursuis, parce que c’est une façon de prendre soin de nos mémoires, mais aussi de nous en tant que travailleureuses et du public. Et franchement, maintenir ce cap constitue un cercle vertueux.