Entretien avec Stéfanne Prijot

Volcan : questionner le désir d’enfant dans un monde qui brûle

Après La vie d’une petite culotte et de celles qui la fabriquent qui éclai­rait les condi­tions de vie et de tra­vail des femmes tra­vaillant dans les han­gars des indus­tries du tex­tile, la réa­li­sa­trice belge Sté­fanne Pri­jot, donne avec Vol­can, de la voix à la ques­tion de la liber­té des femmes au Chi­li. Dans ce long métrage docu­men­taire, on suit Cami­la, dan­seuse tren­te­naire habi­tant à Val­pa­rai­so, dans sa quête poli­tique qui inter­roge le désir d’avoir un enfant. Un voyage ini­tia­tique où s’entremêlent intime et poli­tique puisque luttes éco­lo­giques et fémi­nistes s’invitent dans le récit. Esprit libre qui a subi un avor­te­ment clan­des­tin dans un pays où l’IVG reste pas­sible de trois ans de pri­son, Cami­la prend la liber­té de réflé­chir ouver­te­ment à la mater­ni­té comme un choix per­son­nel et non plus comme une norme dic­tée par la pres­sion fami­liale et sociale. Car, s’interroge-t-elle, peut-elle décem­ment, dans un monde qui brûle, don­ner aujourd’hui nais­sance à un enfant ?

Dans Volcan, vous donnez la parole à Camila, jeune Chilienne en plein questionnement sur son désir de donner naissance à un enfant dans le monde actuel. Pourquoi avoir choisi le Chili pour interroger cette question du désir de maternité ?

Tout sim­ple­ment parce que j’ai habi­té au Chi­li pen­dant un an et demi. Au départ, je suis par­tie un peu à l’aventure avec mon com­pa­gnon. Nous sommes arri­vés en 2019, en plein sou­lè­ve­ment social. Ça bou­geait de par­tout. C’était des bruits, des chants, des mani­fes­ta­tions. C’était une ambiance abso­lu­ment sur­vol­tée. La popu­la­tion récla­mait de vrais chan­ge­ments, il y avait de la rage, des besoins d’exploser les poli­tiques du moment.

Et puis, au Chi­li tout appelle à tenir la camé­ra tou­jours prête. Les murs de la ville sont colo­rés, il y a des tags par­tout, les murs hurlent. La nature aus­si est très belle, très puis­sante. Tout était assez ciné­ma­to­gra­phique pour moi. Nous avons com­men­cé tous les deux à fil­mer, nous ne pou­vions plus nous arrê­ter. Au Chi­li tout est exa­cer­bé : le patriar­cat est plus fort, le néo­li­bé­ra­lisme aus­si, les chan­ge­ments cli­ma­tiques se voient à l’œil nu, la vio­lence des rap­ports socioé­co­no­miques est beau­coup plus pré­gnante. Tout cela nous don­nait encore plus envie de filmer.

Au début nous fil­mions dans le but d’archiver tous ces moments si impor­tants. Mais en paral­lèle de ces actions citoyennes, j’avais tou­jours une ques­tion qui me tarau­dait, celle du désir d’enfant dans le monde actuel. En réa­li­té, j’avais beau­coup de mal à en par­ler c’était comme un secret qu’on garde dans le creux de la gorge. En Bel­gique, je ren­con­trais de plus en plus de femmes, par exemple par­mi mes amies, qui me par­laient de ce ques­tion­ne­ment. Et cela m’a stu­pé­faite que de l’autre côté de la pla­nète, au Chi­li, alors que les droits sont dif­fé­rents, alors que nous n’avons pas les mêmes cultures, on retrouve cepen­dant les mêmes ques­tions glo­bales et structurelles.

Comment avez-vous rencontré Camila ?

J’ai d’abord cher­ché à ren­con­trer des femmes qui allaient par­ler sur ce sujet. J’avais envie de par­ler de l’avortement et du désir, ou du non-désir, d’enfant. J’ai réa­li­sé énor­mé­ment d’interviews. Comme nous étions en pleine pan­dé­mie de Covid à ce moment-là, cela se fai­sait beau­coup via Zoom. Le bouche-à-oreille a fonc­tion­né abon­dam­ment et Cami­la est un jour appa­rue… C’était au cours d’un petit déjeu­ner qui a duré jusqu’à l’après-midi ! Je la trou­vais intel­li­gente et pro­fonde. Je l’ai ensuite fil­mée en train de dan­ser. Mais aus­si en chin­chi­ne­ra [sorte de femme orchestre jouant et dan­sant dans la rue NDLR]. À noter qu’en prin­cipe, c’est une acti­vi­té réser­vée aux hommes, mais que Cami­la, dans un geste fémi­niste, a déci­dé de s’emparer de cette discipline.

J’ai vu tout de suite qu’elle avait un joli rap­port avec la camé­ra. Car par­fois on ren­contre quelqu’un de super cha­ris­ma­tique, mais une fois qu’on le filme, c’est le blo­cage total. Avec Cami­la, j’ai vu quelqu’un qui avait « l’appel de la camé­ra » et qui s’est ter­ri­ble­ment impli­quée. Elle m’a fait beau­coup de pro­po­si­tions et a nour­ri la nar­ra­tion. Elle connais­sait et par­ta­geait vrai­ment mes inten­tions. J’ai pu la fil­mer dans son inti­mi­té, au plus proche de ses émo­tions. J’ai pu par­ta­ger les dis­cus­sions avec ses amies et ses proches. Elle fai­sait par­tie inté­grante de l’équipe. Et c’est là que s’est déve­lop­pée toute la por­tée col­lec­tive du film.

Pourquoi Camila a‑t-elle accepté d’être suivie par votre caméra ?

Elle avait vrai­ment envie de par­ler de son his­toire d’avortement clan­des­tin, de ce qui lui était arri­vé. De par­ler de ce long pro­ces­sus de tris­tesse mais aus­si racon­ter la honte, la culpa­bi­li­sa­tion, le juge­ment que les méde­cins lui ont clai­re­ment fait res­sen­tir. Elle sou­hai­tait que son expé­rience, son cou­rage, son vécu parlent et soient utiles aux autres femmes. Cami­la vou­lait aus­si mettre l’accent sur le non-accès aux soins de san­té et à l’éducation au Chi­li. Des fac­teurs impor­tants qui ajoutent au fait qu’il est dif­fi­cile pour elle d’imaginer mettre un enfant au monde. Cepen­dant, mal­gré son avor­te­ment, ce ques­tion­ne­ment de désir d’enfant reste tou­jours bien présent.

Les luttes écologiques et féministes, la défense du vivant et des droits des femmes traversent tout ce documentaire et s’entremêlent…

Oui, on le sent très fort dans le film, notam­ment dans la ville de Val­pa­rai­so, il y a une ten­sion qui vibre. Ça se res­sent dans les tags et dans les mani­fes­ta­tions fémi­nistes et poli­tiques. Il y a un bouillon­ne­ment. Et puis dans ce docu-fic­tion, Cami­la quitte la ville pour trois semaines et se lance dans un voyage ini­tia­tique. Elle s’arrête dans un pre­mier temps en Arau­ca­nie dans le sud du Chi­li, où elle ren­contre une femme du peuple autoch­tone des Mapuches. Cette femme a un point de vue dif­fé­rent sur l’existence et la nais­sance des enfants. Par exemple, les croyances pré­disent que les ancêtres pré­vien­dront à un moment qu’il faut arrê­ter de faire des enfants. Puis dans un deuxième temps, je l’accompagne en Pata­go­nie, où elle va réflé­chir seule, aller un peu plus loin dans son inti­mi­té. À l’image d’un voyage intérieur.

Les femmes sont de plus en plus nombreuses à se demander si elles doivent donner naissance à un enfant au vu des conditions actuelles. Qu’est-ce que vous leur souhaitez leur dire ? Quels sont les côtés positifs pour les inciter à franchir le pas et quels sont les freins qui incitent à prendre la décision de ne pas en faire ?

C’est vrai­ment toute la ques­tion du film… Mais il n’y a pas de morale à la fin de l’histoire, je ne le vou­lais abso­lu­ment pas. Je ne dis pas qu’il faut faire des enfants ou ne pas en faire, mais j’affirme qu’on doit être libre de choi­sir. Le film fait sur­tout prendre conscience que la ques­tion existe encore plus aujourd’hui et qu’il y a beau­coup de sous-ques­tions qui en découlent. Que ce soient les ques­tions qui touchent les luttes fémi­nistes, éco­lo­giques ou sociales. À l’heure actuelle, les injonc­tions sociales pesant sur ce choix de faire des enfants me semblent tota­le­ment désuètes.

Quelles sont les réactions des femmes chiliennes par rapport à l’interdiction de l’avortement ?

Près d’un mil­lion de femmes ont par­ti­ci­pé à la Marea verde [« Marée verte », mou­ve­ment social fémi­niste sud-amé­ri­cain dont le droit à l’avortement libre, sécu­ri­sé et gra­tuit est l’une des reven­di­ca­tions prin­ci­pales NDLR] pour récla­mer le droit à l’IVG face à un gou­ver­ne­ment alors com­plè­te­ment inféo­dé à l’Église catho­lique. Cette ques­tion est vrai­ment très épi­neuse. Le gou­ver­ne­ment de gauche actuel n’arrive pas à faire pas­ser cette mesure et la pro­po­si­tion de réfé­ren­dum sur le droit à l’IVG a été reje­tée alors que les femmes veulent avoir le choix. Heu­reu­se­ment, il y a encore de l’espoir que les choses changent.

Comment font les femmes qui veulent avorter au Chili ? Se dirigent-elles vers un pays voisin comme l’Argentine ?

Non, elles le font au Chi­li. Il existe des réseaux fémi­nistes clan­des­tins pour les accom­pa­gner dans un avor­te­ment. Car sinon, seules trois causes sont rete­nues pour pou­voir avor­ter léga­le­ment : en cas de viol, en cas de dan­ger pour la mère, ou en cas de dan­ger pour l’enfant – même si dans les faits, c’est rare­ment pris en compte par la police et que cela dépend for­te­ment de l’idéologie du méde­cin qu’une femme aura en face d’elle. Ain­si, si le doc­teur estime que mettre au monde un enfant han­di­ca­pé ne jus­ti­fie pas d’IVG, il ne l’autorisera pas. C’est toute la ques­tion de l’éthique, de qui peut juger de la per­ti­nence et de la dan­ge­ro­si­té pour la femme ou pour l’enfant d’une naissance.

Pensez-vous que la transition démographique mondiale, qui voit une baisse de la natalité, est plus liée au vieillissement ou à la pauvreté plutôt qu’aux questions écologiques qui ne vont qu’en s’aggravant ?

Ça dépend dans quel pays et pour quelle couche sociale. Cela peut être d’ordre éco­no­mique ou idéo­lo­gique, mais ce qui est nou­veau à mon sens, c’est effec­ti­ve­ment le fac­teur éco­lo­gique dans le choix d’enfanter ou non. Il va s’amplifier de plus en plus. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai eu envie d’en faire un documentaire.

Volcan
Un documentaire de Stéfanne Prijot
Belgique, 68’
Iota production, 2024

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