Dans Ainsi l’animal et nous, Kaoutar Harchi livre un récit qui alterne entre références historiques et éléments autobiographiques. Son propos démarre avec un souvenir d’enfance. Une scène inaugurale dans laquelle son camarade, Mustapha, est mordu par un chien policier. En parlant de l’entourage de cet enfant, venu à son secours, Harchi écrit : « La foule, vous savez, hurlait ses colères – Faut crever ce chien qui attaque nos gosses – et les policiers de rétorquer – C’est vous les chiens, c’est vous qu’on va crever ». Cet évènement faussement anecdotique s’inscrit dans une histoire que retrace l’autrice au fil des pages. Comment cette frontière entre, nous, les humains et, eux, les animaux s’est-elle instituée et, finalement, normalisée dans chaque moment de nos vies ? Refuser d’être associé, en tant qu’humain, à la communauté des animaux semblerait légitime. Si nous rejetons ce « dispositif métaphorique » c’est que nous savons que le traitement réservé aux animaux est indigne.
Mais depuis que « l’Occident a fait tomber la nature en disgrâce », certains peuples et certaines catégories de personnes ont accompagné cette chute. Ainsi fallait-il retracer cette histoire, celle qui lie les animaux à certains humains. Celle de la frontière raciale qui vint séparer les « êtres blancs » des autres, animalisés : les peuples autochtones des Amériques, traqués, chassés et exterminés par les colons européens, les Noir·es réduit·es à l’esclavage et objets obsessionnels des discours scientifiques racialistes, les Juif·ves et les Tizganes, victimes d’une « déshumanisation rationnelle », les Algérien·nes enfumé·es dans des grottes avec leur bétail par la France coloniale, ou encore les Musulman·es, toujours suspecté·es d’un « devenir loup » par les discours et politiques islamophobes actuels. Mais aussi l’animalisation des femmes, considérées comme groupe inférieur, très souvent qualifiées de chiennes et dont la « sexualité bestiale » devrait être maitrisée par les hommes. Enfin, le capitalisme s’est aussi fondé sur la déshumanisation du prolétaire dont le travail à la chaine fut, dès les origines, associé à l’abattage des animaux.
Vous écrivez que « les animaux n’étaient pas prédestinés à être des animaux et à le demeurer », qu’il y a eu ce moment dans l’histoire durant lequel les animaux sont devenus des animaux… Comment les animaux ont-ils été fabriqués ?
Il y a la question des animaux qui ont réellement leur vie propre et puis il y a — dans l’histoire des connaissances et l’histoire du savoir occidental – la question de la définition de l’animal ou de l’animalité. Cette question-là a occupé les philosophes pendant des siècles. On peut penser à Descartes et à sa théorie de l’animal-machine, par exemple. Les philosophes ont eu ce souci de pouvoir définir l’animal ou l’animalité, parce qu’ils avaient le besoin de définir son envers, c’est-à-dire définir l’Homme, définir l’humanité. D’ailleurs, on considère que ce qui est un animal n’est pas un Homme et que ce qui est un Homme n’est pas un animal. C’est une logique qui fonctionne sur le principe du tiers exclu. La philosophie a cherché à définir ce qu’était le propre de l’homme.
Cette question du propre de l’Homme renvoie directement à cette forme d’impropre de l’animal. En réalité, les animaux, nous savons peu de choses d’eux. Je veux dire : savoir vraiment. On sait, par contre, dire ce dont manqueraient les animaux, ce qu’ils ne possèdent pas, ce qu’ils ne seraient pas. Cela permet de définir ce qu’est l’Homme avec un grand H.
Vous retracez l’histoire du dualisme, de la séparation entre la nature et la culture. Ce grand partage est indissociable, selon vous, de l’histoire de l’opposition entre civilisation et barbarie. De quelles manières ces deux paradigmes sont-ils interconnectés ?
Dans le langage courant ou dans nos représentations, on considère souvent qu’il existe deux groupes, le groupe des animaux et puis le groupe des humains. C’est ainsi que nous formulons les choses, ordinairement. J’essaye de montrer que cette frontière-là, qui émane de la frontière nature-culture, est une division spontanée, descriptive. Ce n’est pas une division qui nous informe quant au statut moral de chaque individu ou de chaque groupe d’individus. La véritable division qu’on aurait tout intérêt à considérer, c’est plutôt celle qui oppose les êtres humanisés — les êtres qui ont accédé à la communauté morale, la communauté humaine — et les êtres animalisés, qui eux, au contraire, ont été rejetés de cette communauté. Il suffit de penser aujourd’hui aux personnes exilées, et hier aux individus colonisés, aux esclaves. De nombreux groupes humains ont été traités inhumainement. C’est sur ça que je travaille, sur cette division entre les êtres humanisés et les êtres animalisés. De la division nature-culture et de la division animal-humain découlent tout un ensemble de divisions qui continuent à structurer notre rapport au monde : la division civilisation-barbarie, par exemple. Ainsi, les êtres « civilisés » seraient plus proches de l’humanité et les êtres « barbares » seraient plus proches de l’animalité, par leur prétendu instinct, par leur prétendue violence, par leur supposé appétit sexuel incontrôlé et incontrôlable.
Dans ce travail, ce qui était important pour moi, c’était de montrer que l’animalisation des animaux, le fait que les animaux soient des animaux — c’est-à-dire des êtres tuables, des êtres qu’on peut manger, des êtres dont on ne se soucie pas — est une violence ouverte, c’est-à-dire une violence qui en appelle et en justifie bien d’autres. L’oppression des animaux nourrit une chaine d’oppressions. Autrement dit, l’animalisation des animaux rend possible l’animalisation de certaines populations humaines. J’ai essayé alors de mettre en évidence les relations qui existent entre le spécisme – soit l’idéologie qui construit l’espèce d’appartenance d’un individu en tant que critère pertinent de considération morale – et les questions raciale, coloniale, capitaliste, de genre, notamment.
Votre travail est de montrer que ces histoires, qu’on a souvent tendance enseigner de manière compartimentée, sont interconnectées. Votre démarche entend-elle redonner une historicité et à établir des liens qui ne sont pas toujours faits ?
Oui, j’ai voulu montrer qu’une histoire, des effets, des causes, des relations, une dynamique existaient. Cela impliquait de tenter de penser ensemble 1492 et la colonisation des Amériques par les colons d’Europe avec notre époque contemporaine marquée, notamment, par les politiques islamophobes de l’État français. Tout ne se confond pas, bien sûr, mais tout est lié. L’animalisation est ce lien. Le monde est structuré par une zoopolitique, c’est-à-dire un ordre social qui s’articule autour du rapport social d’espèce.
Cette zoopolitique permet aux membres de l’espèce homo sapiens de se dédouaner des crimes commis contre les êtres animalisés. Car, après tout, ce ne sont que des animaux dont la civilisation aurait raison de se protéger. L’animalisation, comme je le disais, est à la fois ce qui rend tuable et ce qui justifie la tuerie.
Les animaux, on peut les chérir, vouloir les conserver et les mettre dans des parcs pour les protéger et, en même temps, les exterminer. Le colonialisme entretient également ce rapport. On peut mettre dans des musées tous les objets et l’art des peuples colonisés qui ont été pillés et, dans le même geste, détruire ces peuples. En quoi le spécisme et le colonialisme entretiennent-ils l’idée commune de la conservation et de la destruction ?
Nous avons un rapport ambivalent aux animaux. Les animaux ne sont pas tous valorisés de la même manière. On valorise beaucoup les chats et les chiens. Le jour d’un mariage, on peut faire un lâcher de colombes mais pas de pigeons, pas de chauve-souris. Les animaux sont eux-mêmes classés selon certains critères : leur apparence, ce dont ils sont capables, leur caractère domesticable, etc. Il y a énormément de choses qui font qu’on aime ou qu’on n’aime pas certains animaux. C’est à mon sens lié à la question de l’intérêt humain et plus particulièrement de la domestication qui vise à produire un monde de confort. Si les chiens sont entrés dans nos vies, ils sont entrés en tant que gardiens, défenseurs. Leur fonction a notamment consisté à protéger les animaux dits « de rente » du loup. Il aura fallu des millénaires et de multiples opérations pour domestiquer le chien.
Quel est votre regard sur les politiques migratoires de l’Union européenne ? Assistons-nous à une montée en puissance de la déshumanisation des personnes en situation d’exil ?
Oui et de manière croissante. Chaque jour apporte son lot de scandales et d’injustices, que ce soit en Méditerranée, dans la Manche ou ailleurs. Les politiques européennes de renforcement des frontières, les prisons flottantes, l’installation de « centres de gestion des migrants » en Albanie, par exemple, tout cela participe à construire la considération morale d’Autrui en tant que privilège. Rappelons que l’on empêche les personnes exilées de poser pied sur la terre ferme : elles sont condamnées à errer sur les mers parce qu’aucun port ne veut les accueillir. Tout le monde n’a pas accès à la terre. Certains sont contraints à une forme de vie aquatique et précaire. On voit que cette animalisation et cette forme de nécropolitique [concept proposé par le philosophe Achille Mbembe pour décrire les mécanismes de domination et de pouvoir qui dictent qui peut vivre et qui doit mourir dans nos sociétés. NDLR] sont absolument terribles et les populations exilées le payent d’une manière abominable.
Votre livre commence avec la dédicace suivante : « Pour Nour et la Palestine ». Sur la question du génocide à Gaza, il y a eu, à plusieurs reprises, un processus d’animalisation des Palestinien·nes. On peut, par exemple, citer les déclarations de différents ministres israéliens, que ce soit celle de Yoav Galan qui parlait des Palestinien·nes comme des « animaux humains » ou encore Bezalel Smotrich qui, récemment, a déclaré au sujet de Gaza : « C’est une société animale qui sanctifie la mort. Très bientôt, nous effacerons à nouveau leur sourire et le remplacerons par des cris de douleur et les gémissements de ceux qui n’ont plus rien ». Que révèlent ces paroles de figures politiques israéliennes ?
Ces citations sont ultra contemporaines et elles sont peut-être notre futur. On constate à quel point il suffit de présenter cette société comme inhumaine, non-humaine, ou sous-humaine pour pouvoir porter atteinte à l’intégrité de ce qui reste de la société palestinienne. Et pour que l’extermination du peuple palestinien puisse se réaliser en toute tranquillité et avec le plein soutien des sociétés occidentales rompues à l’impérialisme et à la violence. Cela montre à quel point le spécisme nourrit le colonialisme et inversement.
En parlant d’un agneau mis à mort, vous écrivez que de cet « œil oxydé, bien que mourant, s’est détaché un dernier regard, un regard pour moi, je n’étais pas alors la seule à voir, l’agneau aussi voyait, et nous nous sommes vus ». Comment mettre en place ce régime de visibilité qui consiste à bien vouloir voir la souffrance d’autrui ?
Nous produisons beaucoup d’ignorance. Le régime d’invisibilité vient directement du fait qu’on choisit d’ignorer certaines choses et d’en connaitre d’autres. Les médiums comme le médium photographique, cinématographique, littéraire ou autres sont extrêmement importants pour contraindre la vue.
Sachant, cependant, que même cette contrainte ne garantit absolument rien. Si on revient au génocide colonial du peuple palestinien, il est sous nos yeux. Il est impossible de ne pas le voir. Mais il y a voir et voir. Il y a voir et considérer que c’est une chose inacceptable. Et puis il y a voir, et ensuite oublier, ne plus se souvenir de ce qui a été vu.
Vous écrivez qu’un jour « le temps des animaux viendra ». En termes de stratégie de lutte, comment sortir du piège de ne pas vouloir être associé à la communauté animale ? Comment peut-on faire communion avec les animaux ?
L’histoire de la gauche est liée à l’histoire de l’idéologie humaniste. Être humain est tenu pour être la plus haute réalisation. Cette vision est critiquable : elle est anthropocentrée. Axel Playoust-Braure et Yves Bonnardel, dans leur livre Solidarité animale, écrivent que « l’humanisme est la forme anthropocentrique que prend le spécisme dans notre civilisation ». C’est très juste. Le fait de considérer l’humanité comme étant le pôle que nous devrions tous et toutes rejoindre, reste problématique parce que l’humanité appelle toujours l’animalité. Ce sont des pôles qui fonctionnent ensemble.
Il faudrait réussir à réfléchir à d’autres manières de construire les choses. La notion de sentience [la capacité à ressentir des douleurs et des émotions NDLR] par exemple, est une notion qui peut être mobilisée. Ainsi, quelqu’un comme Victor Duran-Le Peuch ne parle pas de droits humains mais de droits sentients. Il s’agit des droits qui ne concernent pas simplement les populations liées à l’espèce homo sapiens, mais des droits accordés ou reconnus à tous les individus qui sont sentients. Cette capacité à souffrir, à ressentir le mal, fait de vous un être dont les intérêts sont défendables et respectables. Il y a aussi à cet égard le livre éclairant Zoopolis de Will Kymlicka et Sue Donaldson qui travaillent cette question des utopies : comment faire pour que notre confort ne repose plus sur l’inconfort et la mort d’autres individus ?
Ainsi l’animal et nous
Kaoutar Harchi
Actes Sud, 2024