Entretien avec Kaoutar Harchi

Animalisation et déshumanisation : une histoire commune

Illustration : Vanya Michel

« De nom­breux enjeux poli­tiques se jouent autour de l’animalité » nous dit Kaou­tar Har­chi à tra­vers Ain­si l’animal et nous. La socio­logue et écri­vaine fran­çaise revi­site dans ce livre l’histoire d’un régime de vio­lence, celui de la Moder­ni­té occi­den­tale, afin de mettre en lumière la ques­tion de l’animalité et le pro­ces­sus d’animalisation. Elle y expose une généa­lo­gie : l’exclusion des ani­maux et de cer­tains humains de la com­mu­nau­té de celles et ceux qui ont le droit à la vie. En effet, la cri­tique de la sépa­ra­tion nature-culture reste incom­plète si on ne prend pas aus­si en compte le pro­ces­sus his­to­rique et contem­po­rain de la divi­sion civi­li­sa­tion-bar­ba­rie. Car il aura fal­lu ani­ma­li­ser les ani­maux pour pou­voir ani­ma­li­ser cer­tains humains. 

Dans Ain­si l’animal et nous, Kaou­tar Har­chi livre un récit qui alterne entre réfé­rences his­to­riques et élé­ments auto­bio­gra­phiques. Son pro­pos démarre avec un sou­ve­nir d’enfance. Une scène inau­gu­rale dans laquelle son cama­rade, Mus­ta­pha, est mor­du par un chien poli­cier. En par­lant de l’entourage de cet enfant, venu à son secours, Har­chi écrit : « La foule, vous savez, hur­lait ses colères – Faut cre­ver ce chien qui attaque nos gosses – et les poli­ciers de rétor­quer – C’est vous les chiens, c’est vous qu’on va cre­ver ». Cet évè­ne­ment faus­se­ment anec­do­tique s’ins­crit dans une his­toire que retrace l’au­trice au fil des pages. Com­ment cette fron­tière entre, nous, les humains et, eux, les ani­maux s’est-elle ins­ti­tuée et, fina­le­ment, nor­ma­li­sée dans chaque moment de nos vies ? Refu­ser d’être asso­cié, en tant qu’humain, à la com­mu­nau­té des ani­maux sem­ble­rait légi­time. Si nous reje­tons ce « dis­po­si­tif méta­pho­rique » c’est que nous savons que le trai­te­ment réser­vé aux ani­maux est indigne.

Mais depuis que « l’Occident a fait tom­ber la nature en dis­grâce », cer­tains peuples et cer­taines caté­go­ries de per­sonnes ont accom­pa­gné cette chute. Ain­si fal­lait-il retra­cer cette his­toire, celle qui lie les ani­maux à cer­tains humains. Celle de la fron­tière raciale qui vint sépa­rer les « êtres blancs » des autres, ani­ma­li­sés : les peuples autoch­tones des Amé­riques, tra­qués, chas­sés et exter­mi­nés par les colons euro­péens, les Noir·es réduit·es à l’esclavage et objets obses­sion­nels des dis­cours scien­ti­fiques racia­listes, les Juif·ves et les Tiz­ganes, vic­times d’une « déshu­ma­ni­sa­tion ration­nelle », les Algérien·nes enfumé·es dans des grottes avec leur bétail par la France colo­niale, ou encore les Musulman·es, tou­jours suspecté·es d’un « deve­nir loup » par les dis­cours et poli­tiques isla­mo­phobes actuels. Mais aus­si l’animalisation des femmes, consi­dé­rées comme groupe infé­rieur, très sou­vent qua­li­fiées de chiennes et dont la « sexua­li­té bes­tiale » devrait être mai­tri­sée par les hommes. Enfin, le capi­ta­lisme s’est aus­si fon­dé sur la déshu­ma­ni­sa­tion du pro­lé­taire dont le tra­vail à la chaine fut, dès les ori­gines, asso­cié à l’abattage des animaux.

Vous écrivez que « les animaux n’étaient pas prédestinés à être des animaux et à le demeurer », qu’il y a eu ce moment dans l’histoire durant lequel les animaux sont devenus des animaux… Comment les animaux ont-ils été fabriqués ?

Il y a la ques­tion des ani­maux qui ont réel­le­ment leur vie propre et puis il y a — dans l’his­toire des connais­sances et l’his­toire du savoir occi­den­tal – la ques­tion de la défi­ni­tion de l’a­ni­mal ou de l’a­ni­ma­li­té. Cette ques­tion-là a occu­pé les phi­lo­sophes pen­dant des siècles. On peut pen­ser à Des­cartes et à sa théo­rie de l’a­ni­mal-machine, par exemple. Les phi­lo­sophes ont eu ce sou­ci de pou­voir défi­nir l’a­ni­mal ou l’a­ni­ma­li­té, parce qu’ils avaient le besoin de défi­nir son envers, c’est-à-dire défi­nir l’Homme, défi­nir l’hu­ma­ni­té. D’ailleurs, on consi­dère que ce qui est un ani­mal n’est pas un Homme et que ce qui est un Homme n’est pas un ani­mal. C’est une logique qui fonc­tionne sur le prin­cipe du tiers exclu. La phi­lo­so­phie a cher­ché à défi­nir ce qu’é­tait le propre de l’homme.

Cette ques­tion du propre de l’Homme ren­voie direc­te­ment à cette forme d’im­propre de l’a­ni­mal. En réa­li­té, les ani­maux, nous savons peu de choses d’eux. Je veux dire : savoir vrai­ment. On sait, par contre, dire ce dont man­que­raient les ani­maux, ce qu’ils ne pos­sèdent pas, ce qu’ils ne seraient pas. Cela per­met de défi­nir ce qu’est l’Homme avec un grand H.

Vous retracez l’histoire du dualisme, de la séparation entre la nature et la culture. Ce grand partage est indissociable, selon vous, de l’histoire de l’opposition entre civilisation et barbarie. De quelles manières ces deux paradigmes sont-ils interconnectés ?

Dans le lan­gage cou­rant ou dans nos repré­sen­ta­tions, on consi­dère sou­vent qu’il existe deux groupes, le groupe des ani­maux et puis le groupe des humains. C’est ain­si que nous for­mu­lons les choses, ordi­nai­re­ment. J’es­saye de mon­trer que cette fron­tière-là, qui émane de la fron­tière nature-culture, est une divi­sion spon­ta­née, des­crip­tive. Ce n’est pas une divi­sion qui nous informe quant au sta­tut moral de chaque indi­vi­du ou de chaque groupe d’in­di­vi­dus. La véri­table divi­sion qu’on aurait tout inté­rêt à consi­dé­rer, c’est plu­tôt celle qui oppose les êtres huma­ni­sés — les êtres qui ont accé­dé à la com­mu­nau­té morale, la com­mu­nau­té humaine — et les êtres ani­ma­li­sés, qui eux, au contraire, ont été reje­tés de cette com­mu­nau­té. Il suf­fit de pen­ser aujourd’hui aux per­sonnes exi­lées, et hier aux indi­vi­dus colo­ni­sés, aux esclaves. De nom­breux groupes humains ont été trai­tés inhu­mai­ne­ment. C’est sur ça que je tra­vaille, sur cette divi­sion entre les êtres huma­ni­sés et les êtres ani­ma­li­sés. De la divi­sion nature-culture et de la divi­sion ani­mal-humain découlent tout un ensemble de divi­sions qui conti­nuent à struc­tu­rer notre rap­port au monde : la divi­sion civi­li­sa­tion-bar­ba­rie, par exemple. Ain­si, les êtres « civi­li­sés » seraient plus proches de l’hu­ma­ni­té et les êtres « bar­bares » seraient plus proches de l’animalité, par leur pré­ten­du ins­tinct, par leur pré­ten­due vio­lence, par leur sup­po­sé appé­tit sexuel incon­trô­lé et incontrôlable.

Dans ce tra­vail, ce qui était impor­tant pour moi, c’é­tait de mon­trer que l’a­ni­ma­li­sa­tion des ani­maux, le fait que les ani­maux soient des ani­maux — c’est-à-dire des êtres tuables, des êtres qu’on peut man­ger, des êtres dont on ne se sou­cie pas — est une vio­lence ouverte, c’est-à-dire une vio­lence qui en appelle et en jus­ti­fie bien d’autres. L’oppression des ani­maux nour­rit une chaine d’oppressions. Autre­ment dit, l’a­ni­ma­li­sa­tion des ani­maux rend pos­sible l’a­ni­ma­li­sa­tion de cer­taines popu­la­tions humaines. J’ai essayé alors de mettre en évi­dence les rela­tions qui existent entre le spé­cisme – soit l’idéologie qui construit l’espèce d’appartenance d’un indi­vi­du en tant que cri­tère per­ti­nent de consi­dé­ra­tion morale – et les ques­tions raciale, colo­niale, capi­ta­liste, de genre, notamment.

Votre travail est de montrer que ces histoires, qu’on a souvent tendance enseigner de manière compartimentée, sont interconnectées. Votre démarche entend-elle redonner une historicité et à établir des liens qui ne sont pas toujours faits ?

Oui, j’ai vou­lu mon­trer qu’une his­toire, des effets, des causes, des rela­tions, une dyna­mique exis­taient. Cela impli­quait de ten­ter de pen­ser ensemble 1492 et la colo­ni­sa­tion des Amé­riques par les colons d’Europe avec notre époque contem­po­raine mar­quée, notam­ment, par les poli­tiques isla­mo­phobes de l’É­tat fran­çais. Tout ne se confond pas, bien sûr, mais tout est lié. L’animalisation est ce lien. Le monde est struc­tu­ré par une zoo­po­li­tique, c’est-à-dire un ordre social qui s’articule autour du rap­port social d’espèce.

Cette zoo­po­li­tique per­met aux membres de l’es­pèce homo sapiens de se dédoua­ner des crimes com­mis contre les êtres ani­ma­li­sés. Car, après tout, ce ne sont que des ani­maux dont la civi­li­sa­tion aurait rai­son de se pro­té­ger. L’animalisation, comme je le disais, est à la fois ce qui rend tuable et ce qui jus­ti­fie la tuerie.

Les animaux, on peut les chérir, vouloir les conserver et les mettre dans des parcs pour les protéger et, en même temps, les exterminer. Le colonialisme entretient également ce rapport. On peut mettre dans des musées tous les objets et l’art des peuples colonisés qui ont été pillés et, dans le même geste, détruire ces peuples. En quoi le spécisme et le colonialisme entretiennent-ils l’idée commune de la conservation et de la destruction ?

Nous avons un rap­port ambi­va­lent aux ani­maux. Les ani­maux ne sont pas tous valo­ri­sés de la même manière. On valo­rise beau­coup les chats et les chiens. Le jour d’un mariage, on peut faire un lâcher de colombes mais pas de pigeons, pas de chauve-sou­ris. Les ani­maux sont eux-mêmes clas­sés selon cer­tains cri­tères : leur appa­rence, ce dont ils sont capables, leur carac­tère domes­ti­cable, etc. Il y a énor­mé­ment de choses qui font qu’on aime ou qu’on n’aime pas cer­tains ani­maux. C’est à mon sens lié à la ques­tion de l’in­té­rêt humain et plus par­ti­cu­liè­re­ment de la domes­ti­ca­tion qui vise à pro­duire un monde de confort. Si les chiens sont entrés dans nos vies, ils sont entrés en tant que gar­diens, défen­seurs. Leur fonc­tion a notam­ment consis­té à pro­té­ger les ani­maux dits « de rente » du loup. Il aura fal­lu des mil­lé­naires et de mul­tiples opé­ra­tions pour domes­ti­quer le chien.

Quel est votre regard sur les politiques migratoires de l’Union européenne ? Assistons-nous à une montée en puissance de la déshumanisation des personnes en situation d’exil ?

Oui et de manière crois­sante. Chaque jour apporte son lot de scan­dales et d’injustices, que ce soit en Médi­ter­ra­née, dans la Manche ou ailleurs. Les poli­tiques euro­péennes de ren­for­ce­ment des fron­tières, les pri­sons flot­tantes, l’installation de « centres de ges­tion des migrants » en Alba­nie, par exemple, tout cela par­ti­cipe à construire la consi­dé­ra­tion morale d’Autrui en tant que pri­vi­lège. Rap­pe­lons que l’on empêche les per­sonnes exi­lées de poser pied sur la terre ferme : elles sont condam­nées à errer sur les mers parce qu’au­cun port ne veut les accueillir. Tout le monde n’a pas accès à la terre. Cer­tains sont contraints à une forme de vie aqua­tique et pré­caire.  On voit que cette ani­ma­li­sa­tion et cette forme de nécro­po­li­tique [concept pro­po­sé par le phi­lo­sophe Achille Mbembe pour décrire les méca­nismes de domi­na­tion et de pou­voir qui dictent qui peut vivre et qui doit mou­rir dans nos socié­tés. NDLR] sont abso­lu­ment ter­ribles et les popu­la­tions exi­lées le payent d’une manière abominable.

Votre livre commence avec la dédicace suivante : « Pour Nour et la Palestine ». Sur la question du génocide à Gaza, il y a eu, à plusieurs reprises, un processus d’animalisation des Palestinien·nes. On peut, par exemple, citer les déclarations de différents ministres israéliens, que ce soit celle de Yoav Galan qui parlait des Palestinien·nes comme des « animaux humains » ou encore Bezalel Smotrich qui, récemment, a déclaré au sujet de Gaza : « C’est une société animale qui sanctifie la mort. Très bientôt, nous effacerons à nouveau leur sourire et le remplacerons par des cris de douleur et les gémissements de ceux qui n’ont plus rien ». Que révèlent ces paroles de figures politiques israéliennes ?

Ces cita­tions sont ultra contem­po­raines et elles sont peut-être notre futur. On constate à quel point il suf­fit de pré­sen­ter cette socié­té comme inhu­maine, non-humaine, ou sous-humaine pour pou­voir por­ter atteinte à l’in­té­gri­té de ce qui reste de la socié­té pales­ti­nienne. Et pour que l’ex­ter­mi­na­tion du peuple pales­ti­nien puisse se réa­li­ser en toute tran­quilli­té et avec le plein sou­tien des socié­tés occi­den­tales rom­pues à l’im­pé­ria­lisme et à la vio­lence. Cela montre à quel point le spé­cisme nour­rit le colo­nia­lisme et inversement.

En parlant d’un agneau mis à mort, vous écrivez que de cet « œil oxydé, bien que mourant, s’est détaché un dernier regard, un regard pour moi, je n’étais pas alors la seule à voir, l’agneau aussi voyait, et nous nous sommes vus ». Comment mettre en place ce régime de visibilité qui consiste à bien vouloir voir la souffrance d’autrui ?

Nous pro­dui­sons beau­coup d’ignorance. Le régime d’invisibilité vient direc­te­ment du fait qu’on choi­sit d’i­gno­rer cer­taines choses et d’en connaitre d’autres. Les médiums comme le médium pho­to­gra­phique, ciné­ma­to­gra­phique, lit­té­raire ou autres sont extrê­me­ment impor­tants pour contraindre la vue.

Sachant, cepen­dant, que même cette contrainte ne garan­tit abso­lu­ment rien. Si on revient au géno­cide colo­nial du peuple pales­ti­nien, il est sous nos yeux. Il est impos­sible de ne pas le voir. Mais il y a voir et voir. Il y a voir et consi­dé­rer que c’est une chose inac­cep­table. Et puis il y a voir, et ensuite oublier, ne plus se sou­ve­nir de ce qui a été vu.

Vous écrivez qu’un jour « le temps des animaux viendra ». En termes de stratégie de lutte, comment sortir du piège de ne pas vouloir être associé à la communauté animale ? Comment peut-on faire communion avec les animaux ?

L’histoire de la gauche est liée à l’histoire de l’idéologie huma­niste. Être humain est tenu pour être la plus haute réa­li­sa­tion. Cette vision est cri­ti­quable : elle est anthro­po­cen­trée. Axel Playoust-Braure et Yves Bon­nar­del, dans leur livre Soli­da­ri­té ani­male, écrivent que « l’huma­nisme est la forme anthro­po­cen­trique que prend le spé­cisme dans notre civi­li­sa­tion ». C’est très juste. Le fait de consi­dé­rer l’humanité comme étant le pôle que nous devrions tous et toutes rejoindre, reste pro­blé­ma­tique parce que l’hu­ma­ni­té appelle tou­jours l’a­ni­ma­li­té. Ce sont des pôles qui fonc­tionnent ensemble.

Il fau­drait réus­sir à réflé­chir à d’autres manières de construire les choses. La notion de sen­tience [la capa­ci­té à res­sen­tir des dou­leurs et des émo­tions NDLR] par exemple, est une notion qui peut être mobi­li­sée. Ain­si, quelqu’un comme Vic­tor Duran-Le Peuch ne parle pas de droits humains mais de droits sen­tients. Il s’agit des droits qui ne concernent pas sim­ple­ment les popu­la­tions liées à l’es­pèce homo sapiens, mais des droits accor­dés ou recon­nus à tous les indi­vi­dus qui sont sen­tients. Cette capa­ci­té à souf­frir, à res­sen­tir le mal, fait de vous un être dont les inté­rêts sont défen­dables et res­pec­tables. Il y a aus­si à cet égard le livre éclai­rant Zoo­po­lis de Will Kym­li­cka et Sue Donald­son qui tra­vaillent cette ques­tion des uto­pies : com­ment faire pour que notre confort ne repose plus sur l’in­con­fort et la mort d’autres individus ?

Ainsi l’animal et nous
Kaoutar Harchi
Actes Sud, 2024

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