Entretien avec Enzo Traverso

« Il faut réfléchir la pertinence du lexique de l’histoire de l’Europe appliqué à la situation à Gaza »

Illustration : Maisara Baroud

Enzo Tra­ver­so, his­to­rien ita­lien et pro­fes­seur à l’Université de Cor­nell (New-York) est l’auteur de Gaza devant l’histoire publié à la suite des évè­ne­ments du 7 octobre 2023 et du lan­ce­ment de la guerre de des­truc­tion totale menée par Israël à Gaza. Comme il l’indique dans sa pré­face, Enzo Tra­ver­so a sou­hai­té inter­ve­nir, en tant qu’historien, dans le débat public et sans pour autant « cacher les sen­ti­ments d’étonnement, d’incrédulité, de décou­ra­ge­ment et de colère » qu’il a pu res­sen­tir face aux dis­cours tenus en Occi­dent concer­nant la Pales­tine. Cet ouvrage d’intervention est salu­taire et démontre l’importance de l’histoire pour pen­ser un pré­sent satu­ré par un brouillage intel­lec­tuel et où toute ten­ta­tive de contex­tua­li­sa­tion est deve­nue sus­pecte. Dans cet entre­tien, il revient, plus par­ti­cu­liè­re­ment, sur le més­usage de l’histoire et de ses concepts dans les dis­cours actuels autour de la ques­tion pales­ti­nienne. Et sur les dan­gers que repré­sentent les ins­tru­men­ta­li­sa­tions de l’antisémitisme.

[Entretien réalisé le 30 septembre 2024]

Vous êtes historien et chercheur, qu’est-ce qui vous a incité à écrire ce livre d’intervention qui traite du débat public autour de Gaza ?

Le Proche-Orient n’est pas mon domaine de recherche. Je n’ai donc aucune com­pé­tence par­ti­cu­lière pour ana­ly­ser ou éclai­rer l’opinion au sujet de la situa­tion actuelle. Sauf que dès le départ, cette guerre a été inter­pré­tée en mobi­li­sant toute une série de concepts emprun­tés à l’histoire contem­po­raine ou bien qui ont un lien orga­nique avec l’histoire de l’Europe qui, elle, est en revanche ma spé­cia­li­té. On a par exemple tout de suite par­lé de pogrom, on a fait un lien avec l’Holocauste, on a par­lé de géno­cide, d’anti­sé­mi­tisme, de sio­nisme, de colo­nia­lisme… Je me suis sen­ti inter­pel­lé par cet usage de concepts qui sont nés à par­tir de l’histoire de l’Europe

La crise de Gaza est le moment paroxys­tique d’une crise beau­coup plus ancienne, d’un conflit entre Israël avec le monde arabe en géné­ral et la Pales­tine en par­ti­cu­lier. Mais c’est aus­si un pro­duit tar­dif de l’histoire du colo­nia­lisme et éga­le­ment de l’histoire juive en Europe, puis de sa trans­plan­ta­tion dans le Proche-Orient. J’ai sen­ti qu’il fal­lait réin­tro­duire dans le débat quelques élé­ments de réflexion cri­tiques sur l’usage de ces concepts qui appar­tiennent au départ à l’historiographie. Il fal­lait réflé­chir la per­ti­nence de ce lexique appli­qué à la situa­tion à Gaza et qui pose pro­blème à bien des égards. Ce petit essai n’est donc pas une his­toire de la guerre de Gaza, mais une réflexion sur la façon avec laquelle cette crise est pen­sée et inter­pré­tée. Et sur le lan­gage qui est uti­li­sé pour en parler.

La question palestinienne est depuis longtemps une question délicate et polarisante. Est-ce qu’il y a quelque chose qui a changé ces dernières années, singulièrement depuis les attaques du 7 octobre 2023 ?

Ce qui m’a frap­pé et qui me sem­blait même tota­le­ment impos­sible sous cette forme, c’est la réac­ti­va­tion spec­ta­cu­laire et impres­sion­nante depuis les attaques du 7 octobre d’un lan­gage, d’un ima­gi­naire, d’une vision du monde, d’une men­ta­li­té orien­ta­liste. C’est-à-dire le retour à toute une série d’axiomes, de sté­réo­types, de caté­go­ries que l’on pen­sait appar­te­nir à la culture colo­nia­liste et impé­ria­liste du 19e siècle. Une vision dicho­to­mique du monde dans laquelle il y aurait l’Occident comme l’incarnation de la ver­tu, de la démo­cra­tie, de la civi­li­sa­tion d’une part, et la bar­ba­rie à l’état pur d’autre part. La civi­li­sa­tion étant incar­née par Israël et la bar­ba­rie per­son­ni­fiée non seule­ment par le Hamas, mais aus­si plus lar­ge­ment par la Palestine.

Ça m’a impres­sion­né parce que ce cli­ché d’une guerre non seule­ment jus­ti­fiée, mais aus­si néces­saire, pour défendre la civi­li­sa­tion contre la bar­ba­rie, cette idée de mis­sion civi­li­sa­trice, repro­po­sée au 21e siècle serait la risée de la pla­nète entière si la situa­tion n’était pas aus­si tragique.

Cela marque l’avènement d’un monde occi­den­tal qui se retranche dans ses cer­ti­tudes et dans ses dis­po­si­tifs mili­taires, en pen­sant incar­ner à la fois le pou­voir et la morale, dans un monde qui est indi­gné par ce qui est en train de se dérou­ler à Gaza. Depuis, cette bulle, le monde occi­den­tal ne voit pas que la grande majo­ri­té de l’opinion de la pla­nète est révol­tée par ce géno­cide qui se déroule au vu et su de tous, pour ain­si dire en direct à la télé­vi­sion. De même, il n’y a qu’en Europe et aux États-Unis qu’énoncer la situa­tion d’apartheid en Cis­jor­da­nie semble poser pro­blème. Elle relève de l’évidence pour les quatre cin­quièmes de la planète.

Votre livre traite notamment de l’instrumentalisation de l’antisémitisme. Comment l’antisémitisme est-il devenu une arme visant à contrer toute critique d’Israël, de la colonisation ou des massacres de civils à Gaza ?

L’instrumentalisation de l’antisémitisme date déjà de plu­sieurs années, mais il a pris une ampleur nou­velle et abso­lu­ment inédite dans les cir­cons­tances de cette guerre. Dès le len­de­main des attaques du Hamas, un nar­ra­tif s’est rapi­de­ment impo­sé sui­vant la for­mule conven­tion­nelle sui­vante : « le 7 octobre est le plus grand pogrom de l’histoire après l’Holocauste ». Il a été repris par les grands médias et par de nom­breux chef·fes d’État et de gouvernements.

C’est d’abord une dis­tor­sion com­plète de la notion même de « pogrom » puisque ce terme désigne au départ la vio­lence orga­ni­sée d’un régime poli­tique contre une mino­ri­té oppri­mée, à savoir les Juifs dans l’empire des Tsars à la fin du 19e siècle et au début du 20e siècle, juste avant la Révo­lu­tion russe. Dire du 7 octobre qu’il est un pogrom est un retour­ne­ment com­plet puisqu’ici, il s’est agi d’une vio­lence orga­ni­sée d’une mino­ri­té oppri­mée contre le régime qui la domine.

Ce nar­ra­tif nous dit éga­le­ment sur le ton de l’évidence que le 7 octobre est l’épilogue de la longue his­toire de l’antisémitisme. Avec ce récit, on ins­tru­men­ta­lise l’antisémitisme pour éva­cuer l’oppression subie par les Palestinien·nes, une oppres­sion sys­té­mique et pla­ni­fiée de la part d’Israël. On efface d’emblée l’histoire de Gaza, comme le fait que depuis 2007 Gaza est un ghet­to dans lequel sa popu­la­tion vit dans des condi­tions de ségré­ga­tion com­plète. Ou encore des don­nées objec­tives très simples, mais fon­da­men­tales, comme le fait que l’armée israé­lienne avait par exemple déjà tué, avant le 7 octobre, 248 Palestinien·nes à Gaza au cours de l’année 2023.

Quels effets ce narratif peut-il avoir concernant la lutte contre l’antisémitisme ?

Je pense que les gens qui uti­lisent aujourd’hui à la légère ce genre d’accusation, et qui vou­draient cri­mi­na­li­ser toute oppo­si­tion à la guerre, en la taxant d’antisémitisme, ne se rendent pas compte des consé­quences à long terme de ce genre de pra­tique. Ça m’inquiète beau­coup eu égard de la pos­si­bi­li­té même de lut­ter contre l’antisémitisme dans l’avenir.

Car si dénon­cer un géno­cide devient une forme d’antisémitisme, une réac­tion pos­sible est de pen­ser que l’antisémitisme n’est pas si mau­vais que ça, que l’antisémitisme a aus­si quelques ver­tus s’il nous aide à lut­ter contre un géno­cide. Ou encore que si la mémoire de la Shoah sert à légi­ti­mer une guerre géno­ci­daire, alors cela vou­drait dire que la mémoire de la Shoah ne serait pas si ver­tueuse que cela et qu’il vau­drait peut-être mieux s’en pas­ser. Dans une bonne par­tie du monde, cela inci­te­ra même des gens à se dire que l’Holocauste n’est qu’un mythe inven­té pour légi­ti­mer l’existence de l’État d’Israël, pour cau­tion­ner sa poli­tique, qu’il a été inven­té pour défendre les inté­rêts d’Israël ou de « lob­bys juifs ». Le résul­tat final de cette ins­tru­men­ta­li­sa­tion de l’antisémitisme peut donc être la légi­ti­ma­tion de l’antisémitisme lui-même ! Et poten­tiel­le­ment deve­nir une source pour don­ner une cré­di­bi­li­té au négationnisme.

Vous voulez dire qu’avec cette idée que « critiquer Israël ou défendre la cause palestinienne, c’est être antisémite », on a brouillé des repères qui structuraient le débat public en Europe depuis l’après-guerre ?

À l’heure où je vous parle, il y a encore des ministres, des chef·fes d’État ou de gou­ver­ne­ments occi­den­taux qui vont en Israël pour ren­con­trer les res­pon­sables de cette guerre et leur appor­ter leur sou­tien incon­di­tion­nel. Et dans le même temps, ceux qui cri­tiquent ces pos­tures ou ces ini­tia­tives – comme en France Jean-Luc Mélen­chon — sont taxés d’antisémites. Le pro­blème, ce n’est donc pas le sou­tien que nos gou­ver­ne­ments donnent à une guerre géno­ci­daire – je rap­pelle que des ins­ti­tu­tions comme l’ONU recon­naissent qu’il y a un risque plau­sible de géno­cide –, mais le pro­blème devient l’opposition à cette guerre !

Der­rière tout ce dis­po­si­tif nar­ra­tif et par­fois de pro­pa­gande, avec des porte-paroles de l’armée israé­lienne sur les pla­teaux TV ou qui ont rédi­gé des repor­tages dans un jour­nal comme le New York Times pour­tant habi­tuel­le­ment plus scru­pu­leux, il y a une idée qui appa­rait comme une évi­dence incon­tes­table. À savoir une sorte d’innocence onto­lo­gique d’Israël : puisqu’Israël est l’État né sur les cendres de l’Holocauste, puisqu’Israël est la réponse du monde libre au tota­li­ta­risme, donc la poli­tique d’Israël est par nature insoup­çon­nable de la moindre inten­tion mal­fai­sante. Ce qui fait que par­ler de géno­cide à pro­pos d’Israël est obs­cène et blas­phé­ma­toire. Il faut pour­tant bri­ser ce tabou parce qu’à long terme, encore une fois, ça risque non seule­ment d’emporter toutes légi­ti­més d’Israël, mais ça risque aus­si de décré­di­bi­li­ser la cause de la lutte contre l’antisémitisme.

Ce dispositif discursif qui rend antisémite celui qui critique Israël en vue de délégitimer ses propos semble assez efficaces. Quels effets ont-ils dans notre capacité à mener un débat sérieux ou dans la manière de parler de la situation ? Est-ce que ça intimide ou provoque de l’autocensure ?

Aux États-Unis, un pays dans lequel le prin­cipe du free speech, c’est-à-dire de la liber­té d’expression dans l’enseignement est sacré, cette cam­pagne a réus­si à débou­lon­ner les pré­si­dents de plu­sieurs grandes uni­ver­si­tés — sur­tout des pré­si­dentes d’ailleurs parce que c’était tou­jours des femmes qui étaient visées. Ce qui sus­cite une atti­tude d’autocensure dans les milieux uni­ver­si­taires. Parce qu’il vaut mieux évi­ter de prendre une posi­tion claire au sujet de Gaza si on ne veut pas avoir d’ennuis ou ris­quer de voir les finan­ce­ments (pri­vés) de son centre de recherche remis en cause. Il est impor­tant de sou­li­gner que, mal­gré cela, il y a eu une réac­tion très forte du monde aca­dé­mique sur la ques­tion de la guerre et du géno­cide à Gaza. Et beau­coup de chercheur·euses juifs·ves, sou­vent titu­laires de chaire de Jewish stu­dies ou de Geno­cide stu­dies, ont ain­si pris des posi­tions très fermes contre le géno­cide. Cette inti­mi­da­tion sous-jacente ne fonc­tionne donc pas toujours.

Au fil des pages de Gaza devant l’histoire, vous présentez le récit duquel il ne faut pas déroger pour être entendu dans les médias dominants : « l’occupation et la violence qui l’accompagnent doivent se comprendre comme l’autodéfense d’un État israélien menacé ; tandis que toute résistance palestinienne est, elle, à interpréter comme manifestation de haine antisémite ». Comment peut-on désamorcer ce récit qui rend malaisée la réflexion ?

Je pense que tout dépen­dra de l’am­pleur du mou­ve­ment contre la guerre. À l’é­poque de la guerre du Viet­nam, on était alors en pleine Guerre froide, il y avait une cam­pagne de cri­mi­na­li­sa­tion du mou­ve­ment anti­guerre très puis­sante. Ceux qui des­cen­daient dans la rue et qui brû­laient le dra­peau amé­ri­cain, qui refu­saient de par­tir au Viet­nam, étaient accu­sés d’être des tota­li­taires, d’être la cin­quième colonne du com­mu­nisme etc. Cette cam­pagne de déni­gre­ment était très forte. Et pour­tant ce mou­ve­ment a pris une telle ampleur qu’il a fait plier l’esta­blish­ment et le pou­voir de l’époque.

Je ne pense pas que la solu­tion puisse venir de pres­sions pour que les res­pon­sables poli­tiques ou les jour­na­listes changent d’at­ti­tude. S’il y a un mou­ve­ment social très puis­sant, ils seront obli­gés de chan­ger leur dis­cours et de remettre en cause les men­songes qu’ils n’ar­rêtent pas de dif­fu­ser. C’est donc seule­ment si le mou­ve­ment devient mas­sif que plus per­sonne ne croi­ra à l’i­dée selon laquelle Israël est en train de mener une guerre juste et néces­saire et que les Palestinien·nes sont animé·es par une haine indé­ra­ci­nable des Juifs·ves. Ce cli­ché sera remis en cause à par­tir du moment où ça sera sous les yeux de tout le monde, qu’il y a un mou­ve­ment contre la guerre, dans lequel se retrouvent toutes les com­po­santes de la socié­té. Encore une fois, il n’y a pas de recette, je pense que c’est tout sim­ple­ment une ques­tion de rap­port de force.

Enzo Traverso, Gaza devant l’histoire, Lux, 2024

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