"Pacte européen pour la migration"

Asile et migration en Europe : plus jamais ça ?

Illustration : Simon Boillat

Depuis les années 2000, l’Union euro­péenne s’est dotée d’une poli­tique com­mune en matière d’asile et d’immigration. Pour toute per­sonne non-euro­péenne, il est en prin­cipe néces­saire de deman­der un visa avant d’entrer en Europe. À défaut, les per­sonnes non-euro­péennes peuvent être expul­sées d’Europe, y com­pris par le recours à la déten­tion et à la contrainte phy­sique. Une excep­tion majeure : la pro­tec­tion des droits fon­da­men­taux, dont le droit d’asile. Aujourd’hui, cette pro­tec­tion est gra­ve­ment remise en cause.

Les droits humains des per­sonnes migrantes sont notam­ment pro­té­gés par la Conven­tion de Genève rela­tive au sta­tut des réfu­giés de 1951, la Conven­tion euro­péenne des droits de l’homme de 1950 et la Charte des droits fon­da­men­taux de l’Union euro­péenne de 2000. Elles inter­disent aux États d’expulser une per­sonne vers un pays où il existe un risque réel d’atteinte à ses droits fon­da­men­taux. Ain­si, ne sont pas auto­ri­sées les expul­sions col­lec­tives (expul­sions sans indi­vi­dua­li­sa­tion des risques pour les droits humains), les push­backs (ren­voi sans pos­si­bi­li­té d’introduire une demande d’asile) ou autres refou­le­ments des per­sonnes en demande d’asile.

Cepen­dant, la pro­tec­tion des droits fon­da­men­taux des per­sonnes migrantes en Europe est en péril, à la faveur de l’accroissement de gou­ver­ne­ments sous­cri­vant à des idéo­lo­gies xéno­phobes et sécu­ri­taires, qui prônent la mul­ti­pli­ca­tion des entraves à la cir­cu­la­tion des personnes.

Entraves légales sur les routes : faire le jeu des passeurs

Ces entraves peuvent prendre des formes légales, comme, par exemple l’augmentation des pos­si­bi­li­tés pour les Etats euro­péens de refu­ser des visas pour motifs fami­liaux ou pro­fes­sion­nels, ou encore l’impossibilité d’obtenir un visa huma­ni­taire pour deman­der l’asile.

Par consé­quent, en l’absence de voies légales et sûres pour deman­der l’asile en Europe, le fran­chis­se­ment des fron­tières a lieu de manière illé­gale, par voie mari­time ou ter­restre, à l’aide de pas­seurs peu scru­pu­leux, dans des condi­tions enga­geant sou­vent la vie des exilé·es : envi­ron 30 000 per­sonnes se sont noyées sur les dix der­nières années. Ce recours aux pas­seurs et à des moyens illé­gaux pour arri­ver en Europe sert de pré­texte aux gou­ver­nants euro­péens pour adop­ter davan­tage de mesures sécu­ri­taires visant à rendre léga­le­ment et maté­riel­le­ment le fran­chis­se­ment des fron­tières encore plus dif­fi­cile, met­tant aus­si d’autant plus de vies humaines en danger.

Entraves illégales sur les routes : crimes

L’agence Fron­tex éclaire ce cercle vicieux. Créée en 2004 par l’Union euro­péenne, son objec­tif est de sur­veiller et de contrô­ler les fron­tières – et non de mener des opé­ra­tions de sau­ve­tage. Sur les vingt der­nières années, son bud­get est pas­sé de 6 mil­lions d’euros à 874 mil­lions d’euros pour accom­plir sa mis­sion sécu­ri­taire. Elle a cepen­dant été régu­liè­re­ment accu­sée de com­pli­ci­té de vio­la­tion des droits humains des per­sonnes migrantes, en igno­rant les signaux de détresse des bateaux en péril, en col­la­bo­rant à des push­backs illé­gaux ou en col­la­bo­rant avec la Libye où la tor­ture des per­sonnes migrantes est notoire. Son ancien direc­teur, Fabrice Leg­ge­ri, aujourd’hui dépu­té fran­çais d’extrême droite au Par­le­ment euro­péen est pour­sui­vi en jus­tice pour com­pli­ci­té de crimes contre l’humanité pour avoir cou­vert des push­backs.

Au titre des entraves illé­gales à l’accès au ter­ri­toire euro­péen, figurent en effet bien des crimes. Par exemple, les jour­na­listes de la BBC et d’Arte ont récol­té les preuves que les garde-côtes grecs pro­cèdent de manière mas­sive à des push­backs vio­lents : au lieu d’introduire les demandes d’asile, les femmes, hommes, enfants et bébés qui arrivent sur les îles de la mer Egée sont kid­nap­pées puis aban­don­nées sur des radeaux de sau­ve­tages à la dérive vers la Tur­quie. Plu­sieurs témoi­gnages men­tionnent éga­le­ment des embar­ca­tions cou­lées ou des per­sonnes pous­sées par-des­sus bord.

Supprimer les routes : externalisation des frontières

Les par­te­na­riats avec des pays peu scru­pu­leux en matière de droits humains consti­tuent la « dimen­sion exté­rieure » de la poli­tique d’asile et d’immigration de l’Union euro­péenne. Cette exter­na­li­sa­tion des fron­tières se mani­feste de plu­sieurs manières. D’une part, l’aide au déve­lop­pe­ment et la coopé­ra­tion avec des pays tiers sur les routes migra­toires (Niger, Tuni­sie, Maroc…) sont condi­tion­nées à des mesures pour empê­cher les per­sonnes migrantes d’arriver en Europe. Selon la Cour des comptes euro­péenne, l’utilisation du Fonds fidu­ciaire de l’Union euro­péenne pour l’Afrique, créé en 2015 par l’Union euro­péenne notam­ment pour lut­ter contre les causes pro­fondes de la migra­tion illé­gale, ne s’est pas accom­pa­gnée de garan­ties sérieuses en matière de res­pect des droits humains. Ces poli­tiques ont pour effet de rendre les routes migra­toires de plus en plus dan­ge­reuses à emprunter.

D’autre part, cette « dimen­sion exté­rieure » recouvre aus­si d’autres accords avec cer­tains pays, pour qu’ils « sous-traitent » l’accueil des per­sonnes en demande d’asile. Ce pro­cé­dé est com­mu­né­ment appe­lé le « modèle aus­tra­lien », en réfé­rence à l’Australie qui déporte les per­sonnes en demande d’asile dans des îles du Paci­fique, où elles sont main­te­nues dans ces centres de réten­tion par­fois pen­dant de nom­breuses années, dans des condi­tions inhu­maines et dégra­dantes, afin de dis­sua­der l’immigration illé­gale. En Europe, le Dane­mark, le Royaume-Uni et l’Italie ont ten­té d’imiter ce « modèle aus­tra­lien » avec le Rwan­da et l’Albanie ; les juges euro­péens et natio­naux ont cepen­dant décla­ré illé­gaux tous trans­ferts vers ces pays, compte tenu du risque de vio­la­tion des droits humains encou­rus par les per­sonnes dépla­cées de force. L’Autriche et l’Allemagne se sont éga­le­ment décla­rées inté­res­sées par cette approche, aus­si plé­bis­ci­tée par le dépu­té belge Théo Fran­ken (N‑VA). La pré­si­dente de la Com­mis­sion euro­péenne, Ursu­la Von der Leyen, a récem­ment bri­sé le tabou en se mon­trant ouverte à répli­quer les pra­tiques de l’Italie avec l’Albanie

À l’intérieur de l’Union européenne : solidarité zéro ?

Lorsqu’elles par­viennent à rejoindre l’Europe, les per­sonnes qui demandent la pro­tec­tion inter­na­tio­nale sont pour l’instant sou­mises au très cri­ti­qué règle­ment « Dublin ». Celui-ci les oblige à res­ter dans le pre­mier pays d’arrivée en Europe. Or, les États euro­péens en pre­mière ligne sont dépas­sés et/ou fran­che­ment hos­tiles (Grèce, Espagne, Ita­lie, Hon­grie, Pologne…) et n’accueillent pas digne­ment les per­sonnes en demande d’asile. Les États euro­péens de deuxième ligne (Hol­lande, Bel­gique, France…) se refusent à être soli­daires : ils ren­voient les per­sonnes en demande d’asile vers les pays de pre­mière ligne, illé­ga­le­ment lorsqu’il y a un risque qu’elles y soient mal­trai­tées, et violent leurs obli­ga­tions d’accueil dans l’espoir que les faire vivre à la rue sera suf­fi­sam­ment dis­sua­sif. Ces per­sonnes exi­lées, quant à elles, sont dans l’impossibilité de choi­sir le pays dans lequel elles demandent l’asile et se retrouvent expul­sées d’un État à un autre, par­fois à la rue, sans soins, sans aide et sans pro­tec­tion durant de nom­breux mois. En 2015, lors de l’arrivée des per­sonnes fuyant les conflits en Syrie et en Irak, des camps (« hots­pots ») ont été créés, notam­ment en Grèce et en Ita­lie, d’où les per­sonnes en demande d’asile devaient être relo­ca­li­sées dans les pays de deuxième ligne, par mesure de soli­da­ri­té pour tem­pé­rer l’iniquité du règle­ment « Dublin ». La Hon­grie, la Pologne et la Répu­blique tchèque ont pure­ment et sim­ple­ment refu­sé de par­ti­ci­per, tan­dis que d’autres pays (à l’instar de la Bel­gique) n’ont pas entiè­re­ment rem­pli leur obli­ga­tion de relo­ca­li­ser les per­sonnes entas­sées dans ces camps sur­peu­plés. Elles y sont donc res­tées en proie à des condi­tions de vie inhu­maines et dégradantes.

Un Pacte qui ne résout rien

Le Pacte euro­péen pour la migra­tion, adop­té en 2024 après près de quatre ans de négo­cia­tions, ambi­tion­nait de résoudre ces ten­sions. Cette réforme com­prend une dizaine de nou­veaux ins­tru­ments juri­diques, repre­nant cepen­dant beau­coup de règles exis­tantes (comme celles du règle­ment Dublin) et codi­fiant cer­taines pra­tiques (comme les hots­pots) ; ce qui per­met de dou­ter de la réso­lu­tion des ten­sions. Selon le com­mu­ni­qué de 161 ONG, « cet accord est la conti­nua­tion d’une décen­nie de poli­tiques qui ont entraî­né la pro­li­fé­ra­tion de vio­la­tions des droits en Europe. De plus, cela va avoir des consé­quences dévas­ta­trices pour le droit à la pro­tec­tion inter­na­tio­nale et va mettre en lumière les abus dans toute l’Europe, tels que le pro­fi­lage racial, la déten­tion arbi­traire, et les push­backs ».

Dans les grandes lignes, en appli­ca­tion des nou­velles règles, dès l’arrivée irré­gu­lière d’une per­sonne en Europe, celle-ci sera sou­mise à une pro­cé­dure de « fil­trage ». Elle sera donc rete­nue dans l’une des 30 000 nou­velles places en zone de déten­tion « à la fron­tière » (sur le modèle des hots­pots – mais fer­més). Ce fil­trage aura pour objec­tif de déter­mi­ner son iden­ti­té, d’enregistrer par quel pre­mier pays elle est entrée en Europe, et de l’orienter vers la pro­cé­dure appli­cable : une pro­cé­dure d’asile accé­lé­rée en quatre mois depuis la zone de déten­tion « à la fron­tière », une pro­cé­dure d’asile hors de la zone de déten­tion « à la fron­tière », ou une pro­cé­dure d’expulsion.

La pro­cé­dure d’asile « à la fron­tière » sera sys­té­ma­ti­que­ment appli­cable pour les per­sonnes de cer­taines natio­na­li­té, dont les demandes d’asile sont géné­ra­le­ment peu accep­tées en Europe (moins de 20 % de recon­nais­sance). Ce type d’automatisme est hau­te­ment cri­ti­quable, d’une part, puisque les demandes d’asile faites depuis les lieux de déten­tion ont moins de chance d’aboutir, à défaut d’aide juri­dique par un·e avocat·e, à défaut d’aide médi­cale ou sociale suf­fi­sante, et ce, dans un délai lais­sant peu de temps pour se pré­pa­rer adé­qua­te­ment ou intro­duire un recours effec­tif, et, sur­tout, dans les condi­tions abo­mi­nables des camps ou centres de déten­tion sur le modèle des hots­pots ; avec pour consé­quence de ren­for­cer la sta­tis­tique à la baisse. D’autre part, la déten­tion auto­ma­tique, en par­ti­cu­lier des per­sonnes en demande d’asile, est, en prin­cipe, inter­dite au regard des droits humains et du droit européen.

Par ailleurs, le règle­ment Dublin est main­te­nu dans les grandes lignes. Pour com­pen­ser cette res­pon­sa­bi­li­té supé­rieure des pays en pre­mière ligne, un méca­nisme de soli­da­ri­té obli­ga­toire est intro­duit. Mais ses moda­li­tés sont à la dis­cré­tion des pays de deuxième ligne : relo­ca­li­ser sur leur ter­ri­toire des per­sonnes depuis les zones « à la fron­tière »… ou contri­buer finan­ciè­re­ment à des pro­jets en lien avec l’asile et l’immigration, en ce com­pris le contrôle des fron­tières ou leur exter­na­li­sa­tion. Plu­sieurs pays ont déjà fait savoir qu’ils ne se sou­met­tront pas aux méca­nismes de soli­da­ri­té (Hon­grie, Pologne…).

Enfin, le Pacte pré­voit des règles en cas de « crise » et de « force majeure » — deux concepts aux contours si flous que les oppor­tu­ni­tés poli­tiques de s’en ser­vir ne man­que­ront pas – en ce com­pris lorsque les États euro­péens redoutent que la ques­tion de la migra­tion et de l’asile ne soit « ins­tru­men­ta­li­sée » par des pays tiers qui cher­che­raient à désta­bi­li­ser l’Europe. Dans ces hypo­thèses, des déro­ga­tions aux règles pour­ront rendre encore plus dur le quo­ti­dien des per­sonnes en exil : aug­men­ta­tion du délai maxi­mal de déten­tion, aug­men­ta­tion du taux de recon­nais­sance pour échap­per à la pro­cé­dure « à la fron­tière », etc.

Le cœur des démocraties modernes saigne

La poli­tique migra­toire euro­péenne a donc évo­lué, au cours des der­nières décen­nies, vers une remise en cause crois­sante du droit d’asile ; qu’il s’agisse d’assumer de recou­rir de manière crois­sante à la contrainte, à la déten­tion et à des pro­cé­dures expé­di­tives, ou qu’il s’agisse de fer­mer les yeux sur les stra­té­gies cri­mi­nelles de dis­sua­sion et sur les autres vio­la­tions graves des droits humains d’agents ou de par­te­naires de l’Union euro­péenne. Cette évo­lu­tion remet en cause, à large échelle, l’égale valeur de la vie d’autrui et de sa digni­té humaine.

Or, rap­pe­lons-nous que la Conven­tion de Genève rela­tive au sta­tut de réfu­gié avait jus­te­ment été adop­tée pour per­mettre aux per­sonnes per­sé­cu­tées de trou­ver refuge dans d’autres États. Inti­me­ment liée à la poli­tique de non-accueil des réfu­giés juifs durant la Seconde Guerre mon­diale, cette Conven­tion de Genève a contri­bué à garan­tir l’effectivité du cre­do « plus jamais ça ». Désor­mais, les démo­cra­ties modernes seraient fon­dées sur la pri­mau­té des droits humains, en ce com­pris le droit d’asile, pour empê­cher la repro­duc­tion des crimes contre l’humanité.

Les posi­tions extré­mistes se sont pour­tant nor­ma­li­sées au sein de l’Union euro­péenne, remet­tant fron­ta­le­ment en cause le droit d’asile et les droits humains. Face à ces vel­léi­tés xéno­phobes et illi­bé­rales, ce sont nos socié­tés démo­cra­tiques qui meurent dans des camps ou des centres fer­més aux fron­tières de l’Europe et au-delà. Jusqu’où ira-t-on ?

Sibylle Gioe est présidente de la Ligue des droits humains.

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