Éloge de la perruque

Illustration : Simon Boillat

Le « tra­vail sous per­ruque », vous n’en avez jamais enten­du par­ler ? C’est nor­mal, le mot est aus­si dis­cret que la pra­tique qu’il désigne, à savoir l’usage des outils et maté­riaux de l’entreprise dans un but per­son­nel. Ancien frai­seur méca­ni­cien, « per­ru­queur » et mili­tant syn­di­cal deve­nu his­to­rien, Robert Kos­mann a dres­sé, dans son livre Sor­ti d’usines, un tableau amou­reux de cette forme mécon­nue de contes­ta­tion du cadre. Retour sur une pra­tique, à la fois ancienne et contem­po­raine, qui pose en creux la ques­tion du sens du tra­vail et de la liberté.

Dans les ate­liers et les usines, « faire de la per­ruque », c’est uti­li­ser les outils, les maté­riaux et le temps de l’entreprise pour fabri­quer des objets des­ti­nés à un usage per­son­nel. Une éta­gère, un tabou­ret, une pièce de voi­ture, des armes… On trouve jusqu’à un petit avion en capa­ci­té de voler réa­li­sé par un ouvrier d’Air France (imma­tri­cu­lé mali­cieu­se­ment « F‑PRUQ ») dans la riche ico­no­gra­phie pro­po­sée par Robert Kos­mann pour son ouvrage.

Héri­tée d’une longue tra­di­tion ouvrière, la per­ruque témoigne d’un savoir-faire, d’un esprit d’autonomie, par­fois d’une forme de résis­tance au tra­vail à la chaine. Mais aujourd’hui, alors que l’industrie se trans­forme et que les gestes se perdent, que nous dit-elle sur notre rap­port à la pro­prié­té ? Et que reste-t-il de cette pratique ?

La propriété, c’est du vol (et vice versa)

Pour les tenant·es de l’ordre éta­bli, pra­ti­que­ment, juri­di­que­ment, la per­ruque peut être assi­mi­lée à du vol ou à de l’abus de confiance et, selon les cir­cons­tances, valoir à qui s’y fait attra­per un licen­cie­ment pour faute grave. La petite his­toire veut d’ailleurs que le MEDEF (Mou­ve­ment des entre­prises de France), l’organisation patro­nale fran­çaise, ait ten­té par deux fois de faire inter­dire une expo­si­tion consa­crée à cette pra­tique qui remet (un peu) en ques­tion le droit de pro­prié­té des employeur·euses. Mais « qui vole qui ? » ne man­que­ra pas de deman­der le lec­teur ou la lec­trice qui, lui ou elle, aime à ques­tion­ner l’ordre établi.

Pour les tenant·es de la lutte des classes, il est de bon ton de rap­pe­ler que l’employeur ne donne pas du tra­vail, mais bien qu’il achète de la force de tra­vail, exac­te­ment comme il achète les maté­riaux à trans­for­mer. C’est l’idée que Marx déve­loppe dans Le Capi­tal. En échange d’un salaire, le tra­vailleur ou la tra­vailleuse ne vend pas le fruit de son tra­vail, mais seule­ment sa capa­ci­té à pro­duire. Et comme la valeur qu’il génère dépasse le plus sou­vent la rému­né­ra­tion qu’il reçoit, c’est cette plus-value qui per­met à l’employeur d’accumuler du pro­fit. Cette lec­ture du capi­ta­lisme est au cœur de la théo­rie mar­xiste : les travailleur·euses créent la richesse, les employeur·euses en pro­fitent (les exploitent).

Dans cette pers­pec­tive mar­xiste, le tra­vail en per­ruque peut être vu comme une inver­sion tem­po­raire du rap­port d’exploitation : le tra­vailleur se réap­pro­prie le fruit de son bou­lot. On com­prend que le MEDEF n’applaudit pas. Mais tous les patrons ne font pas preuve de la même intran­si­geance face à cette micro-sub­ver­sion du capi­ta­lisme… qui ne fait pas que les des­ser­vir. Les rap­ports de la hié­rar­chie avec la per­ruque sont sou­vent ambi­gus, remarque Robert Kos­mann qui voit la tolé­rance à cette pra­tique repo­ser sur une somme de com­pro­mis et de non-dits.

La perruque comme soupape

La per­ruque a l’avantage de libé­rer les travailleur·euses, même fur­ti­ve­ment, même illu­soi­re­ment, de l’aliénation – autre concept pilier chez Marx1. Elle leur redonne une prise sur le geste, sur le temps, sur la matière. Dans un cadre où chaque minute est comp­ta­bi­li­sée, chaque action nor­mée, chaque erreur sanc­tion­née, la per­ruque intro­duit du jeu. Elle reva­lo­rise l’initiative indi­vi­duelle, et le plai­sir simple de fabri­quer quelque chose pour soi.

Dans l’usine ou l’atelier, l’ouvrier alié­né ne choi­sit pas ce qu’il pro­duit, ni pour­quoi. Il obéit à une logique exté­rieure à lui. Avec la per­ruque, il retrouve la mai­trise : il décide, il conçoit, il fabrique. Il devient sujet de son tra­vail, et non simple exé­cu­tant. Ce n’est pas un hasard, remarque Robert Kos­mann, si les plus belles pièces de per­ruque sont sou­vent conser­vées, mon­trées avec fier­té, trans­mises, quand elles n’ont pas été com­man­dées direc­te­ment par la hié­rar­chie, par exemple pour ser­vir de cadeau per­son­na­li­sé à l’occasion d’un départ à la retraite. Ces œuvres peuvent ain­si témoi­gner d’un autre rap­port au tra­vail — plus libre, plus humain, plus ancré dans la création.

La per­ruque est aus­si un acte de ruse. Elle joue sur les failles du sys­tème, elle glisse dans les inter­stices de la sur­veillance. Elle est une manière de dire que tout ne peut pas être contrô­lé, ratio­na­li­sé, opti­mi­sé. À tra­vers elle, les travailleur·euses affirment qu’il existe encore un espace de liber­té dans les lieux les plus contraints. Et cette liber­té, aus­si modeste soit-elle, est une vic­toire. Elle rap­pelle que le tra­vail peut être autre chose qu’un devoir — il peut être aus­si un désir, une fier­té, un plai­sir. Mais quand elle est tolé­rée (et le plus sou­vent elle n’est que tolé­rée), la per­ruque fonc­tionne comme fac­teur de paix sociale, qui fait aus­si entrer le per­ru­queur ou la per­ru­queuse dans un sys­tème contrac­tuel impli­cite. En contre­par­tie de la man­sué­tude patro­nale, il est natu­rel­le­ment conduit à exé­cu­ter cor­rec­te­ment son tra­vail régu­lier. Le per­ru­queur est sou­vent un ouvrier conscien­cieux, fier de ses com­pé­tences — bref, pour le patron, un ouvrier moti­vé qui lutte à sa façon contre la déqua­li­fi­ca­tion et exerce sa créativité…

La perruque au service de l’entreprise

Logi­que­ment, nom­breuses sont les entre­prises qui ont com­pris l’intérêt de gagner la créa­ti­vi­té de leurs employé·es en leur lais­sant des plages d’autonomie plus ou moins ins­ti­tu­tion­na­li­sées. Exemple emblé­ma­tique : Google et sa règle des « 20 % time » qui, dans les années 2000, inci­tait ses ingénieur·euses à consa­crer jusqu’à 20 % de leur temps de tra­vail à un pro­jet per­son­nel2. La légende veut que la mes­sa­ge­rie Gmail et le ser­vice de car­to­gra­phie Google Maps soient les heu­reux pro­duits de cette libé­ra­tion des ini­tia­tives. Mais si les socié­tés les plus à la pointe et les plus riches – GAFAM en tête – n’ont pas man­qué d’assouplir les condi­tions de tra­vail de leurs concepteur·ices dans ce sens, ces amé­na­ge­ments ne béné­fi­cient qu’à une infime quan­ti­té de salarié·es. Et Robert Kos­mann de prendre l’entreprise de télé­pho­nie Orange (ex France Tele­com) pour contre-exemple. D’un côté, créa­tion d’une fon­da­tion (Orange Fab Lab) pour pro­mou­voir l’innovation, le pro­to­ty­page col­la­bo­ra­tif, la culture numé­rique et l’esprit « start-up ». Et de l’autre, mise en œuvre d’un mana­ge­ment auto­ri­taire visant à sup­pri­mer des mil­liers de postes, qui condui­ra au sui­cide de 35 salarié·es de l’entreprise entre 2008 et 2009. Ce qui vau­dra aux cadres diri­geants un pro­cès reten­tis­sant et une condam­na­tion pour har­cè­le­ment moral ins­ti­tu­tion­nel sym­bo­li­que­ment très forte (jusqu’à un an de pri­son dont quatre mois fermes).

Entre une intran­si­geance de prin­cipe – por­tée par les règle­ments d’entreprise qui auto­risent la fouille des employé·es – et une man­sué­tude pra­tique, non dépour­vue d’arrière-pensées (la per­ruque jouant un rôle de régu­la­teur social), Robert Kos­mann évoque chez les employeur·euses une forme de consen­te­ment para­doxal, à la fois contraint et inté­rio­ri­sé. Et de l’autre côté de la lutte des classes ?

Je te tiens, tu me tiens par la perruque

Le regard syn­di­cal sur la per­ruque demeure fon­da­men­ta­le­ment ambi­va­lent. Loin d’être recon­nue comme une pra­tique légi­time, elle est sou­vent relé­guée en dehors du cadre nor­ma­tif de la morale ouvrière, à laquelle elle échappe par sa dimen­sion infor­melle et individuelle.

Pour ses détrac­teurs, la per­ruque consti­tue une forme de trans­gres­sion déri­soire, per­çue comme un sub­sti­tut inof­fen­sif à la conflic­tua­li­té struc­tu­rée de la lutte des classes. Sa logique indi­vi­dua­liste la rend sus­pecte : elle détour­ne­rait de la grève, éro­de­rait les dyna­miques de soli­da­ri­té et intro­dui­rait une forme de col­lu­sion impli­cite avec l’encadrement. Tolé­rée, elle tend à deve­nir un com­plé­ment offi­cieux et dis­cré­tion­naire au salaire. Mais cette tolé­rance est fra­gile : en contexte de crise ou de rup­ture du com­pro­mis social, la per­ruque peut sou­dai­ne­ment ser­vir de pré­texte à une répres­sion patro­nale bru­tale et immé­diate. Elle fra­gi­lise éga­le­ment les syn­di­cats, contraints de mobi­li­ser leurs res­sources pour défendre des salarié·es licencié·es pour per­ruque, au détri­ment de reven­di­ca­tions plus collectives.

Éloge de l’ambiguïté

En résu­mé, la per­ruque est ambi­va­lente. Elle brouille les lignes entre tra­vail et loi­sir, pro­prié­té et usage, ordre et débrouille. Elle relève à la fois de la dis­si­dence dis­crète et du com­pro­mis silen­cieux. Elle est trans­gres­sion, certes, mais trans­gres­sion située, tolé­rée, par­fois même sou­hai­tée. Elle ne bou­le­verse pas l’ordre social, mais elle en per­turbe suf­fi­sam­ment les rouages pour réaf­fir­mer une liber­té dans l’espace contraint de la production.

Cette pra­tique illustre une ten­sion féconde : entre contrôle et auto­no­mie, entre répres­sion et recon­nais­sance, entre alié­na­tion et créa­ti­vi­té. En cela, la per­ruque ne se réduit pas à un simple vol ou à une incar­tade. Elle dit quelque chose de plus pro­fond sur notre rap­port au tra­vail : le besoin d’y trou­ver du sens, de la fier­té, du plai­sir — même à la marge, même clandestinement.

Si, dans son livre, Robert Kos­mann s’attache essen­tiel­le­ment à racon­ter la per­ruque ouvrière, réa­li­sée dans les ate­liers et les usines, il n’oublie pas pour autant la per­ruque dans les bureaux. C’est que, à l’ère du télé­tra­vail, de la flexi­bi­li­té mana­gé­riale et de l’économie numé­rique, la per­ruque ne dis­pa­rait pas : elle mute. Les machines-outils ont lais­sé place aux logi­ciels, les ate­liers aux ordi­na­teurs per­son­nels. On détourne un pro­gramme, on déve­loppe un pro­jet per­son­nel sous cou­vert d’une tâche pro­fes­sion­nelle. Désor­mais, « faire de la per­ruque », c’est aus­si flâ­ner sur inter­net, s’informer sur les réseaux sociaux, répondre à un mail pri­vé, mettre en page la rédac­tion du fis­ton… Les formes changent, mais l’esprit demeure : réaf­fir­mer une auto­no­mie sur son temps, ses com­pé­tences, sa sub­jec­ti­vi­té dans un cadre de plus en plus flou entre vie pri­vée et travail.

Cer­taines études3 révèlent que cette micro-dis­si­dence numé­rique est lar­ge­ment pra­ti­quée, tolé­rée là encore par le patro­nat comme une sou­pape néces­saire à la pro­duc­ti­vi­té elle-même. Loin d’être un simple para­si­tage, ces moments de dérive connec­tée jouent un rôle com­pa­rable à l’ancienne pause ciga­rette — sans l’odeur ni la nico­tine. Peut-être d’ailleurs êtes-vous en train de lire ce texte durant vos heures de tra­vail. Est-ce un vol sym­bo­lique com­mis aux dépens de votre employeur·euse, ou sim­ple­ment un détour salu­taire pour nour­rir votre esprit ? Une chose est sûre : Robert Kos­mann ne vien­dra pas vous le reprocher.

  1. Dans le mar­xisme, l’aliénation désigne un pro­ces­sus qui voit l’ouvrier·e réduit·e à un rouage inter­chan­geable et pri­vé du contrôle de lui-même, du fait notam­ment de la par­cel­li­sa­tion des tâches.
  2. Liber­té non garan­tie contrac­tuel­le­ment mais qui rele­vait de la culture d’entreprise assu­mée. Cette culture mana­gé­riale connai­tra un déclin pro­gres­sif dans les années 2010 pour deve­nir beau­coup plus directive.
  3. Ain­si, une enquête menée en 2016 par l’éditeur de solu­tions infor­ma­tiques pour entre­prise Olfeo indique que les employé·es passent en moyenne 75 minutes par jour sur inter­net à des fins personnelles.

Sorti d’usines – La « perruque », un travail détourné
Robert Kosmann
Syllepse, 2018

L’auteur : Luc Malghem est chargé de projet au Centre Librex.

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