Le projet est ancien rappelle Daniel Adam, metteur en scène : « On ne peut pas parler du spectacle sans parler de ce qu’il s’y est passé avant, lors de l’occupation de Royal Boch. Je m’y rends d’abord comme voisin. On venait de terminer un spectacle, en partenariat avec PAC, dans la région de Couvin avec d’anciens fondeurs, « Tu vas encore nous faire pleurer », qu’on a joué dans l’usine dans les premiers jours de son occupation. Suivent d’autres spectacles et actions dont la publication d’un livre de photos de Véronique Vercheval et de texte que j’ai écris, « Usine occupée ». L’idée était de rendre compte de comment se passe une occupation de l’intérieur pendant 5 mois. Après plus de quatre mois d’occupation, un repreneur rachète, et on s’aperçoit en fin de compte que c’est un escroc. L’usine est démolie. Les travailleurs sont licenciés de façon scandaleuse, sans droit, sans couverture sociale. Et avant que ce soit la fin, je vais leur proposer de monter un spectacle qui témoignerait de leur aventure. »
La construction du spectacle s’est faite avec une visée collective. « Les ouvriers faisaient des pièces, nous-aussi, ça tombe bien ! Donc, on a essayé de trouver la même. D’entrée de jeu, nous sommes tombés d’accord de travailler sur la période d’occupation. Puisque sa durée de presque 5 mois la rend exceptionnelle, il était important pour nous d’en parler. Nous avons, au travers de leurs histoires personnelles, retracé toute l’évolution de l’entreprise Royal Boch. J’ai donc repris leurs idées, je créais les scènes puis je leur présentais pour que nous en discutions. On ne peut pas appeler cela une écriture collective mais plutôt un propos collectif. »
Pour autant, Daniel Adam réfute le terme de pièce ouvrière : « Je ne me suis pas dit au départ ‘’je vais venir faire du travail théâtral en milieu ouvrier’’. Je voulais monter ce spectacle parce que cette occupation est exceptionnelle et que créer cette pièce est la meilleure chose que je puisse faire pour les aider. Finalement, ils m’ont sûrement apporté plus que moi à eux. L’ingrédient qui a fait la réussite de notre travail c’est notre complicité et j’espère que celle-ci va perdurer durant toutes les représentations »
Expliquer, revendiquer et faire du théâtre
La mise en scène regorge de nombreuses trouvailles scénographiques qui permettent de camper le rythme quotidien de l’usine dans toute sa complexité : à la fois chaîne de production et lieu d’exploitation, mais aussi lieu de vie, d’histoire, de rapports de force, de résistance, d’expression de dignité et de conflit.
Les cultures ouvrières, ses sociabilités, son humour, y sont dépeints sans folklorisme. L’insuffisance des soutiens politiques ou syndicaux n’est pas niée. Le défilé des intervenants, et autres curieux qui peuvent agacer par leurs intrusions ou leur opportunisme y est représenté avec humour.
Des passages entiers sont joués en Wallon ou en Italien mais pourtant on comprend absolument tout de ce qui se noue et se joue sur scène, alors que les comédiens-faïenciers, dans leur propre rôle, nous relatent leurs mésaventures. Par le récit, on comprend le surpoids des commerciaux au détriment des productifs, les effets pervers des délocalisations sur le produit fini, les stratégies et magouilles patronales qui font fi de la bonne foi des travailleurs, les effets de la recherche du profit d’abord, au détriment de l’humain.
Les diffusions vidéo figurent merveilleusement l’ambiance industrielle et humaine tels ces mouvements de vaisselle en stop-motion dans l’espace désaffecté. Les machines sur lesquelles travaillaient les ouvriers directement projetés sur leurs blouses blanches. Ou encore le travail de décoration de la vaisselle qui envahit l’espace et laisse deviner tant la minutie requise que l’extrême répétitivité des gestes.
Mais la pièce n’est pas qu’impressionniste, elle se veut aussi efficacement explicative. Par exemple au travers d’une vidéo de quelques minutes, on saisit rapidement le schéma de production de la vaisselle, le rôle de chacun. Au travers d’un calcul de la vaisselle produite par chaque travailleur sur une carrière, on rend compte des cadences infernales.
Les contradictions peuplent le récit. Au plaisir d’être ensemble répond la dureté des conditions de travail et l’exploitation. Au désir de conserver son emploi répond la précarité d’une usine délabrée ne tenant plus que par la peinture. Le conflit qui, s’il est riche de liens, d’amitiés et de possibles, n’est jamais une partie de plaisir et engage énergie, stress et argent. À la libération de la parole qu’autorise le conflit social répond le désir de reprendre le travail dans de bonnes conditions. Aux calculs froids et égoïstes du « repreneur » répondent la solidarité et la détermination d’un collectif de travailleur. À la peur de l’avenir répond l’espoir d’un autre futur.
L’histoire d’une escroquerie dans les règles
Petit rappel des faits : 2009, Royal Boch est en faillite. L’homme d’affaires Patrick De Meyer surgit avec une offre en avril. Il est accueilli en « héros » par la presse. Il reprend la faïencerie avec l’aide de prêts et subsides publics (lentement récupérés à ce jour). Mais, il s’avère rapidement être plus un liquidateur à la recherche d’un bon coup commercial qu’un redresseur. Il viserait plutôt la délocalisation que le sauvetage de la structure.
Mais ce n’est pas tout. Le deal qui s’établit lors de cette reprise invitait les ouvriers à laisser à l’entreprise leur prime de licenciement, afin d’en faciliter la relance. De toute manière, il n’y avait pas trop le choix : les ouvriers au chômage peuvent-ils refuser un emploi identique à celui qu’ils ont perdu ? Mais, s’interrogent-ils, que se passerait-il si l’ONEm, qui a versé cet argent, vient à nous réclamer ces indemnités ? Pas de panique, la direction prendrait les éventuelles demandes de l’ONEm à sa charge. Promesse en l’air ? Oui, malheureusement. Après la fermeture, l’ONEm vient réclamer ces dizaines de milliers d’euros à des travailleurs déjà essorés. La Direction, contrairement à ses promesses, fait savoir qu’elle ne prendra rien à sa charge.
À la première, le 1er mars 2012, au Palace de La Louvière, pour les spectateurs venus nombreux, l’émotion est forte. Dans cette ville, chacun a un parent ou un ami qui est passé par l’usine Boch. Mieux, bon nombre d’entre eux sont d’anciens travailleurs à Boch comme Isabelle Lefrant, ancienne épongeuse au façonnage eau. Venue voir le spectacle qui raconte son parcours, elle voit dans la pièce le récit du « combat mené, notre beau combat qui s’est soldé malheureusement par un échec. Il est scandaleux que nous n’ayons encore rien touché et que des institutions comme l’ONEm nous réclament des indemnités de chômage en sachant que depuis la faillite d’avril 2011 nous n’avons rien touché : ni notre préavis, ni les 3 mois de salaire qui nous sont dus. En dernier espoir, nous nous tournons vers les curateurs qu’ils vendent suffisamment pour nous payer mais malheureusement c’est très long. »
L’arnaque, qui reste avec raison en travers de la gorge des travailleurs, donne également la rage aux spectateurs. Mais la pièce ne communique pas seulement un sentiment de colère, elle donne aussi de nombreux éléments d’explications sur la société qui rend ces phénomènes possibles. À la sortie de la pièce, des spectateurs donnent leurs impressions. « Ils ont donné leur vie à cette entreprise et qu’ont-ils en retour ? Absolument rien et cela reflète exactement notre société actuelle : tout pour le profit et les patrons rien pour les travailleurs… » indique un premier spectateur. « Ce sont toujours les plus faibles qu’on tacle et encore une fois c’est le boss qui s’en sort le mieux ! » enrage un second tandis qu’un dernier rappelle que : « Si personne ne pousse de cri, aucun espoir de changement n’est permis. »
Ce cri, c’est ce spectacle. Un spectacle qui donne corps à un récit et qui permet à beaucoup d’identifier sa situation en ces temps troublés et dominés par le néolibéralisme. Nombreux sont les spectateurs qui ont cru y reconnaître leur propre situation ou celle de travailleurs qu’ils connaissent, qu’ils habitent en Suède, en Italie ou en France. Comment pourrait-il en être autrement étant donné que partout la finance, l’appât du gain et le capitalisme effréné provoquent fermetures d’usines, délocalisations, escroqueries et mauvais calculs des pouvoirs publics ? « À Paris, on l’a joué pour un public parisien composé de Français, d’Anglais, de Belges, d’Italiens et ça a touché les gens de la même manière. L’oppression, s’être fait escroquer, s’être fait voler son travail, ça a une portée universelle. » précise Daniel Adam.
Cette exemplarité doit même servir. Il s’agit d’une part de faire œuvre de témoignage d’une lutte et de dire l’injustice vécue. Une volonté partagée par Brigitte Roland qui a été Chef de secteur décoration et du tri-biscuit pendant 35 ans, à présent sur les planches : « Nous nous sommes fait arnaquer par des gens qui on un pouvoir et qui ont abusé de notre confiance et nous sommes sans salaire pendant plus de trois mois. Notre volonté est de, grâce à cette pièce, faire comprendre notre histoire aux gens, ne pas être oublié et que d’autres usines ne soient pas délaissées comme la nôtre. » Car d’autre part, il s’agit également aussi de prévenir, de transmettre cette expérience et d’éviter qu’elle ne se reproduise. Pour Michel Therasse, ancien Contremaitre qui joue dans la pièce, il s’agit bien de rendre les travailleurs plus vigilants : « Faire en sorte que les personnes ne soient pas aussi naïves que nous l’avons été. Les escrocs sont nombreux, il faut vraiment faire attention aux nouveaux patrons ! Une pièce comme celle-ci est très importante : les Louviérois qualifiaient le repreneur de héros… alors même que nous étions les victimes de ses escroqueries ! Nous avons été bernés, avec personne pour nous défendre malheureusement. » Pour Maria Russo, finisseuse épongeuse et également comédienne dans le spectacle, cette pièce, c’est avant tout un cri de colère : « Nous nous sommes fait avoir par tout le monde ! Les syndicats, les ministres, le patron… Une usine qui a fait naître La Louvière ne devrait pas être lâchée comme ça à cause d’incapables. J’ai donné ma vie, ma jeunesse à cette entreprise et avec la fermeture de Boch, c’est le cœur de la ville qui meurt. Merci aux frères Boch et un dégoût pour le reste des patrons et surtout à la Région Wallonne qui n’a jamais vérifié où partait NOTRE argent ! Cette pièce, c’est notre coup de gueule face à l’injustice. »
Pour Daniel Adam, « la particularité de ce projet est qu’il devienne exemplaire grâce aux circonstances vécues dans cette entreprise car les spectacles liés à des occupations d’usine se font rares. D’anciens militants sont venus me dire que notre spectacle leur rappelait leurs luttes ouvrières de l’époque et leur peine à l’égard de toutes ces usines qui ferment ainsi que leurs faibles espoirs. Je leur ai immédiatement rétorqué qu’il fallait toujours continuer le combat car d’autres entreprises comme Helio à Charleroi sont dans la même posture que Boch [40% du personnel de cette imprimerie vient d’ailleurs d’être licencié NDLR]. Il faut intervenir. Il faut faire un travail socio-politique, partager ces options et opinions politiques. »
Renseignements et dates à venir sont sur le site de la Compagnie maritime