Face à la droite hégémonique

Retrouver le chemin de la profondeur et du temps long

Illustration : Vanya Michel

En Bel­gique, on se sou­vien­dra de 2024 comme d’une année char­nière sur le plan poli­tique. En effet, cette année de tous les super­la­tifs élec­to­raux a incar­né, par ses résul­tats, le bas­cu­le­ment vers la droite d’une frange de plus en plus impor­tante de la socié­té. Face à ce constat, au len­de­main des dif­fé­rents scru­tins (belges et inter­na­tio­naux), les forces pro­gres­sistes de gauche se sont réveillées grog­gy, presque son­nées, par l’ampleur de la vague bleu azur ici, et sou­vent brune ailleurs. Après la sidé­ra­tion, un temps d’introspection, de réflexion et d’analyse s’imposait pour poser les bases de nos luttes indi­vi­duelles et col­lec­tives dans les mois et années à venir.

Le résul­tat des élec­tions fédé­rales, régio­nales et euro­péennes de juin 2024 en Bel­gique a sur­pris par l’ampleur des voix por­tées à droite ou au centre droit. Pour­tant, les signes de ce bas­cu­le­ment cultu­rel et poli­tique étaient déjà per­cep­tibles pour nous, mou­ve­ment d’éducation per­ma­nente, qui sommes quo­ti­dien­ne­ment en lien avec les citoyen·nes via nos actions locales

L’érosion de l’État social : un terreau fertile pour la droite

Depuis plu­sieurs années, deux dyna­miques ont ali­men­té ce glis­se­ment. D’abord, la mon­tée de la pré­ca­ri­té éco­no­mique et sociale. Encou­ra­gé par un capi­ta­lisme débri­dé, notre État social s’est peu à peu déli­té. Si son cœur n’a pas encore été atteint, cette éro­sion touche de nom­breux citoyen·nes, en par­ti­cu­lier celles et ceux qui ne dis­posent pas des res­sources éco­no­miques, sociales ou cultu­relles pour affron­ter seul·es leurs difficultés.

Un État social affai­bli entraine une perte directe de droits pour les plus fra­giles et ali­mente la peur du déclas­se­ment dans la classe moyenne. Conscient·es de l’affaiblissement des méca­nismes de soli­da­ri­té por­tés par la sécu­ri­té sociale et les ser­vices publics, certain·es citoyen·nes ont inté­gré les dis­cours de la droite : valo­ri­sa­tion de la réus­site indi­vi­duelle, sur-res­pon­sa­bi­li­sa­tion des plus pré­caires, dénon­cia­tion d’abus sup­po­sés et accu­sa­tion de géné­ro­si­té exces­sive envers les allo­ca­taires sociaux ou les per­sonnes en situa­tion de migration.

Déconstruire les discours de droite, construire des narratifs de gauche

Face à la dégra­da­tion du rôle social de l’État, les asso­cia­tions d’éducation per­ma­nente, les syn­di­cats, mutua­li­tés, col­lec­tifs et autres orga­ni­sa­tions n’ont ces­sé de réagir. Ils tentent de décons­truire les dis­cours popu­listes qui dési­gnent des boucs émis­saires comme res­pon­sables de l’affaiblissement de notre modèle social.

Dans ce tra­vail, nous nous appuyons sur des don­nées scien­ti­fiques solides, qui inva­lident la majo­ri­té des thèses de droite liées à la res­pon­sa­bi­li­té des plus fra­giles. Pour­tant, mal­gré les chiffres et les ana­lyses pro­duites par les uni­ver­si­tés et centres d’étude, notre dis­cours peine à atteindre le grand public.

Dans son essai Pour­quoi les nar­ra­tifs de gauche ne parlent plus aux classes popu­laires, Jérôme Van Ruych­te­veld explique les res­sorts de cette dif­fi­cul­té [voir notre enca­dré]. Il s’appuie notam­ment sur la théo­rie des frames de George Lakoff pour illus­trer l’impuissance du dis­cours ration­nel face à des cadres moraux puis­sants et à des nar­ra­tifs simplistes.

Il faut aus­si admettre qu’il manque à la gauche un véri­table pro­jet de socié­té. Un pro­jet capable de répondre aux crises du vivant, aux désta­bi­li­sa­tions éco­lo­giques et sociales, mais aus­si de faire rêver, de pro­po­ser un ave­nir dési­rable aux citoyen·nes.

Quelles pro­messes d’une vie meilleure la gauche porte-t-elle encore ? Les grands com­bats qui ont per­mis l’effectivité des droits fon­da­men­taux pour des mil­lions de per­sonnes semblent n’a­voir pas de des­cen­dances. Trop sou­vent, les par­tis de gauche, lorsqu’ils gou­vernent avec la droite, se contentent d’adoucir des poli­tiques anti­so­ciales ou stig­ma­ti­santes. Dans ces coa­li­tions gauche-droite, ils peinent à faire émer­ger des réformes fortes, visibles, iden­ti­fiables comme des avan­cées de gauche.

En l’absence d’alternative claire, face à la dégra­da­tion des condi­tions de vie et à la fra­gi­li­sa­tion des droits, une part impor­tante de la popu­la­tion s’est tour­née vers la droite. En pro­po­sant des cou­pables idéaux (tou­jours les plus pré­caires) et des solu­tions sim­plistes, la droite et le centre droit ont su convaincre, y com­pris par­mi celles et ceux qui seraient visés par les mesures stig­ma­ti­santes pro­po­sées par ces forces politiques.

Pour des mou­ve­ments pro­gres­sistes comme le nôtre, ce constat est dou­lou­reux. Il peut même entrai­ner une perte de sens dans notre tra­vail, un décou­ra­ge­ment et l’im­pres­sion que notre tra­vail par­fois peu tan­gible est vain.

Laisser les sédiments retomber pour y voir clair

Chez Pré­sence et Action Cultu­relles, comme dans d’autres struc­tures par­ta­geant nos valeurs pro­gres­sistes, nous avons choi­si de prendre le temps. Ce temps, nous l’avons assu­mé comme long et néces­saire. Loin du tumulte impo­sé par l’agenda poli­tique et média­tique, nous avons ren­con­tré des col­lec­tifs, par­ta­gé des ana­lyses, relu des diag­nos­tics, confron­té nos certitudes.

De ce temps d’observation et de réflexion sont nées des pistes d’action. Et sur­tout, des balises. Des balises qui gui­de­ront nos luttes dans les années à venir. Elles allient des fon­da­men­taux de notre ADN poli­tique et péda­go­gique, et des rup­tures néces­saires pour faire face aux bou­le­ver­se­ments actuels. La pre­mière balise est l’humilité néces­saire pour enta­mer les chan­ge­ments qui nous recon­nec­te­ront à celles et ceux qui ne se recon­naissent plus dans un pro­jet de socié­té soli­daire et juste.

Refuser la cadence de Bannon

L’une des carac­té­ris­tiques du bas­cu­le­ment poli­tique récent est le rythme impo­sé par la droite, en par­ti­cu­lier l’extrême droite. Ce rythme, d’abord média­tique, devient poli­tique. Il répond à une stra­té­gie clai­re­ment for­mu­lée par Steve Ban­non, ancien conseiller de Donald Trump : « inon­der la zone » d’informations, même fausses, pour occu­per l’espace média­tique, tirer l’opinion tou­jours plus à droite, et rendre accep­tables des idées aupa­ra­vant per­çues comme extrêmes.

Ce phé­no­mène, connu sous le nom de dépla­ce­ment de la fenêtre d’O­ver­ton, décrit com­ment des idées jugées inac­cep­tables deviennent peu à peu dis­cu­tables, puis accep­tées. Si nous n’avons pas de prise directe sur l’agenda des médias, nous pou­vons choi­sir de ne pas subir cette cadence impo­sée. Refu­ser de réagir à chaque pro­vo­ca­tion, c’est réorien­ter notre éner­gie vers les citoyen·nes, plu­tôt que vers celles et ceux qui saturent l’espace public.

Parce qu’en réagis­sant sys­té­ma­ti­que­ment, nous jouons leur jeu. Nous ampli­fions leurs mes­sages, même pour les contre­dire. Et nos argu­ments, eux, touchent peu leur cible.

Tisser un maillage de luttes

Nous pen­sons aus­si que la force des mou­ve­ments pro­gres­sistes réside dans leur capa­ci­té à s’articuler, à se com­plé­ter. Nos his­toires, nos ancrages ter­ri­to­riaux, nos champs d’action sont dif­fé­rents. C’est une richesse et pas un frein. Il est fort pro­bable que face à l’ampleur des défis sociaux et éco­lo­giques, nous devions être sur tous les fronts. Mais au lieu de démul­ti­plier nos luttes, nous pou­vons choi­sir de s’al­lier stra­té­gi­que­ment, en valo­ri­sant le col­lec­tif comme ampli­fi­ca­teur et pas comme multiplicateur.

Plu­tôt qu’un front unique fan­tas­mé, il nous faut accep­ter la diver­si­té de nos orga­ni­sa­tions. Plu­sieurs ten­ta­tives de fronts larges, notam­ment après le Covid, ont échoué. Faute de résul­tats tan­gibles, mais aus­si parce que les inves­tis­se­ments humains n’étaient pas tou­jours en phase avec les prio­ri­tés des struc­tures impliquées.

Par­tons du prin­cipe que nous défen­dons des valeurs com­munes même si nous avons nos sen­si­bi­li­tés. Ten­tons de rendre concrète l’i­dée selon laquelle nous lut­tons « ensemble quand c’est pos­sible, seul quand c’est nécessaire. »

Écouter les colères, entendre les désillusions

Enfin, il nous fau­dra aus­si prendre le temps d’écouter. Nom­breux sont les citoyen·nes aujourd’hui qui sont déçu·es, et se sentent abandonné·es. Beau­coup ont le sen­ti­ment que la classe poli­tique, au sens large, ne les entend pas et ne les com­prend plus. Ce res­sen­ti ali­mente un désa­mour crois­sant pour la démo­cra­tie, en par­ti­cu­lier sa ver­sion élec­to­rale et ses prin­ci­paux acteurs : l’État, les par­tis poli­tiques, les corps intermédiaires.

Ces frus­tra­tions sont acti­ve­ment entre­te­nues par les dis­cours popu­listes de droite. Face à cela, il est essen­tiel d’adopter une pos­ture d’écoute, loin des juge­ments et des pos­tures mora­li­sa­trices. Car les citoyen·nes qui se sentent méprisé·es par la droite ont par­fois aus­si res­sen­ti ce mépris dans le regard ou les dis­cours des forces progressistes.

Réta­blis­sons avec ces citoyen·nes déçus les valeurs fon­da­men­tales qui fondent la gauche comme le res­pect, la soli­da­ri­té, l’é­ga­li­té mais aus­si la joie de par­ta­ger des expé­riences humaines, le plai­sir de se ren­con­trer en vrai pour échan­ger, la force de nos pas­sions joyeuses partagées.

Pourquoi les narratifs de gauche ne parlent plus aux classes populaires

Face à la montée des populismes identitaires et de l’extrême droite, les analyses se sont souvent concentrées sur les stratégies gagnantes de ces courants antidémocratiques et sur les raisons qui poussent les classes populaires à voter pour eux. L’étude Pourquoi les narratifs de gauche ne parlent plus aux classes populaires propose un changement de perspective : et si la gauche avait elle-même perdu sa capacité à parler au cœur des gens ? L’auteur, le militant et communicant politique Jérôme Van Ruychevelt Ebstein, explore les failles narratives de la gauche, en faisant le lien entre psychologie sociale et analyses sociologiques matérialistes. Son terrain d’analyse est la Belgique francophone et s’appuie sur les discours diffusés lors de l’année électorale 2024.L’analyse montre comment les collectifs et les organisations progressistes ont perdu un lien social et affectif qui les connectait aux classes populaires, et comment cette déconnexion explique en grande partie l’échec de ses narratifs. Elle avance notamment l’idée que la gauche cherche trop à convaincre par des arguments rationnels et des principes éthiques froids, oubliant que la mobilisation repose sur des expériences vécues, des émotions partagées et des cadres mentaux adaptés. Une invitation à repenser ensemble les stratégies de la gauche sur le champ de la bataille culturelle. Ce texte ne porte pas seulement un regard critique, il ouvre également des pistes concrètes pour reconstruire une parole politique qui rassemble, qui touche et qui gagne durablement. On peut se procurer cette étude gratuitement via ce lien.

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *