Israël : le pinkwashing comme arme coloniale en Palestine

Illustration : Vanya Michel

Le pink­wa­shing est une stra­té­gie qui consiste à déployer des mes­sages super­fi­ciel­le­ment sou­te­nants à l’égard de la com­mu­nau­té queer à des fins qui n’ont que peu ou rien à voir avec l’égalité ou l’inclusion des per­sonnes concer­nées. Cette pra­tique a régu­liè­re­ment été obser­vée en Israël et est dénon­cée par cer­tains acti­vistes LGBTQIA+ qui y voient un moyen uti­li­sé par les auto­ri­tés israé­liennes pour faire oublier l’occupation et redo­rer l’image du pays auprès de cer­tains publics.

Depuis plu­sieurs mois, le pink­wa­shing est régu­liè­re­ment uti­li­sé pour mini­mi­ser les crimes per­pé­trés par l’armée israé­lienne à Gaza. Le meilleur exemple en date reste cette pho­to publiée sur le réseau social X d’un sol­dat israé­lien qui, muni d’un dra­peau arc-en-ciel, se dresse fiè­re­ment devant une scène de guerre à Gaza. Celle-ci a été vue plus de 16 mil­lions de fois, notam­ment grâce à l’écho qu’en ont fait les auto­ri­tés israé­liennes sur leur compte offi­ciel, affir­mant « Le tout pre­mier dra­peau de la fier­té LGBT his­sé à Gaza ». Plus cynique encore, ledit dra­peau arbo­rait l’inscription « In the name of love », sug­gé­rant à demi-mot que le pay­sage dévas­té en fond avait été détruit pour les per­sonnes queer, dans leur inté­rêt, en leur nom.

Mais que vient faire la com­mu­nau­té queer1 dans ce conflit ? Et pour­quoi le gou­ver­ne­ment israé­lien met-il tant de cœur à soi-disant sou­te­nir ses reven­di­ca­tions ? Quelle place cette pos­ture tient-elle dans la pro­pa­gande coloniale ?

LE PINKWASHING COMME OUTIL DE PROPAGANDE

Le terme de « pink­wa­shing » est cal­qué sur celui de « green­wa­shing », cette stra­té­gie de mar­ke­ting don­nant une image faus­se­ment éco­lo­gique à une orga­ni­sa­tion qui ne l’est pas. Le pink­wah­sing (lit­té­ra­le­ment rosi­fi­ca­tion) se réfère à une méca­nique simi­laire pour don­ner à une orga­ni­sa­tion, une entre­prise ou, dans ce cas, un État, une image plus éthique et plus pro­gres­siste sans que cela ne se reflète dans ses poli­tiques réelles. Ici, il s’agit de déve­lop­per des stra­té­gies de com­mu­ni­ca­tion pour construire l’image d’un fort sou­tien à la com­mu­nau­té LGBTQIA+. Ce terme a été popu­la­ri­sé par l’autrice, mili­tante juive pro­gres­siste et fon­da­trice du col­lec­tif Les­bian Aven­gers, Sarah Schul­man dans un édi­to­rial du New York Times en 2011. Elle y affirme qu’Israël fait preuve de pink­wa­shing dans le cadre de ses actions de rela­tions publiques en approu­vant de manière sélec­tive cer­taines reven­di­ca­tions de ces mino­ri­tés afin de ser­vir sa propre cause, et donc sa poli­tique anti­pa­les­ti­nienne. Selon elle, si Israël se pré­sente comme pro-LGBT­QIA+, c’est for­cé­ment en oppo­si­tion à un peuple pales­ti­nien pré­sen­té comme bar­bare, rétro­grade, homo­phobe et fana­tique. Dans le même temps, Israël soigne sa propre image de marque et déshu­ma­nise ses opposant·es, se posi­tion­nant en cela comme la « seule démo­cra­tie » au Moyen-Orient. Elle per­met éga­le­ment aux auto­ri­tés d’affirmer que les auto­ri­tés israé­liennes ont fait d’incroyables pro­grès en termes de droits LGBTQIA+, bien plus que tous les pays qui l’entourent, et plus par­ti­cu­liè­re­ment la Palestine.

Cette pra­tique s’inscrit par­fai­te­ment dans la stra­té­gie de soft power déve­lop­pée par l’État d’Israël qui se qua­li­fie de terre d’accueil, comme seul refuge pour le peuple Juif, un État défen­dant des valeurs démo­cra­tiques occi­den­tales, et par­mi elles, la défense des per­sonnes LGBTQIA+. Au-delà de la volon­té de redo­rer (ou plu­tôt rero­ser) l’image d’Israël aux yeux du monde c’est aus­si l’entretien d’un sté­réo­type raciste selon lequel le Moyen-Orient serait de fac­to hos­tile aux valeurs occi­den­tales et aux res­pects de droits fon­da­men­taux. Il y a « eux » et « nous ». Ces sté­réo­types s’appuient sur les efforts his­to­riques effec­tués pour dia­bo­li­ser les récits et la résis­tance pales­ti­nienne en uti­li­sant des stra­té­gies poli­tiques ancrées dans le racisme anti-arabe et l’islamophobie. Ils rap­pellent les cam­pagnes de pro­pa­gande colo­niale comme celle de la France en Algé­rie qui, de façon sem­blable, oppo­sait le droit de la popu­la­tion colo­ni­sée à celle d’une par­tie de cette même popu­la­tion (dans ce cas, les femmes) pré­sen­tée comme oppri­mée par ses pairs, dont la pré­ten­due libé­ra­tion ne pou­vait adve­nir que par le biais du colo­ni­sa­teur, appor­tant civi­li­sa­tion et déli­vrance (l’abandon du voile et/ou de la reli­gion musul­mane). De cette façon, Israël ne s’impose pas seule­ment comme colo­nie de peu­ple­ment et comme puis­sance mili­taire mais éga­le­ment comme repré­sen­tante d’une force morale, assu­rant sa légi­ti­mi­té et s’attirant des sou­tiens à l’international.

L’autre facette logique de cette stra­té­gie, c’est la dis­qua­li­fi­ca­tion des opposant·es qui défendent ces valeurs cen­sées être défen­dues par Israël, à gauche et plus spé­ci­fi­que­ment ici, des com­mu­nau­tés LGBTQIA+ ouver­te­ment pro-Pales­tine. On a pu voir défi­ler des réac­tions hos­tiles aux actions de soli­da­ri­té, telles qu’incarnent par exemple les mou­ve­ments queers for Pales­tine, réac­tions allant du dis­cré­dit à la franche moque­rie. Une tri­bune publiée dans l’hebdomadaire Marianne est à ce titre très exem­pla­tif en se fai­sant volon­tiers le relai du pink­wa­shing israé­lien. Ces réac­tions per­mettent de dis­qua­li­fier d’office ces sou­tiens sans même en entendre les pro­pos, puisqu’ils sont jugés comme de fac­to inau­dibles. De tels dis­cours par­ti­cipent à la déshu­ma­ni­sa­tion des Palestinien·nes et, dans le même mou­ve­ment, méprisent les per­sonnes queer affi­chées comme inca­pable de voir leur propre inté­rêt ou d’apprécier un com­bat qui s’affiche (aus­si) en leur nom.

Il est impor­tant de rap­pe­ler que les mou­ve­ments queer luttent pour les droits humains en géné­ral et pas uni­que­ment les droits des per­sonnes LGBQIA+. Et c’est à ce titre qu’ils se posi­tionnent en faveur de la cause pales­ti­nienne. Si ces mou­ve­ments émergent de la lutte de et pour les mino­ri­tés sexuelles et de genre, leur posi­tion à la marge de la socié­té encou­rage la soli­da­ri­té avec des per­sonnes ou des peuples subis­sant, au sens large, une oppres­sion sys­té­mique. Certain·es fémi­nistes comme Eve Kosof­sky Sedg­wick ont d’ailleurs ten­dance à don­ner au terme queer une défi­ni­tion fluc­tuante au croi­se­ment des iden­ti­tés de genre, de sexua­li­té mais aus­si de race, de l’ethnicité ou des ques­tions migratoires.

LE MYTHE D’UN ÉTAT GAY-FRIENDLY

Il est éga­le­ment impor­tant de sou­li­gner que le pink­wa­shing per­met aux auto­ri­tés israé­liennes de ne pas obser­ver leur propre réa­li­té, et notam­ment à pro­pos des droits LGBTQIA+ puisque de nom­breuses expé­riences d’oppression homo­phobe exer­cées par Israël sur ses propres ressortissant·es queer sont docu­men­tées et que seul le mariage hété­ro­sexuel y est léga­le­ment auto­ri­sé. En fai­sant la pro­mo­tion de villes telles que Tel-Aviv comme des des­ti­na­tions tou­ris­tiques gay-friend­ly, les auto­ri­tés israé­liennes cherchent à obte­nir le sou­tien des com­mu­nau­tés queer à tra­vers le monde sans que cela ne se reflète dans les droits effec­tifs des per­sonnes sur leur ter­ri­toire. À pro­pos du res­pect des droits humains plus lar­ge­ment, l’État colon est régu­liè­re­ment mis en cause par les ONG, notam­ment en rai­son de l’instauration de plu­sieurs lois mani­fes­te­ment dis­cri­mi­nantes à l’égard des Palestinien·nes. En 2022, devant le Conseil des droits de l’homme de l’ONU, le rap­por­teur spé­cial, M. Michael Lynk qua­li­fiait offi­ciel­le­ment d’« apar­theid » le sys­tème poli­tique appli­qué par les auto­ri­tés israé­liennes aux ter­ri­toires pales­ti­niens occu­pés. La recon­nais­sance par la Cour Inter­na­tio­nale de Jus­tice des Nations Unies d’un risque de géno­cide à Gaza ne fait qu’appuyer ce constat.

Lorsque sont évoqué·es les per­sonnes queer pales­ti­niennes, les auto­ri­tés israé­liennes ain­si que les adeptes du pink­wa­shing dressent la plu­part du temps le por­trait d’une vic­ti­mi­sa­tion indi­vi­duelle qui ren­force la bina­ri­té d’un pré­ten­du sous-déve­lop­pe­ment pales­ti­nien face à un État israé­lien pro­gres­siste. Ces repré­sen­ta­tions sug­gèrent que la socié­té pales­ti­nienne souffre d’une homo­pho­bie patho­lo­gique, et qu’aucune voix dis­si­dente ne peut s’y faire entendre très long­temps. Le pink­wa­shing porte un dis­cours selon lequel la seule pos­si­bi­li­té de libé­ra­tion pour les per­sonnes queer pales­ti­niennes est indi­vi­duelle (il n’est jamais ques­tion de libé­ra­tion col­lec­tive) et consiste à s’échapper de leurs com­mu­nau­tés pour se réfu­gier en Israël. Le mythe domi­nant de Palestinien·nes queer trou­vant refuge dans des villes israé­liennes est pour­tant tota­le­ment men­son­ger compte tenu des poli­tiques colo­niales actuelles (res­tric­tions de dépla­ce­ment, res­tric­tion d’accès au loge­ment, res­tric­tion d’accès au tra­vail) qui visent sur­tout à conte­nir une popu­la­tion pales­ti­nienne dans des zones ultra­con­trô­lées avec peu ou pas de res­sources et en appli­quant une poli­tique mili­taire inté­rieure per­ma­nente de contrôle et de répres­sions. Et rap­pe­lons-le, cette poli­tique colo­niale s’applique à toustes les Palestinien·nes sans dis­tinc­tion d’orientation sexuelle ou d’identité de genre.

Notons en outre, avec peut-être une pointe de cynisme, qu’il est bien dif­fi­cile de mettre en place sous un régime d’apartheid des poli­tiques pro­gres­sistes, quelles qu’elles soient.

  1. « Queer » est un terme ini­tia­le­ment péjo­ra­tif (bizarre, étrange), par­ti­cu­liè­re­ment adres­sé à l’encontre des per­sonnes LGBTQIA+ à par­tir du 19e siècle, les dési­gnant comme déviant·es, que des membres de la com­mu­nau­té se sont réapproprié·es à par­tir des années 1990. Il recouvre géné­ra­le­ment une dimen­sion plus poli­tique des mino­ri­tés sexuelles et de genre car il sup­pose une volon­té de sor­tir des normes (sexuelles et de genre).

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