Entretien avec Michel Staszewski

« Pour que le sionisme se concrétise en Israël, il a fallu bafouer les droits essentiels des Palestinien·nes. »

Illustration : Maisara Baroud
Illustration : Maisara Baroud

Michel Stas­zews­ki, his­to­rien de for­ma­tion, a ensei­gné pen­dant plus de qua­rante ans dans l’enseignement secon­daire en Bel­gique. Étu­diant depuis plus de 50 ans ce qu’il est conve­nu d’appeler le « conflit israé­lo-pales­ti­nien » et mili­tant pour une paix juste entre Palestinien·es et Israélien·nes, il est l’auteur de « Pales­ti­niens et Israé­liens : dire l’his­toire, décons­truire mythes et pré­ju­gés ; entre­voir demain ». Ce livre décons­truit les mythes que véhi­cule le sio­nisme, ce mou­ve­ment poli­tique qui a pré­si­dé à la créa­tion de l’État d’Israël et à la colo­ni­sa­tion de la Pales­tine. Il retrace l’histoire de la concré­ti­sa­tion de ce pro­jet. Il nous explique en quoi lut­ter contre le sio­nisme, c’est non seule­ment lut­ter pour l’égalité des droits en Pales­tine-Israël et avan­cer vers la Paix au Proche-Orient, mais aus­si que cela consti­tue un des meilleurs anti­dote à l’antisémitisme, en forte recru­des­cence ces der­niers mois en Europe.

[Entretien réalisé le 3 juillet 2024]

En quoi comprendre le sionisme permet de mieux appréhender la situation actuelle ?

Le sio­nisme poli­tique est une idéo­lo­gie qui a mis du temps à se concré­ti­ser, mais qui a pu le faire grâce à des alliances et à des sou­tiens impor­tants. Ce qui fût le rêve d’une petite mino­ri­té de Juif·ves au départ a pu en effet com­men­cer à s’accomplir à par­tir du moment où une grande puis­sance, à savoir le Royaume-Uni, a déci­dé de sou­te­nir ce pro­jet à par­tir de 1917. Ce pro­jet est res­té mino­ri­taire par­mi les Juif·ves jusqu’à la Deuxième Guerre mon­diale. C’est seule­ment avec le trau­ma­tisme du judéo­cide qui a bou­le­ver­sé l’opinion publique, juive d’abord, occi­den­tale ensuite, que c’est deve­nu une idéo­lo­gie domi­nante qui, depuis lors, n’est plus guère inter­ro­gée et est deve­nue un impen­sé dans l’opinion publique occidentale.

Dès l’introduction de mon livre, je dis qu’il faut s’intéresser au sio­nisme parce qu’il a réus­si à faire pas­ser comme allant de soi des choses qui ne devraient pas aller de soi pour des démo­crates, défen­seurs des droits humains. Pour que le sio­nisme se concré­tise, il a en effet fal­lu bafouer les droits essen­tiels des Palestinien·nes. La créa­tion de l’État d’Israël en tant qu’État juif s’est accom­pa­gnée d’un net­toyage eth­nique qui est un crime contre l’humanité [la Nak­ba en 1948 qui voit l’exil for­cé de plu­sieurs cen­taines de mil­liers d’ha­bi­tants par les armées israé­liennes NDLR]. Il n’a jamais été remis en ques­tion par les grandes puis­sances occi­den­tales et s’est au contraire pour­sui­vi à un rythme plus lent (sauf lors de la Guerre de 1967, au cours de laquelle envi­ron 250.000 Palestinien·nes ont été expulsé·es de Cis­jor­da­nie et 100.000 Syrien·nes du pla­teau du Golan) jusqu’à nos jours.

S’attaquer au sio­nisme me semble donc fon­da­men­tal. Je dis bien s’attaquer parce que c’est une idéo­lo­gie qui dans sa manière de se concré­ti­ser a des consé­quences dra­ma­tiques, d’abord pour les Palestinien·nes évi­dem­ment, mais aus­si pour les Juif·ves, à com­men­cer par les Juif·ves israélien·nes. Un des mythes que je décons­truis dans mon livre, c’est celui qui vou­drait qu’Israël soit un refuge pour les Juif·ves. Or, dans les faits, c’est, au contraire, l’un des endroits où les Juifs meurent le plus de mort vio­lente ! Parce qu’évidemment les Palestinien·nes résistent à ce qu’on leur fait subir – n’importe quel peuple pla­cé dans une telle situa­tion d’oppression ferait la même chose. Les sio­nistes et leurs sou­tiens pré­sentent les Palestinien·nes comme des gens dif­fé­rents de nous, qui n’accorderaient pas la même impor­tance à la vie humaine. C’est non seule­ment faux mais aus­si très raciste

Le sionisme, que vous décortiquez dans votre ouvrage, est un terme polysémique. Comment cette polysémie peut jouer dans ses usages politiques ?

Dans la pre­mière par­tie, je parle de dif­fé­rents cou­rants sio­nistes. Mais le cou­rant qui a gagné, ou plu­tôt les cou­rants qui ont gagné parce qu’ils se sont alliés, sont des cou­rants que j’appelle « éra­di­ca­teurs ». Ces cou­rants portent l’idée qu’il nous faut un État juif, pour les Juif·ves, qui soit un lieu de refuge pour les Juif·ves. Et la consé­quence qui en découle, c’est que pour que cet État reste juif, il faut qu’il y ait un mini­mum de non-Juifs et un maxi­mum de Juifs — ou de per­sonnes recon­nues comme juives par l’État d’Israël. Sur ce der­nier point, il faut noter que la manière de dis­tin­guer qui est juif de qui ne l’est pas a fort varié au fil des lois israé­liennes. Face à l’enjeu de res­ter en supé­rio­ri­té numé­rique face aux Arabes, les auto­ri­tés ont en effet au début des années 1970 modi­fié la loi dite « du retour » pour per­mettre à des conjoint·es ou à des enfants qui, selon les pres­crip­tions reli­gieuses ne sont pas juif·ves, d’être considéré·es comme tel·les. C’est une manière de gagner cette bataille démographique.

Cela fait que, mal­gré mes avis très cri­tiques sur la poli­tique israé­lienne, je pour­rais quant à moi, parce que consi­dé­ré comme juif par les auto­ri­tés israé­liennes, si je le sou­hai­tais, deve­nir demain citoyen israé­lien. Par contre, mes amis pales­ti­niens exi­lés, qui eux sont nés là-bas, ou dont les parents sont nés là-bas, ou encore ceux qui vivent dans les ter­ri­toires occu­pés par Israël depuis 1967 ne le peuvent pas. C’est fon­da­men­ta­le­ment inad­mis­sible d’un point vu démo­cra­tique et antiraciste.

Donc on a ce terme de « sionisme » qui désigne une idéologie qui revendique la création d’un « État refuge » pour les Juifs. Mais il est aussi un qualificatif péjoratif aux yeux des soutiens de la Palestine qui eux le voient comme désignant un projet colonial mené par Israël. Est-ce que cette polysémie peut avoir des conséquences politiques ?

Le pro­blème, c’est que le mot « sio­nisme » est uti­li­sé à toutes les sauces par des gens qui ne savent pas ce que c’est. Ça fait long­temps que je donne des for­ma­tions sur le sio­nisme dans les milieux plu­tôt sen­sibles à la ques­tion pales­ti­nienne parce que j’ai remar­qué que les gens ne savent en réa­li­té pas très bien de quoi il s’agit.

Le sio­nisme imprègne de manière pro­fonde non seule­ment l’idéologie offi­cielle (donc ses pra­tiques édu­ca­tives, cultu­relles, média­tiques, etc.) de l’État d’Israël, mais aus­si celle qui domine dans le monde occi­den­tal. Le fait d’affirmer par exemple : « Il est évident que la solu­tion réside dans la créa­tion de deux États » est un leit­mo­tiv qui existe depuis très long­temps et semble son­ner comme une évi­dence. Or, il ren­voie à l’idée de deux États basés sur des eth­nies alors qu’en réa­li­té les popu­la­tions sont imbri­quées et mélan­gées sur ce petit ter­ri­toire. Je ne me pro­non­ce­rai pas défi­ni­ti­ve­ment sur la ques­tion de la solu­tion à un ou à deux États, mais j’ai en revanche des posi­tions fermes sur la ques­tion de l’égalité des droits. Et l’égalité des droits, ça remet tout à fait en ques­tion le prin­cipe d’un (ou de deux) État(s) ethnique(s).

Quand les gens m’accusent d’être pour la des­truc­tion de l’État d’Israël, je leur réponds que non, je suis par­ti­san de la dés­io­ni­sa­tion de l’État d’Israël. Évi­dem­ment, s’il s’agit d’un seul État, ce qui me semble quand même fina­le­ment la solu­tion la plus réa­liste, il ne sera plus appe­lé « Israël ». Israël dans la Bible, c’est le nom du peuple hébreu. Donc « Israël » n’est pas seule­ment le nom d’un État, mais c’est le nom d’un peuple mythique, d’une com­mu­nau­té. Or, tant qu’on l’appellera « Israël », ça dit bien qu’il est fait pour les Juif·ves et pas pour les autres. Dans le cadre d’une solu­tion à un État, il fau­dra sans doute trou­ver un nou­veau nom, comme « Ispal », « Palis » ou quelque chose comme ça…

On a l’impression que le soutien à l’État palestinien à l’existence du peuple palestinien devient de moins en moins une opinion légitime, singulièrement depuis le 7 octobre 2023, dans les médias dominants et bon nombre de discours publics. En Belgique, la situation est-elle aussi tendue qu’en France ou en Allemagne où les gens reçoivent des amendes quand ils scandent « From the river to the sea, Palestine will be free » ?

La France et l’Allemagne sont les deux États de l’Union euro­péenne qui ont les élites les moins cri­tiques vis-à-vis d’Israël. Je pense que l’opinion publique exprime des avis très dif­fé­rents de celui qui est véhi­cu­lé par les médias domi­nants dans ces pays. On en arrive tout de même à une situa­tion assez dingue qui voit une cri­mi­na­li­sa­tion de la soli­da­ri­té avec les Palestinien·nes. On en arrive à vou­loir faire croire qu’une grande par­tie de l’opinion, qu’une grande par­tie de la gauche serait anti­sé­mite. Je ne suis pas un fan de la France insou­mise, mais ce ne sont clai­re­ment pas des antisémites.

Aujourd’hui, les débats sont un peu compliqués à mener puisque des gens peuvent en effet se retrouver affublés de l’étiquette infamante d’antisémite lorsqu’ils portent une critique à l’égard de la politique de l’État d’Israël et de son projet colonial. Est-ce qu’« être antisioniste, c’est être antisémite » comme l’affirment certains ? Ou est-ce qu’il s’agit là surtout d’une tentative pour disqualifier la critique et créer de l’autocensure dans les milieux militants pro-palestiniens ?

En plus de mon appar­te­nance à l’UPJB (Union des Pro­gres­sistes Juifs de Bel­gique), je fais par­tie depuis peu d’une asso­cia­tion nou­vel­le­ment créée qui s’appelle l’AJAB, l’« Alliance juive anti­sio­niste en Bel­gique ». Le terme d’antisioniste est clai­re­ment affir­mé pour mar­quer à quel point nous consi­dé­rons que cette idéo­lo­gie est néfaste. Et je répète, pas seule­ment pour les Palestinien·nes, mais pour les Juif·ves aus­si. Le sio­nisme est selon moi une idéo­lo­gie fon­da­men­ta­le­ment pes­si­miste. Elle consi­dère qu’on ne peut pas com­battre l’antisémitisme, que la seule manière de s’en pré­mu­nir consis­te­rait à vivre entre soi. Et ici, en l’occurrence, au prix des droits les plus élé­men­taires d’un autre peuple.

Dire qu’« être anti­sio­niste, c’est être anti­sé­mite » est une accu­sa­tion qui cir­cule sur­tout en France, un peu moins en Bel­gique même si le débat n’y est pas apai­sé non plus. Mais j’ai l’impression que la situa­tion est tout de même beau­coup moins grave d’un point vu démo­cra­tique qu’en France ou en Alle­magne. Jusqu’ici, heu­reu­se­ment, aucune loi ni pra­tique judi­ciaire ne cri­mi­na­lise les per­sonnes qui sou­tiennent la cause pales­ti­nienne. Cer­taines ten­ta­tives existent dans ce sens en Bel­gique aus­si, mais jusqu’à pré­sent elles n’ont pas abou­ti. On peut mani­fes­ter. Il n’y a pas eu comme en France d’interdictions pré­fec­to­rales. On est beau­coup mieux lotis que nos voi­sins en la matière.

De mon point vue, une asso­cia­tion comme la mal nom­mée « Ligue belge contre l’antisémitisme » fait énor­mé­ment de tort à la lutte contre l’antisémitisme, parce que jus­te­ment, ses membres entre­tiennent constam­ment la confu­sion entre cri­tiques des poli­tiques cri­mi­nelles israé­liennes et le véri­table anti­sé­mi­tisme, qui, il faut le noter, existe et se déve­loppe for­te­ment actuel­le­ment. Cette confu­sion a même ten­dance à bana­li­ser l’antisémitisme. Il me semble donc très impor­tant que des Juif·ves puissent se mon­trer très cri­tiques de la poli­tique de cet État éga­le­ment pour des rai­sons égoïstes, parce que ça nous fait du tort à nous Juif·ves ici !

Est-ce à dire que l’anticolonialisme devient de moins en moins acceptable dans nos sociétés, lui qui était traditionnellement un marqueur de gauche ?

L’anticolonialisme en géné­ral non, j’en veux pour preuve le riche déve­lop­pe­ment de nom­breuses ana­lyses et dis­cours déco­lo­niaux. Mais appli­qué au cas israé­lo-pales­ti­nien oui. C’est aus­si le para­doxe. En fait le cas d’Israël-Palestine, est ana­chro­nique dans l’histoire du colo­nia­lisme. Le vote du Plan de par­tage de l’ONU eut lieu en 1947, la même année que la déco­lo­ni­sa­tion de l’empire des Indes, qui était alors la plus grande colo­nie au monde, et dont l’accession à l’indépendance mar­qua le début du grand mou­ve­ment de déco­lo­ni­sa­tion. C’est-à-dire qu’au moment où, par­tout dans le monde les pays colo­ni­sés accé­daient à l’indépendance, on créait une nou­velle colo­nie au Proche-Orient ! Une colo­nie assez par­ti­cu­lière puisqu’elle était des­ti­née à accueillir non pas des per­sonnes pro­ve­nant d’une métro­pole qui venait s’emparer d’un ter­ri­toire exté­rieur, mais des gens pro­ve­nant de beau­coup d’endroits dif­fé­rents n’ayant pas de métro­pole propre, mais étant sou­te­nus par des métro­poles coloniales.

Est-ce que certains termes ont disparu ou sont devenus plus sujets à caution ? Ainsi, « territoires occupés », « occupation » (qui en France ou en Belgique, évoque irrésistiblement la notion de résistance) ou « colonisation » lui-même semblent peu à peu se raréfier dans les médias alors qu’ils permettent de qualifier ce qu’il se passe… Quel effet cela peut avoir ?

J’ai pour ma part l’impression qu’on conti­nue d’utiliser ces termes, mais qu’on n’en tire en revanche pas toutes les consé­quences en matière de droit. Il y a bien un phé­no­mène de colo­ni­sa­tion des ter­ri­toires qu’Israël occupe depuis 1967. Le fait que des ter­ri­toires soient non seule­ment occu­pés, mais aus­si colo­ni­sés, com­plexi­fie la situa­tion et la rend encore plus condam­nable. Je sou­ligne à cet égard dans mon livre que la colo­ni­sa­tion n’est pas un phé­no­mène à attri­buer aux reli­gieux ou à l’extrême-droite non-reli­gieuse, mais bien à l’ensemble de la classe poli­tique israé­lienne. La colo­ni­sa­tion n’a pas com­men­cé avec Neta­nya­hou. Les pre­miers colo­ni­sa­teurs des ter­ri­toires occu­pés en 1967, ce sont des tra­vaillistes, la soi-disant gauche sio­niste. Et les pre­miers res­pon­sables du net­toyage eth­nique de la Pales­tine en 1948 aus­si d’ailleurs.

J’en reviens au pro­jet de solu­tion à deux Etats qui est deve­nue aujourd’hui en quelque sorte la feuille de vigne pour mas­quer le fait que tout conti­nue comme avant. On en parle depuis tel­le­ment long­temps… Or, si on vou­lait vrai­ment le faire sérieu­se­ment, il fau­drait jus­te­ment envi­sa­ger ce pro­jet comme un pro­jet déco­lo­nial, c’est-à-dire basé sur les droits humains et l’égalité des droits.

Avec les attaques du Hamas du 7 octobre 2023 et les bombardements de représailles sur Gaza qui ont suivi et se poursuivent jusqu’à aujourd’hui, est-ce que vous avez constaté des glissements dans le débat public ? Des éléments qui renforcent votre analyse ou qui se seraient modifiés depuis qu’elle a été énoncée ?

Ce qui s’est pas­sé le 7 octobre et après consti­tue effec­ti­ve­ment un tour­nant, même si on n’a pas encore assez de recul pour savoir où ça va ame­ner les opi­nions publiques et les poli­tiques des États. Comme his­to­rien, je sais qu’il faut du temps pour appro­cher le plus pos­sible une véri­té fac­tuelle. Mais on a pu déjà obser­ver en revanche toute l’instrumentalisation qui a été faite de cet évè­ne­ment. Ain­si, on a vu défi­ler bon nombre de per­sonnes, qui ont accès aux grands médias, qui tentent de dis­qua­li­fier tout dis­cours qui a trait au 7 octobre, tout dis­cours ou ana­lyse qui dirait « oui, mais… ». Pour eux, il n’y a pas de « mais », c’est le crime abso­lu et ils refusent toute recon­tex­tua­li­sa­tion – qui n’est pas une jus­ti­fi­ca­tion – de l’évènement (comme la vie ren­due impos­sible depuis long­temps dans la bande de Gaza) ou toute remise en cause des repré­sailles israé­liennes depuis lors. Des repré­sailles mas­sives qui elles, à les entendre, par contre, auto­ri­se­raient beau­coup de « mais ».

Ce qu’on peut aus­si dire, c’est qu’une série de mythes israé­liens se sont écrou­lés ce jour-là. Par exemple l’idée selon laquelle Israël serait un État refuge pour les Juif·ves. Ou encore qu’Israël serait invin­cible. C’est un trau­ma­tisme énorme pour la popu­la­tion juive israé­lienne qui avait jusque-là fer­mé les yeux sur ce qui se pas­sait en son nom dans les ter­ri­toires occu­pés. Lors du grand mou­ve­ment de pro­tes­ta­tion contre le gou­ver­ne­ment Neta­nya­hou à cause de son pro­jet de réforme judi­ciaire qui s’est pro­duit dans les mois qui ont pré­cé­dé l’attaque du 7 octobre, les gens qui mani­fes­taient ne s’intéressaient pas du tout à la ques­tion de la colo­ni­sa­tion. Ils ne voyaient pas le lien avec l’occupation alors qu’ils avaient mis au pou­voir des gens qui sont pour l’éradication la plus com­plète pos­sible des Pales­ti­niens, pour la pour­suite du net­toyage eth­nique et pour l’écrasement conti­nuel de toute vel­léi­té de résis­tance de la popu­la­tion vivant sous occu­pa­tion militaire.

Dans le débat et les discours médiatiques dominants, il semble que la question des Palestiniens et de leurs droits passe de plus en plus à l’as au profit d’un discours qui a tendance à amalgamer Palestiniens, militants du Hamas et terroristes. Le cadrage devient « le Hamas et son terrorisme contre Israël » et non plus « les Palestiniens et leur volonté d’indépendance face à l’occupation»…

Une chaine de télé­vi­sion d’info conti­nue comme France 24 conti­nue de par­ler de la « guerre Israël / Hamas ». Idem pour la man­chette du live du site du Monde qui y est consa­crée. C’est une repré­sen­ta­tion tout à fait idéo­lo­gique qui place un État légi­time et recon­nu face à une orga­ni­sa­tion ter­ro­riste. Et non pas un État illé­gi­time car com­met­tant des crimes contre l’humanité, qui se bat contre une popu­la­tion occu­pée, colo­ni­sée, per­sé­cu­tée, sous blo­cus, etc. Donc, non, l’armée israé­lienne ne se bat pas seule­ment contre le Hamas, mais contre le peuple pales­ti­nien tout entier. Et pas seule­ment à Gaza. On occulte en effet beau­coup ce qui est en train de se pas­ser à Jéru­sa­lem-Est et sur­tout en Cis­jor­da­nie où les colons sont en roue libre et voient leurs exac­tions sou­te­nues par l’armée.

Un des arguments pour s’opposer à la reconnaissance d’un État palestinien, vieille revendication tout de même des mouvements de libération de la Palestine et objet de longues négociations, serait qu’« il récompenserait les terroristes du Hamas ». Il a encore été exprimé officiellement par Israël lorsque l’Espagne, l’Irlande et la Slovénie ont reconnu la Palestine… Si même l’idée d’un État palestinien n’est plus négociable et devient suspecte, que reste-t-il à négocier ?

Dans la conclu­sion de mon livre, au niveau des « rai­sons d’espérer » que je déve­loppe, la recon­nais­sance de l’existence du peuple pales­ti­nien d’une part, de ses droits d’autre part, repré­sentent tout de même des acquis de toute cette longue lutte des Pales­ti­niens. Je rap­pelle que jusqu’au début des années 1970, on nom­mait les Pales­ti­niens « réfu­giés arabes ». Au cours de cette décen­nie-là, ils arri­ve­ront à se faire recon­naitre comme un peuple. Et comme un peuple qui a des droits. C’est comme ça que Yas­ser Ara­fat sera reçu, pour la pre­mière fois, à l’Assemblée géné­rale de l’ONU en 1974, long­temps donc après la créa­tion de l’État d’Israël et la non-créa­tion de l’État pales­ti­nien. C’est donc inté­res­sant que des États membres de l’UE com­mencent à recon­naitre l’État de Pales­tine. C’est une recon­nais­sance sym­bo­lique, celle d’un droit. Mais, même si je sou­tiens cette reven­di­ca­tion, je crains en revanche qu’elle ne contri­bue à la croyance selon laquelle on pour­rait avoir deux Etats l’un à côté de l’autre, chose que je juge peu réaliste.

Comment expliquer cette difficulté à utiliser certains termes qui étaient plus facile à utiliser il y a 10 ou 20 ans ? Est-ce que c’est la propagande de l’armée israélienne dont des porte-paroles se retrouvent parfois même directement invités sur des plateaux TV ?

Il y a une grande dif­fé­rence entre ce qui se passe dans le monde média­tique en France et en Bel­gique. En France effec­ti­ve­ment, on retrouve des porte-paroles de l’armée israé­lienne sur les pla­teaux. En France aus­si, cer­tains confé­rences de Pales­ti­niens, comme celles de l’avocat Salah Ham­mou­ri, habi­tant de Jéru­sa­lem-Est expul­sé de son pays après avoir été empri­son­né durant au total plus de dix ans dans des pri­sons israé­liennes, se voit inter­dites alors qu’elles ont lieu sans pro­blème en Bel­gique. En Bel­gique, il n’y pas autant de cam­pagne de dia­bo­li­sa­tion d’élu·es qui pren­draient posi­tion pour la Pales­tine comme le subit la dépu­tée euro­péenne de La France insou­mise Rima Has­san, repeinte en sou­tien du ter­ro­risme et de l’antisémitisme. En Bel­gique, le débat reste encore possible.

Qu’est-ce qui fait que dans le débat français, soutenir la cause palestinienne revient aux yeux des éditorialistes de plus en plus à soutenir le terrorisme ?

J’ai une expli­ca­tion simple. En France, les médias domi­nants sont main­te­nant pour la plu­part aux mains de la droite et de l’extrême droite. Ces médias reprennent leur agen­da poli­tique qui vise à faire croire que les sou­tiens de la cause pales­ti­nienne sont des sou­tiens du ter­ro­risme. Et ça passe. Il y a comme un ali­gne­ment entre l’extrême-droite fran­çaise et ses relais média­tiques (comme l’empire Bol­lo­ré qui contrôle les chaines C‑NEWS, C8, Europe 1 ou Canal+) avec la pro­pa­gande et les élé­ments de lan­gage de l’armée israélienne.

Est-ce qu’on peut dire que le droit à la résistance est de plus en plus contesté en Palestine ? Notamment avec un usage de la notion de « terrorisme » à toutes les sauces ?

Il n’y a pas de défi­ni­tion du ter­ro­risme qui ferait l’objet d’un texte rati­fié inter­na­tio­na­le­ment. Le ter­ro­risme n’est donc pas une notion juri­di­que­ment éta­blie, c‘est sur­tout une caté­go­rie poli­tique uti­li­sée pour des rai­sons poli­tiques. Fran­çois Dubuis­son, spé­cia­liste du droit inter­na­tio­nal que je cite dans le livre, montre qu’il n’y a pas d’accord entre juristes sur une défi­ni­tion du terme de « ter­ro­risme ». Quand on qua­li­fie un groupe de « ter­ro­riste », c’est une manière de dire : « Avec cette per­sonne je ne dis­cute pas, je la com­bats, je la détruis. L’OLP et le Fatah ont ain­si été consi­dé­rés pen­dant 30 ans comme des orga­ni­sa­tions ter­ro­ristes avec qui on ne dis­cu­tait pas, mais qu’on devait com­battre et détruire. Donc, on assas­si­nait ses diri­geants et on refu­sait toute négo­cia­tion. C’est à ça que sert la qua­li­fi­ca­tion de ter­ro­risme. On fait la même chose avec le Hamas aujourd’hui. Non­obs­tant les actes de vio­lences posés effec­ti­ve­ment par le Hamas, les Israé­liens et leurs sou­tiens ont tout fait pour que le Hamas reste le diable dont on avait besoin. Non seule­ment pour divi­ser les Pales­ti­niens, mais aus­si pour expli­quer pour­quoi le « pro­ces­sus de paix » ne pro­gres­sait pas. Ou encore, pour jus­ti­fier les mesures sécu­ri­taires et les mas­sacres. Si nous ne devrions jamais hési­ter à qua­li­fier de « ter­ro­ristes » des ACTES qui visent à ter­ro­ri­ser une popu­la­tion civile en s’y atta­quant de manière indis­tincte dans un objec­tif poli­tique, il convient de recon­naître que dans le temps, des orga­ni­sa­tions ou des Etats ont été tan­tôt qua­li­fié de ter­ro­ristes et tan­tôt d’interlocuteurs légi­times. Dès lors, je refuse d’essentialiser une orga­ni­sa­tion ou une per­sonne car ça empêche tout dia­logue ou ten­ta­tive de sor­tir du conflit, de la guerre, et donc de la vio­lence subie par les popu­la­tions civiles.

Ce qualificatif de « terroristes », c’est aussi celui que certains dirigeants israéliens attribuent à tous les Palestiniens, en disant qu’ils sont tous des terroristes en puissance, y compris des enfants qui sont de « futurs terroristes ». Il y a aussi ce mythe, que vous décrivez dans votre livre, et qui pollue le débat, selon lesquelles les Arabes seraient pour ainsi dire ataviquement antisémites, méchants par nature…

C’est ce que défendent des ministres israé­liens depuis long­temps. L’ancienne ministre de la Jus­tice puis de l’Intérieur Aye­let Sha­ked, affir­mait en sub­stance qu’il fal­lait tuer les enfants car c’était des graines de ter­ro­ristes… On est bien là dans le racisme biologique.

Ce faisant, est-ce qu’on ne dépolitise pas leur lutte en prétendant qu’ils s’attaqueraient aux Israélien·nes non pas parce qu’ils veulent un État, l’indépendance, plus de droits, mais parce qu’ils seraient par nature cruels, méchants, sanguinaires…

… et anti­sé­mites. Je me dis­pute par­fois avec des amis au sujet du 7 octobre car ces der­niers affirment qu’il s’agissait d’un « pogrom » c’est-à-dire un déchai­ne­ment d’antisémitisme. Pour moi, l’attaque du 7 octobre n’est pas un pogrom. C’est un déchai­ne­ment contre un État qui a ins­tau­ré un blo­cus abso­lu­ment inhu­main du ter­ri­toire gazaoui et pour­suit une poli­tique de colo­ni­sa­tion en Cis­jor­da­nie. Alors, bien sûr, il y a eu des crimes de guerre com­mis par le Hamas, pro­ba­ble­ment même des crimes contre l’humanité. Mais ce n’est pas de l’antisémitisme. Dans toutes les luttes anti­co­lo­niales, des crimes épou­van­tables ont été com­mis. Et dire cela ne signi­fie pas qu’on cau­tionne la vio­lence parce qu’il s’agit d’une lutte déco­lo­niale mais sim­ple­ment que l’histoire nous démontre qu’une lutte de déco­lo­ni­sa­tion est tou­jours extrê­me­ment violente.

Votre livre se termine sur des perspectives pour sortir de l’impasse, face à une sorte de statu quo, d’une éternelle répétition des évènements de cycles de violence. Est-ce qu’une des clés c’est de travailler sur des représentations, sur les mythes et préjugés ? Par exemple, cette idée que les Arabes seraient intrinsèquement et par nature antisémites ?

Oui, c’est pri­mor­dial. Mais aus­si sur le mythe d’un anti­sé­mi­tisme éter­nel ou sur celui d’une ini­mi­tié ata­vique entre Arabes et Juif·ves… Au sein des dif­fé­rentes pistes d’action que déve­loppe le mou­ve­ment de soli­da­ri­té avec les Pales­ti­niens comme celles du Droit, de la psy­cho­lo­gie sociale ou de l’histoire, il y a aus­si tout un tra­vail idéo­lo­gique et de concep­tion d’un contre-dis­cours que je trouve très impor­tant. Tant qu’on retrou­ve­ra dans les opi­nions publiques occi­den­tales une atti­tude raciste qui consi­dère que les Israélien·nes sont plus proches de nous que les Arabes, on n’arrivera pas à faire évo­luer les poli­tiques de nos dirigeants.

Je rap­pelle que l’UE pour­rait peser de manière déter­mi­nante car elle est le pre­mier par­te­naire com­mer­cial de l’État d’Israël. Si on met­tait de vraies res­tric­tions au com­merce avec ce pays, ça ferait mal à leur éco­no­mie. Or, je rap­pelle que c’est l’arme éco­no­mique qui avait fonc­tion­né dans le cas de l’Apartheid en Afrique du Sud. C’est seule­ment quand les capi­ta­listes sud-afri­cains se sont ren­du compte que l’Apartheid n’était pas bon pour leurs affaires en rai­son des sanc­tions éco­no­miques qu’il sus­ci­tait qu’ils se sont mis à sou­te­nir l’idée de son abo­li­tion. Apar­theid est d’ailleurs une qua­li­fi­ca­tion qui peut aus­si s’appliquer au régime que l’État d’Israël fait subir aux popu­la­tions pales­ti­niennes sur l’ensemble des ter­ri­toires qui sont sous son contrôle. Son entrée dans le débat a été une véri­table vic­toire idéo­lo­gique pour le camp des défen­seurs des droits des Pales­ti­niens, et ce terme est aujourd’hui uti­li­sé pour dési­gner le régime impo­sé par l’État israé­lien à l’ensemble des Pales­ti­niens par de grandes ONG comme Amnes­ty Inter­na­tio­nal, la Fédé­ra­tion inter­na­tio­nale pour les droits humains (FIDH) ou encore Human Right Watch. Mais aus­si dans des rap­ports offi­ciels de l’ONU.

La bataille idéo­lo­gique évo­lue, elle n’est pas gagnée par­tout, les opi­nions publiques évo­luent rapi­de­ment. Dans une période très émo­tive comme celle que nous vivons, on observe aus­si mal­heu­reu­se­ment des dérives anti­sé­mites dans le mou­ve­ment de soli­da­ri­té, ou des sim­pli­fi­ca­tions tel­le­ment énormes qui font qu’on ne com­prend plus rien. C’est pour ça qu’il faut que chercheur·euses et militant·es rap­prochent tant que faire se peut les repré­sen­ta­tions des choses fac­tuelles. C’est aus­si l’objectif de mon livre.

En manif, des slogans sont scandés et recouvrent des projets parfois très différents. Le « Free Palestine » par exemple ne dit rien du territoire envisagé, de la configuration à un ou deux États. Faut-il être plus précis pour ne pas prêter le flanc à la critique ?

Il y a des slo­gans qui me dérangent comme « Israël, casse-toi, la Pales­tine n’est pas à toi ». Israël, c’est qui ? D’où doivent-ils par­tir ? C’est un slo­gan très ambi­gu que je n‘utilise pas. Par contre, « Liber­té pour la Pales­tine, du fleuve à la mer » (« From the river to the sea, Pales­tine will be free ») ne me dérange pas car les Pales­ti­niens ne sont pas libres où qu’ils soient sur le ter­ri­toire. Mais ça prête tout de même le flanc à des critiques.

Vous décrivez méthodiquement dans votre livre tout le processus d’appropriation des maisons, des terres, de l’eau, le nettoyage ethnique commis par Israël… Mais est-ce qu’il y a eu aussi à l’œuvre un « nettoyage culturel » ? On sait par exemple que certains lieux culturels sont ciblés parce que lieux de culture ou de patrimoine (comme des centres culturels, des archives cinématographiques). Y a‑t-il une stratégie de la part des autorités israéliennes, pour détruire un ensemble de traces culturelles, mémorielles, ou patrimoniales qui montreraient l’existence du peuple palestinien ?

Même s‘il y a sûre­ment des des­truc­tions d’archives, il y a sur­tout une volon­té de des­truc­tion de la mémoire, de ce qu’il y a dans la tête des gens, dans les repré­sen­ta­tions que les gens se font. Par exemple dès 1967, sur les cartes offi­cielles israé­liennes, on sup­prime la « ligne verte » c’est-à-dire la fron­tière de 1949. Le fait qu’on affiche dans les lieux publics, les écoles, à la télé­vi­sion des cartes où il n’y a plus de sépa­ra­tion entre zones occu­pées comme la Cis­jor­da­nie et Jéru­sa­lem-Est et le ter­ri­toire israé­lien fait par­tie d’un tra­vail idéologique.

Le choix des mots n’est jamais neutre. Par exemple dire Israël ET la Pales­tine. Évi­dem­ment, c’est un mythe : Israël c’est la Pales­tine et la Pales­tine c’est Israël. C’est le même ter­ri­toire ! Il s’appelle « Israël » pour les Juif·ves israélien·nes et « Pales­tine » pour les Pales­ti­niens. Le pro­blème n’est pas le par­tage du ter­ri­toire, que l’un en veuille plus que l’autre. Mais c’est bien le fait de la volon­té éra­di­ca­trice et expan­sion­nistes des gou­ver­ne­ments israé­liens suc­ces­sifs dès les ori­gines et le gou­ver­ne­ment soi-disant de gauche de David Ben Gou­rion en 1949. Dans mon livre, je montre que les sio­nistes, dès 1919, reven­diquent un ter­ri­toire com­pre­nant non seule­ment la Pales­tine man­da­taire, mais aus­si des par­ties du Liban, de la Jor­da­nie, de la Syrie et de l’Égypte. Le pla­teau du Golan a été pris à la Syrie, le Sud Liban a long­temps été occu­pé, le désert égyp­tien du Sinaï a été occu­pé durant 15 ans. En tous cas, cette idée qu’il s’agit d’un ter­ri­toire unique (Palestine/Israël ou Israël/Palestine) est loin d’être acquise. Et ne pas voir cela, c’est faus­ser com­plè­te­ment sa per­cep­tion de la situa­tion du « conflit ».

Ce com­bat pour une paix juste entre Palestinien·nes et Israélien·nes, je le mène aus­si parce que ça fait par­tie selon moi de la lutte contre l’antisémitisme. Je sou­haite que des Juif·ves s’engagent en tant que Juif·ves sur cette ques­tion pour décons­truire l’idée qu’il s’agirait d’un conflit inter­re­li­gieux ou inter­eth­nique. Non, il s’agit d’une ques­tion poli­tique, qui doit donc trou­ver une solu­tion poli­tique se basant sur des bases éthiques comme la Décla­ra­tion uni­ver­selle des droits de l’Homme.

Palestiniens et Israéliens : dire l'histoire, déconstruire mythes et préjugés ; Entrevoir demain
Michel Staszewski
Le Cerisier, 2023

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